LES QUATRE INDÉPENDANCES

août 1987 | |

Gravidanza. Féminologie II, des femmes-Antoinette Fouque, 2007 (Poche, 2021)

Extraits de la conférence donnée à Santiago du Chili, le 20 août 1987, dans le cadre du « Premier Congrès de Littérature Féminine latino-américaine ». A cette occasion, l’Ambassade de France au Chili avait organisé une exposition des livres des éditions Des femmes.

Pour que nous puissions avoir un échange, il faut peut-être que je précise quelques points de mon travail et de ma pensée. D’abord, je dois dire que la création du M.L.F. en 1968 a été pour moi une sorte de naissance historique, c’est-à-dire de début d’activité politique, et que ce qui m’est est apparu à ce moment-là continue d’animer la moindre de mes pensées, de mes activités. Les principes fondateurs ou fondamentaux, qui sont nés en ce moment de grande crise, de grand malaise dans la civilisation, je me les suis définis, et nous les avons définis ensemble avec les femmes du Mouvement, comme la nécessité de lutter contre toutes les oppressions, et les oppressions des femmes en particulier, mais aussi de créer un mouvement transnational, révolutionnaire. Plus tard j’ai pensé que ce mouvement était plutôt un mouvement évolutionnaire, comme on parle d’évolution en biologie, avec apparition du vivant, apparition de formes nouvelles au fur et à mesure que la chair vivante mue, est en quelque sorte en mutation. Donc un Mouvement des femmes pour sortir du malaise de la civilisation, pour la soigner, cette civilisation malade, et pour la porter à mûrir, à évoluer, à atteindre sa maturité, et à s’améliorer.
Les différentes instances qui ont pu être créées toutes ces années, éditions, publications, projet de syndicat, aujourd’hui « Fondation Internationale des Femmes », sont elles-mêmes, non pas de nouvelles institutions contre les institutions existantes, mais des « institutions instituantes » et mouvantes, qui apparaissent suivant les nécessités, qui peuvent disparaître demain si la libération n’a plus à passer par une maison d’édition et qu’elle doit passer par des formes de luttes plus radicales – en effet, nous n’irions pas alors perdre notre temps à faire des livres. Et ces instances instituantes font toutes partie d’une stratégie de libération qui repose sur ce que j’appelle « les quatre indépendances », absolument nécessaires à conquérir, pour les femmes, et pas seulement pour les femmes.
La première indépendance est l’indépendance économique. Les femmes du monde entier savent qu’il faut commencer par gagner sa vie, ne pas dépendre d’un mari, d’un père, d’un amant. Mais je trouve que, pour définir l’indépendance économique, il faut aussi considérer quel type de production les femmes ont en charge depuis l’origine de l’histoire, et de la préhistoire. Le slogan que nous avions choisi pour notre Syndicat était que « les femmes sont trois fois travailleuses » [1]; donc toute femme pouvait adhérer à ce syndicat, qu’elle ait ou non une activité professionnelle. Les syndicats sont faits pour les hommes et les femmes qui ont une activité professionnelle ; des autres femmes, on dit qu’elles ne travaillent pas, qu’elles restent à la maison. Le féminisme a insisté sur le travail domestique, en fait le servage domestique, qui serait le socle, la possibilité d’entretien du travail professionnel, non seulement du mari, mais de la femme aussi, travail qui n’entre pas dans le P.N.B. (Produit National Brut), qui n’est pas comptabilisé dans l’économie et qui cependant la sous-tend, la soutient.
Ce que j’ai essayé, quant à moi, de mettre en évidence, en plus du travail domestique, c’est ce que j’ai appelé la « production du vivant », c’est-à-dire le travail de procréation. Les femmes, depuis toujours, créent la matière humaine, qui n’est pas une matière animale, mais du « vivant- parlant », de la chair pensante. Les femmes procréent des êtres humains équipés pour la parole et la pensée, et pour la culture humaine. Les économistes américains de droite (l’école de Chicago) parlent de capital humain, mais les économistes de gauche font comme s’il n’existait pas. Cependant, ils disent : « Il n’est de richesses que d’hommes », pas de femmes bien sûr. Donc, cette production de vivant, qu’on appelle création de vivant si on est dans le domaine de la création, qu’on appelle production si on se situe à un niveau d’économie industrielle, cette production spécifique des femmes, du sexe, du corps et de la chair des femmes qui, pendant neuf mois, fabriquent un enfant, une personne unique au monde, cette production n’est pas considérée comme une production, et cette matrice de toutes les matrices n’est pas considérée comme un appareil de production ; elle n’existe pas. Par exemple, dans l’Encyclopaedia Universalis, l’article « utérus » n’existe pas. Tout le système de reproduction de la femelle humaine est rapporté à celui de la grenouille. En France, une femme qui élève des poussins ou des poules, est reconnue comme ayant une activité professionnelle et peut être affiliée à la Sécurité Sociale. Mais si elle élève les douze enfants qu’elle a créés, elle n’y a pas droit. C’est donc sur cette procréation esclave, absolument esclave, qui est prise directement sur le corps des femmes, que repose tout système économique, qu’il soit capitaliste ou socialiste.
Donc, l’indépendance économique des femmes ne me semble fonctionner que compte tenu de la reconnaissance de ces réalités, de ces vérités. Si ces trois productions ne sont pas reconnues, une femme sera toujours pénalisée, au niveau professionnel et au niveau de la création, de cette réalité qui n’a pas été prise en compte. Et je parle aussi là pour les femmes qui ne font pas d’enfant ; ça ne change rien, elles sont équipées pour en faire, leur corps est le même. Tant que cette réalité ne sera pas reconnue, les femmes seront pénalisées, et surtout quant à la création ; nous sommes employées à la procréation et interdites de création. Tout le monde sait que, dans la Genèse, il est dit que Dieu créa la Femme – alors qu’en réalité c’est la femme qui crée, avec un homme, l’homme qui se prend pour Dieu. Si les trois niveaux de production des femmes, procréation, travail domestique, travail professionnel, sont reconnus, la femme accède réellement à l’indépendance et, à ce moment-là, peut entrer en inter-dépendance avec un homme, avec un autre, avec une femme si elle est homosexuelle. Elle peut entrer en relation avec un-e autre pour, à deux, co-créer et faire une création, philosophique, artistique et mettre au monde quelque chose d’absolument nouveau, comme un enfant, du vivant.
L’indépendance économique ainsi définie nous amène à ce que j’appelle « l’indépendance symbolique ». Si l’article « utérus » n’existe pas dans l’Encyclopaedia Universalis, il n’existe pas non plus dans le Vocabulaire de la psychanalyse, ni dans les dictionnaires des sciences psychologiques. Freud dit qu’il n’y a qu’un sexe symbolique, il n’y a qu’une libido agissante, qu’une pulsion créatrice, la libido phallique ; « Il n’est de jouissance que du phallus », dit Lacan. Cette affirmation est une forclusion, c’est-à-dire un décret juridique, une condamnation de la pulsion sexuelle des femmes, de la libido femelle ou utérine. On rejoint ici des questions d’économie industrielle ; il ne s’agit pas seulement de questions d’économie libidinale.
Pour ce qui est de l’indépendance symbolique, les femmes doivent donc élaborer une science, une science du corps, du sexe et de la chair des femmes, que j’appelle gynéconomie[2], et qui doit analyser, connaître, exprimer, verbaliser cette procréation qui est, non pas une fusion de l’enfant et de la mère, un magma ou un chaos, mais au contraire la production la plus hypersophistiquée qu’aucun ordinateur, qu’aucune machine futuriste ne peut réaliser. L’année dernière, en Californie où j’habite l’hiver, une femme enceinte de six mois est tombée dans un coma cérébral. L’enfant a été maintenu dans le corps de la mère et il a fallu dépenser des millions de dollars avec des ordinateurs et les instruments les plus sophistiqués pour maintenir le fœtus en vie jusqu’à terme. Les dépenses ont été énormes et on ne sait pas encore quels dommages, au niveau de son inconscient et de toute sa spiritualité, il aura subi d’avoir été porté à terme de manière industrielle.
La « gynéconomie » serait donc la conquête, par la science, de cette indépendance symbolique, c’est-à-dire la capacité pour les femmes, non seulement de procréer, mais d’acquérir le savoir sur cette procréation, de le faire exister et de le transmettre. Quand une femme est enceinte, elle retraverse, sur le mode actif, tous les processus qui ont eu lieu quand elle a été créée. Une femme est procréée et procréante. L’homme est procréé, mais il n’a pas la possibilité d’être procréant. C’est peut-être pour ça qu’il s’est décrété, lui et lui seul, capable de création.
Je pense que les femmes sont capables d’être procréantes, ont la capacité de procréer et que ça ne doit pas exclure, au contraire, qu’elles soient créantes, créatrices, puisque tous les hommes de génie, quand ils parlent de leur activité de création utilisent les métaphores de la procréation ; ils disent qu’ils accouchent d’une œuvre. Cette capacité d’acquérir le savoir sur ce que nous faisons est elle-même créatrice d’une « indépendance culturelle », d’un nouveau langage et d’une nouvelle culture, d’une nouvelle civilisation. Le modèle de la grossesse est l’unique modèle de l’acceptation par un corps humain d’un corps étranger. La plupart des greffes que tentent les médecins échouent, parce que l’on ne connaît pas les capacités d’un corps d’accueillir un corps étranger sans le rejeter. Il y a dans le corps femelle cette capacité d’accueil, cette tolérance à l’étranger, à l’autre qui est le modèle de l’antiracisme. Qu’est-ce que le racisme ? C’est l’intolérance à l’autre, à la jouissance de l’autre, au corps de l’autre, qui a un sexe, une culture, une couleur différente. Il y a dans le corps, (quand je dis le corps, je veux dire le corps pensant, le corps parlant des femmes ; je ne parle pas de corps animal, je parle de corps humain), il y a dans le corps d’une femme, une possibilité d’accueil, une tolérance, une générosité, une richesse par rapport à tout autre, qui peut réellement transformer, s’ils la considèrent, le rapport que les hommes ont entre eux. Je crois que c’est de cela que les femmes sont porteuses.

 

La quatrième des indépendances, je pense que c’est l’indépendance politique, c’est-à-dire que, nanties de l’indépendance économique, de l’indépendance symbolique – il y a deux sexes symbolisables et pas seulement le phallus – et de l’indépendance culturelle – il y a deux sexes et ces deux sexes sont capables de création  – , les femmes peuvent se constituer de manière indépendante politiquement, sans craindre de constituer un nouveau pouvoir abusif et répressif pour les autres, pour les hommes en particulier.
La pensée théorique et la connaissance doivent précéder et accompagner la prise d’indépendance politique pour qu’il ne s’agisse pas d’un pouvoir comme un autre, ni d’un contre-pouvoir, mais d’une déprise de pouvoir. Et là, je crois qu’il y a vraiment une stratégie à trouver pour abolir, par l’indépendance politique des femmes, tout abus de pouvoir et tout pouvoir en tant qu’abusif.

 

[1] Pour prendre en compte la triple activité des femmes, des femmes du MLF ont fondé, le 22 avril 1982, la Confédération Syndicale des Femmes (syndicat de femmes qui font et élèvent les enfants, syndicat de femmes travailleuses à la maison, syndicat de travailleuses professionnelles). À cette occasion, Michèle Grandjean écrivit dans Le Provençal (15 mai 1982) : « C’est un événement révolutionnaire auquel les médias, dans leur ensemble, n’ont pas fait grand écho. Comme d’habitude… » L’enregistrement de la Confédération a été refusé au motif, selon les termes du Ministre du travail socialiste de l’époque, qu’un syndicat composé exclusivement de femmes allait à l’encontre du principe d’égalité qui figurait dans la Constitution…

[2] En référence au travail d’Elisabeth de Fontenay, « Diderot gynéconome » (Digraphe, 1978), repris dans Diderot ou le matérialisme enchanté, Grasset 1981.

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