CULTURE DES FEMMES, UNE GESTATION

août 1981 | |

Gravidanza. Féminologie II, des femmes-Antoinette Fouque, 2007 (Poche, 2021)

Extraits d’un entretien réalisé par Marie Claude Grumbach et Brigitte Lalvée, pour l’hebdo Des femmes en mouvements n°53-54, numéro spécial Cultures, le 7 août 1981.

Comment faire pour créer ? n’est pas une question de femmes, à moins qu’elle ne se pose à partir de l’interdit et de la censure
L’écriture des femmes jusqu’à présent n’échappe pas à la dépendance narcissique du « comme ». Les femmes continuent à imiter les hommes qui imitent eux-mêmes la féminité ou la masculinité à partir d’un processus anal en arrière, régressif par fixation. Il y apparaît même un je-nous- toutes, réplique d’un je-nous-tous tout aussi pervers, un sujet pseudo-pluriel, mais en fait totalisant, autarcique, idéaliste et illusionniste. Et c’est justement cette posture du « faire comme » qui amène des femmes à se poser la question du « comment faire », question qui n’est, à l’évidence que de Fils ou de « Filse ». Ce sont les hommes qui demandent comment faire pour créer, et qui ont cette angoisse du faire, comme Lénine et bien d’autres ; ce sont eux en fait qui cherchent « comment faire comme » : car le faire n’est rien d’autre que la production du vivant, la production génitale.
Une femme, elle, ne se demande comment faire qu’autant qu’elle en est empêchée, et dans la mesure où pèsent sur elle deux interdits : l’un réel, politique, et l’autre subjectif : soit, un ennemi extérieur et un ennemi intérieur. Lorsqu’il y a empêchement interne, cela peut aller jusqu’à l’hystérie : l’utérus est alors à ce point investi par une problématique phallique que le faire est interdit dans le corps de la femme qui se demande alors « comment faire » ce qui justement lui est donné de « pouvoir faire ». Car le corps fait, ça se fait. S’il ne fait plus, c’est qu’il est interdit au point de devenir stérile ou frigide, c’est que la femme est investie par l’identification à l’autre posé comme le même. Du côté du Fils, un poète comme Pleynet prend, lui, le risque de la haine de la Mère, haine qu’il a le courage de traverser dans l’écriture après être parti, dans ses premiers textes, d’une certaine mimésis anale. Ce risque qu’il a pris, c’est de ne pas refouler la haine par une idéalisation appropriative retorse, mais de la reconnaître lucidement.

La question du « comment faire » ne se pose aux femmes comme question plénière que quand l’interdit est dominant au point qu’il n’y ait plus de femme. Là où il y a de la femme, il n’y a pas de « faire comme » ou de « comment faire » : ça se fait, ça sait (se) faire, tout simplement, et la fécondité ne s’enregistre pas essentiellement comme perte à rattraper. Quand ce que produit la fécondité est approprié, c’est par l’homme : car il ne sait pas qui il insémine, il dissémine, à perte. Le corps de la femme, lui, se sait absolument inséminé par n’importe qui, et au moment où ça se sait, ça se retient, ça s’enregistre, ça se programme, ça se travaille, ça se produit. La génitalité n’est pas liée au processus de perte, elle est au contraire liée à un processus actif de réceptivité transformatrice : la femme ne perd pas l’ovule ; celui-ci tombe, non en chute passive mais active car c’est lui qui attrape, contrairement à toutes les métaphores traditionnelles du spermatozoïde agressif, victorieux, revanchard.
Alors, bien sûr, depuis dix mille ans le poète, attentif à ce processus de fécondité, s’attache à en symboliser quelque chose. Ce pour quoi il spatialise un utérus dans son corps et dans son langage, pour mimer cette production avec des mots. Cependant, il reste dans une mimesis, dans un espace du « faire comme », parce que, si on ne peut penser que son corps, il semble que dans le corps de l’homme ce processus-là ne soit pas immédiat et fasse défaut. La connaissance s’attrape alors par mimesis ou imagination d’un utérus anal, un utérus par derrière comme ça se pratique entre Platon et Socrate.
Il n’y a donc pas pour les femmes de problème du « comment faire ». La problématique serait plutôt la suivante : ça se fait, mais c’est interdit de faire. Et l’ennemi objectif est constitué alors par tous ceux qui ont mis en place ce modèle du comment.
Lutter contre la misogynie, c’est cela : c’est lutter pour qu’un faire sans comment s’effectue, et pour que l’interdit cesse de porter sur les effets du faire. Le faire a lieu, mais ses effets sont recueillis par ceux à qui cela profite qu’il soit occulté, censuré, forclos ; par ceux qui, sitôt l’œuf fait, ont mis en place toute une stratégie. L’utérus n’a pas cessé de produire, il faut le décoloniser. De même que le continent noir a toujours existé, et que la question ce n’est pas comment faire pour qu’il existe, mais comment faire pour qu’il se décolonise. Là se situe la guerre à mener, une guerre en face à face contre ce formidable système d’exploitation fondé sur le comme, sur l’imitation appropriative.

Un autre silence est à briser, qui ne relève pas de l’interdit mais de la censure pure et simple. Il faut dénoncer cette censure, faire échec à cette manœuvre politique dont le but consiste à recouvrir ce qui a lieu, ce qui se passe, et qui s’effectue là où sont les femmes. Là où nous, nous témoignons de ce qui existe, à travers toutes les formes d’activité que nous avons engagées au M.L.F. Nous avons notre guerre à mener contre les intérêts du fils à cacher qui fait, qui produit du vivant, et contre tous ses complices : le patriarcat n’est rien d’autre que cela, cette auto-désignation du Fils comme Père ‑ le Père étant peut-être une élaboration théologique de la mère, c’est-à-dire une tentative de symboliser et d’idéaliser, par mainmise et par récupération, ce qui ne lui appartient pas.
Il ne faut pas oublier, en effet, que les femmes ne produisent ni des singes ni des vaches, mais du vivant- parlant. Elles sont productrices de corps, donc productrices de langage. Pourquoi serait-ce le père qui aurait la fonction du langage ? Qui a dit cela ? La mère parle à l’enfant. La division de l’humanité entre le corps et le discours est aberrante – traiter le corps par le phallique – mais, bien sûr, parfaitement satisfaisante, et opérante, pour l’exploitation appropriative. Il est occulté que les femmes produisent du vivant et, quand c’est accordé, c’est le père qui arrive… Dans les derniers textes des analystes, il faut que le père parle à l’enfant dans le ventre pour que celui-ci ne soit pas psychotique, qu’il entende la voix « grave » du père au lieu de la voix « grêle » de la mère ! Au lieu de se situer sur leur terrain, avec leur spécificité, les hommes ont passé leur histoire à envier et à être sur le terrain de l’autre.

Travailler à ce que « le faire » puisse se dire et se symboliser : là se situe la culture des femmes. Créer, c’est pouvoir faire et dire qu’on fait. C’est réconcilier les deux parts divisées, de sorte qu’elles produisent du vivant-parlant.
On peut dire que la culture des femmes est une culture en production, en gestation, une culture devant, en avant, au futur. Le corps fait, travaille, et produit effectivement du vivant qui n’est pas érigé mais complètement indépendant. C’est cela qui est forclos, refoulé, intolérable aux hommes, et aussi le fait de dire ce que nous faisons ; car ce dire est puni de mort, transgressif par rapport à la loi qui décrète : elles ne font pas, elles ne parlent pas, ou si elles font, elles ne savent pas ce qu’elles font. Ça leur échappe : nous nommons ce qu’elles font, mais elles ne doivent pas le dire, pas le savoir, pas le penser.
De l’hystérique, on dit qu’elle ne sait pas ce qu’elle dit, qu’elle n’a pas la connaissance. Elle l’a d’autant moins qu’ils lui disent : ton corps est ainsi, et comme elle en a sa propre connaissance elle ne comprend plus rien, elle ne sait plus où est la connaissance. La petite fille, à qui on dit, qu’elle ne sait pas qu’elle a un vagin, comment voulez-vous qu’elle puisse affirmer à huit ans qu’elle sait qu’elle en a un ? Il y aura des générations qui pourront dire : oui je le sais… C’est évident qu’elles le savent, mais si on leur apprend à dire qu’elles ne savent pas qu’elles le savent, elles ne savent plus ce qu’elles savent.
La culture des femmes, c’est cela : quelque chose qui est mais qui n’ex-iste pas. Quelque chose qui insiste sur le mode négatif du symptôme, qui creuse, faute de pouvoir exister. Alors le « ex », l’expulsion ne se produit pas parce que là il y a d’énormes intérêts en jeu à ce que ça n’apparaisse pas.
Le corps des femmes se définit moins par rapport au miroir que par rapport à un système de production qui est davantage interne. Si l’éjaculation se produit du dedans au dehors, en revanche la jouissance des femmes est beaucoup plus captante, elle prend et intériorise. Que les femmes aient été absolument prescrites à la production d’enfants, et que maintenant la prescription se soit inversée, ne change rien. Tant que cette production de vivant ne s’est pas symbolisée, ne s’est pas dite, ne s’est pas parlée, le système du corps de la femme, dans la jouissance, prend et garde en soi. Et le troisième temps qui est le temps de l’expulsion reste pris dans le système de reproduction et non de production. L’articulation symbolique ne se fait pas entre jouissance préhensive, réceptive, expulsive. C’est uniquement dans la production génitale qu’il y a expulsion, mais comme cette production génitale est restée chez la femme hautement élaborée, elle est lente, elle est longue, elle procède par impulsions et par expulsions, d’un objet absolument génital hautement différencié, vivant. Et quand la production, l’expulsion ne sont pas symbolisées, dans le corps de la femme, l’orgasme fait un trajet qui ne revient pas. Ou quand il revient, l’issue, c’est-à-dire la production-expulsion, est appropriée immédiatement par le père : après l’amour la femme parle à l’homme mais ça fait des mots qui lui reviennent à lui et dont il fait un texte ; si elle expulse quelque chose après cette prise, c’est pris dans le système patriarcal. Et si elle avorte sur le mode féministe, elle se châtre complètement, un orgasme ça ne fait pas un avoir… D’où la nécessité de penser suivant un modèle différent du modèle phallique.

Pour sortir de l’impasse d’un type de production hautement narcissique qui a fait son temps, il y a d’abord un travail politique à effectuer, qui consiste à situer où, dans quels intérêts, par qui, a lieu le détournement opéré par l’Histoire ; à analyser ce système de détournement, à voir à qui ça profite. Ce travail a déjà produit évidemment de nouveaux détournements, dont le premier a été le Féminisme. Le Mouvement se produit, produit des femmes, des femmes produisent le Mouvement et immédiatement des féminismes antérieurs au Mouvement viennent pour se l’approprier : au niveau culturel, par exemple, créer des collections dans des maisons d’édition traditionnelles. Alors où serait la différence ? Là il y a eu un sur-détournement.
Chaque fois qu’un geste est indiqué il y a possibilité de profit et de sur-détournement, ce sont les risques de l’histoire. Après le sur-détournement, vient le renforcement de la répression. À partir du moment où c’était nommé, l’oppression latente devient manifeste et se transforme en répression : par exemple les éditions « des femmes » ont été attaquées comme pire que tout ce qu’il y avait jusque là puisqu’il fallait à tout prix maintenir un sur-détournement, un étouffement. C’était en même temps la preuve qu’il avait été parfaitement compris que les éditions « des femmes », c’était le détournement aboli. En effet ce qui se produit là se produit dans une certaine économie que l’on pourrait dire auto-gestionnaire, non capitalisante, mise en oeuvre sous l’appellation « des femmes », et cette structure pouvait transformer le système de production de l’écriture. Les femmes qui ont produit cette maison d’édition ont-elles écrit ? Jusqu’aujourd’hui, elles ont été plus soucieuses d’inscrire ce système de production historique.
Là aussi se trouve une définition de la culture : est-ce cette pratique narcissique dans un coin, ce travail de chevalet, ce qu’on sait de la production individualiste depuis la Renaissance, ou bien est-ce que c’est une inscription de transformation sociale, de construction ? C’est à voir, mais il est sûr qu’on est arrivé à une étape où ce type de production hautement narcissique a fait son temps, est en impasse. Pourquoi privilégier l’inscription plutôt qu’une pseudo-écriture qui n’est en fait qu’une reproduction cancérigène, qui n’est pas vivante, qui bouffe du papier ? Là est l’originalité, dans le mode de production et, historiquement, c’est le mode d’apparition d’un certain type d’écriture, produit dans certaines conditions matérielles, historiques, politiques, plus que le style ou les textes eux-mêmes, qui importe.

Il n’est pas évident qu’on ait gagné l’inscription historique. C’est toujours en voie de refoulement. Il y a d’énormes intérêts en jeu pour que ça n’existe pas, que cela soit renvoyé au même, phénomène véhiculé par la présence d’écrivains dans la maison d’édition même. À toutes les époques historiques, il y a eu des mouvements culturels. La Renaissance, c’est une série de gestes, d’actes, qui ont eu lieu. C’est une culture, un déplacement du culturel, une transformation du rapport au monde par telle population ou telle autre. Ce n’était pas sans doute que l’effet d’une minorité, mais, à une époque déterminée par des conditions sociologiques, économiques, le fait sûrement d’un plus grand nombre, une mutation. Une mutation qui risque à tout moment d’être remplacée par la permutation. Le Féminisme en est un exemple, nouveau type de détournement, point d’avancée le plus radical de la permutation, c’est-à-dire du conservatisme. C’est le renforcement absolu, c’est l’obstacle, c’est ce qui vient devant pour arrêter, pour limiter, pour se faire passer pour, pour empêcher le saut, la mutation.
Les médias, avec leur fonction d’intermédiaire, de trafic, d’extorsion prélevée comme un impôt sur les productions d’écriture, ce tour de passe-passe du vrai au faux, du vivant au mort, toute cette instance de déculturation et d’asservissement à la pulsion d’ambition et au pouvoir, font obstacle à la mutation.
C’est pour empêcher cette perversion-résorption de la mutation en permutation, c’est pour que naisse la culture des femmes, une culture de femmes, que le M.L.F. existe, travaille, et travaille à exister.

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