TANT QU’IL Y AURA DES FEMMES
Il y a deux sexes. Essais de féminologie, Gallimard collection Le Débat, 1995 et 2004 (édition revue et augmentée), Poche Folio n°161, 2015 (édition revue et augmentée)
Article paru en mai 1998 dans le numéro 100 de la revue Le Débat, adressé à Gilles Lipovetsky à propos de son livre La troisième femme. Permanence et révolution du féminin (Gallimard, 1997). Pour cet auteur, la remise en question des formes traditionnelles de la division des sexes, opérée au cours du demi-siècle qui vient de s’écouler, semblerait s’accommoder d’une certaine permanence des rôles qui constituerait, selon lui, une limite à la dynamique démocratique.
Il est sans doute imprudent, pour moi, de participer à ce débat. Si, de mon côté, je vous ai lu, du vôtre, malgré l’importance de votre corpus féministe et notre proximité éditoriale, vous ignorez mon travail. Ce porte-à-faux risque de m’entraîner à me répéter, à m’exposer.
Vous dédiez votre livre à votre fille Sandra. On ne saurait donc mettre en doute votre engagement sincère et votre intérêt passionné pour le « grand siècle des femmes » qui est le nôtre. Le titre m’intrigue, pourtant. Cette troisième femme, indécidable, « indéterminée », « recyclée », chimère néoféminine et postféministe, serait-elle une partenaire d’Orson Welles ? Non pas du réalisateur de Citizen Kane, mais de l’acteur du Troisième Homme, criminel morbide, trafiquant des égouts, fantôme en fuite ? Quelle Eve évanescente, essentielle, femme de rêve, de cauchemar, se projette sur la page blanche de l’auteur qu’attire et repousse un continent moins noir, mais toujours aussi énigmatique ?
La méthode est paradoxale. Car, pour être philosophe, on en n’est pas moins homme. Philosophe et citoyen, vous laissez de côté « les éventuelles variables biologiques », vous vous rangez du côté de Tocqueville et de la singularité, l’exception, l’exclusion françaises[1]. Mais sociologue et homme, force vous est de constater que les femmes font de la résistance concrète à l’universalisme abstrait. Le social-libéralisme parle d' »harmonisation de la vie familiale et de la vie professionnelle » pour masquer un compromis précaire, un bricolage d’identité schizophrène à partir des moitiés de chacun des deux modèles connus : à droite, l’idéal conservateur, tota mulier in utero, à gauche, l’idéal émancipateur, « une femme est un homme comme un autre ». Mais, tel un serpent de mer, la différence… « L’absolue hétérogénéité de la femme éclate dans la tâche naturelle de la reproduction » ; la maternité, véritable pomme de discorde, constitue un « obstacle de fond à l’homogénéisation des rôles des sexes ». La féminité éternelle, métaphore projective de l’idéal masculin, image inversée d’un Narcisse ego-centré, différence exclue-internée qui joue perversement du travesti, mauvais genre et beau sexe, n’y pourra rien.
J’espérais une excursion du père en terre des femmes. Cette carte du Tendre entraîne plutôt Sandra au dur royaume d’Œdipe où les provinces dessinées par le cartographe donnent cent quatre-vingt pages à « sexe, mensonges et votre beauté », contre quatre à la parité politique.
L’ennui naquit un jour de l’uniformité. L’homogénéité (l’hommogénéité) nous vouerait à la stérilité, au clonage, à la répétition du même, si ne ressurgissait, bien réel, dans cette mer culturelle, le roc biologique et éthique de la procréation. Là, l’illusion unisexversaliste, et ses plaisirs imaginaires, doit se soumettre au principe de réalité. L’hétérogène est dans le même rapport à la pulsion de vie, la gestation, la chair, la pensée, la génitalité et au principe de réalité, que l’homogène à la pulsion de mort, la destruction, l’idéalisation, la spéculation, la prégénitalité et au principe de plaisir[2]. Pour des raisons évidentes, la deuxième structure attaque la première. Ou bien, c’est la pulsion de vie et le principe de réalité qui gagneront, ou bien, votre périple, « révolution et permanence du féminin », nous amènera, une fois encore, à votre conclusion : « l’homme est l’avenir de l’homme », tout a changé, rien ne saurait changer.
Entre tout et rien, nos réalités, négatives et positives, sont bien différentes. Trente années glorieuses en mouvements de libération, en conquêtes de nos droits, en recherches, en connaissances, en avancées radicales et en réformes, ont éclairé tant la misère insigne des femmes que leur énergie rayonnante.
La sombre réalité, comme l’a dit Boutros Boutros-Ghali dans son discours au sommet social des Nations unies, à Copenhague, le 8 mars 1995, c’est qu’ « aucune société n’est réellement démocratique pour les femmes ».
Les femmes sont 70% des plus pauvres, même en Europe, et 65% des analphabètes. Elles effectuent les deux tiers du travail dans le monde, mais ne reçoivent qu’un dixième du revenu mondial et un centième des biens disponibles[3]. Les violences contre les femmes sont un fait de structure universel, y compris chez nous : en France, deux millions de femmes sont battues chaque année, et une femme par jour est tuée parce qu’elle est une femme. En Europe même, l’esclavage sexuel n’est toujours pas aboli : on y parle de la prostitution comme d’un métier. Amartya Sen attribue le « déficit de cent millions de femmes » qu’il constate dans le recensement de la population mondiale aux avortements, infanticides sexués, discriminations alimentaires, mutilations, accouchements[4]…
Découvrir ces crimes contre l’humanité, dénoncer la guerre réelle contre les femmes ne sauraient rendre les féministes responsables d’une imaginaire guerre des sexes. Vous écrivez : »L’esprit apocalyptique du néoféminisme construit, dans le même mouvement, la victimisation imaginaire du féminin et la satanisation du mâle ». On verrait l’imagination masculine et la satanisation des femmes s’embraser, si ces chiffres concernaient les hommes. La sagesse des femmes nous en préserve !
Pourquoi un tel gynocide, pourquoi un tel apartheid, pourquoi un tel esclavage sexuel ? Il y a deux sexes. L’espèce humaine est hétérosexuée. C’est sa chance. Ce n’est pas la différence des sexes qui est cause de discriminations à l’égard des femmes, mais sa méconnaissance, son refoulement. Le mépris de ce qui nous manquerait, cette petite différence, masque en réalité le déni, l’envie de nos capacités procréatrices aux conséquences immenses. La dissymétrie entre les sexes, qui s’enracine dans la fonction génésique propre aux femmes, est irréductible à une égalité abstraite. Mais quoi de plus universel que cette fonction ?
Il y a trente ans, le droit à la contraception, renforcé, quelques années plus tard, grâce au M.L.F. et au M.L.A.C., du droit à l’I.V.G., et la théorie analytique revisitée par la pensée-femme, ont rendu obsolète le diktat castrateur de Simone de Beauvoir et de ses épigones indifférentialistes : « On ne naît pas femme, on le devient », devenir envisagé comme une catastrophe. Dès 68, initiant le Mouvement des femmes, il m’était possible d’affirmer : on naît fille ou garçon, et désormais on peut, on doit advenir femme ou homme, plutôt qu’hystérique esclave face à un Maître. « Wo es war, soll ich werden ». Avoir été conçue… concevoir. L’expérience intime, physique, psychique de la gestation comme lieu et temps spécifiques de l’accueil de l’autre, de l’hospitalité spirituelle autant que charnelle – la chair qui se fait verbe -, l’expérience géni(t)ale de la grossesse désormais active, consciente, choisie, travaillait, travaille, comme le motif dans le tapis, mes mouvements de pensée.
Tant d’un point de vue ontogénétique que phylogénétique, de la maîtrise de la fécondité au Droit à la procréation, d’une stratégie de l’intime à une économie du don (vie et sens), de l’équilibre démographique au génie de l’espèce, la gestation, silence prophétique (et au-delà, la maternité et la paternité) s’impose comme le paradigme de l’éthique, la programmation d’une hospitalité citoyenne, la promesse d’une révolution anthropolitique, la matrice d’un contrat humain[5]. Penser ce lieu de mémoire, ce moment de l’à venir, n’inverse en rien le phallocentrisme en gynécocentrisme. Car la gestation, telle la poésie, comme expérience enracinée dans le réel, en ses effets imaginaires et symboliques, est un processus de décentrement du sujet. Là, « je est (un)e autre ». Le devenir femme œuvre à la construction de la personnalité démocratique.
En politique, la parité, notion travaillée depuis dix ans en Europe, peut lever le double bind : indifférentialisme ou discriminations-régression. La parité, c’est la reconnaissance que le demos, le peuple, étant constitué de deux sexes, le cratos, le gouvernement, doit l’être également. Averti par des associations et personnalités pionnières, Rocard le Sage l’a fait pour les élections européennes de 1994 ; renforcé par un mouvement en extension, il l’a dit : « Que l’on nous épargne (…) la complainte sur la dérive vers le communautarisme. Quoi de commun entre le caractère constitutif et stable de l’humanité en deux sexes, dont je suggère de faire l’un des fondements de l’organisation de la souveraineté, et les différences variables dans le temps d’opinions, de tendances sexuelles, de langues, de religions, voire d’origines ethniques dans nos sociétés où progresse le métissage ? »[6]. Que ce soit l’occasion pour quelques-un(e)s de réaffirmer leur passion de l’Un ou de se limiter à une parité quantitative n’est qu’une étape. Je ne reprendrai pas ici l’historique juridico-politique de la parité, retracé dans des ouvrages, dont l’un des plus récents est celui de Janine Mossuz-Lavau[7].
La parité qualitative[8], nous introduit à une autre logique : celle du deux, et même du deux puissance deux : pour représenter les hommes et les femmes, élire des hommes et des femmes qui élaborent une politique hétérosexuée. Loin de « heurter de front le fondement universaliste de nos valeurs », comme vous l’écrivez, la parité, en sa logique générative, lui donne sa véritable dimension démocratique. Du partage charnel à une couplaison politique équilibrée, c’est là que peut s’inscrire l’universalisme fécond de l’humanité. Le par de parité (partenaire, paire, couple) se retrouve dans « parturiente » (femme en couches). Ainsi, Piero della Francesca interprète génialement la modernité du catholicisme : la Madonna del parto, c’est à la fois l’idéalisation prégénitale de l’inceste (Marie enceinte du Père-Dieu) et la sublimation de la procréation (Lui fait don de son Fils ; Marie vierge-femme-mère tolère la greffe naturelle, accueille le non-soi comme prochain).
Aujourd’hui, on combat l’inceste[9] et la maternité esclave. La déconstruction des mythes donne à penser comment interrompre l’éternel recommencement du pouvoir masculin. Une réalité nouvelle donne à Sandra de claires raisons d’espérer ; ensemble, hommes et femmes assureront l’avenir de notre espèce animale et pensante. Notre continent n’est plus si « noir », et avant que des marchands divers ne viennent en colons y installer leurs comptoirs d’import-export, il serait avisé que le génie des hommes se conjugue au génie des femmes pour produire d’infinies richesses, pour procréer une civilisation vivante. Bien sûr, le fantasme d’un utérus artificiel (ectogénèse) relance périodiquement le vieux rêve de symétrie. En vain. Mais, quand les deux sexes joueront ensemble en acceptant la perte, quand les corps des hommes et des femmes travailleront ensemble à donner naissance, quand la chair des hommes et des femmes s’entendra à penser, alors on pourra vaincre la violence des mâles.
Après les silences millénaires de l’histoire, deux siècles de luttes et quelques décennies glorieuses nous ont portées de la prise de parole à la prise de décision. L’avenir est devoir de mémoire et connaissance de la réalité. Il s’enracine dans les victoires réelles, les avancées concrètes de ce passé immédiat. La France dit sa volonté politique de promouvoir les femmes. L’Europe, du traité de Rome (1957) au traité d’Amsterdam (1997), par un mouvement beaucoup plus fort qu’on ne veut le savoir ici, s’est affirmée comme le continent phare des droits des femmes. En vingt ans, de bénéficiaires des premières conférences des Nations unies (Mexico, 1975), les femmes sont devenues (Rio, 1992) les actrices principales de la transformation humaine des cinq continents. D’un écrasant fardeau, elles tirent une triple dynamique où se joue l’avenir du XXIème siècle : équilibre démographique, développement durable, démocratisation. En France, les femmes des quartiers déshérités restaurent le lien social, les jeunes Africaines immigrées contribuent très activement à l’intégration de leur famille. Le mouvement mondial est désormais irréversible, soutenu par des milliers d’O.N.G. (35 000 femmes à Pékin)[10] et par cinq femmes de décision à l’O.N.U.[11]
L’avenir sera ce que les femmes qui ont trente ans aujourd’hui feront de leur héritage. Des héroïnes, des leaders, des millions d’anonymes, Aung San Suu Kyi, Leyla Zana, Hanane Ashraoui, les femmes de Bosnie, d’Algérie, du Rwanda, d’Afghanistan, de Corse…, front pionnier de la démocratie, militantes de la paix et de la vie, conscientes de leurs droits et de leurs devoirs de citoyenneté, portent un principe d’espérance. Nos filles, si elles ont le courage de compter sur leurs propres forces, pourront compter sur elles et sur les hommes libérés de la peur, de l’envie, les hommes de bonne volonté, de gratitude… « Demain, et encore demain[12] ».
Tant qu’il y aura des femmes.
[1] Exclusion française, en effet, car la France est au quatrième rang mondial de l’indice de participation des femmes aux pouvoirs (L’Expansion, 23 octobre 1997), alors qu’elle est au deuxième rang pour l’indice de développement humain.
[2] Sur ce point, voir l’ensemble de l’œuvre magistrale de la psychanalyste Janine Chasseguet-Smirgel.
[3] Chiffres donnés par le F.N.U.A.P. et le P.N.U.D.
[4] Cf. « Demain, la parité », p. 241-242.
[5] Cf. « Il y a deux sexes », P. 7 » et suiv.
[6] L’Express, 20 juin 1996.
[7] Femmes/hommes pour la parité, Paris, Presses de la F.N.S.P., 1998.
[8] Cf. « Demain, la parité », p. 261 et suiv.
[9] Encore que la France, fille aînée de l’Eglise, préfère la filiation incestocratique à l’égalité de la transmission patronymique entre ses fils et ses filles.
[10] Voir mon article, « Pékin et après… », Le Débat, n°88, janvier – février 1996.
[11] Carol Bellamy (UNICEF), Gro Harlem Bruntland (OMS), Mary Robinson (Droits de l’homme), Ogata Sadako (HCR), Nafis Sadik (FNUAP).
[12] Pour reprendre le titre du beau film de Dominique Cabrera.