ACTE DE NAISSANCE
Gravidanza. Féminologie II, des femmes-Antoinette Fouque, 2007 (Poche, 2021)
Préface à l’album des éditions Des femmes, paru en 2004 : Depuis 30 ans des femmes éditent.
La maison d’édition Des femmes est née du MLF, que j’ai toujours envisagé comme un mouvement de civilisation, social et culturel, politique et symbolique. Je voulais tracer des voies positives, donner lieu au non lieu, à l’éveil, à la naissance, au développement de la culture des femmes. Il nous a fallu ouvrir des territoires de parole et de pensée, où mener l’investigation et la création. Ces lieux, j’ai tenu à les démarquer du féminisme par le choix de l’intitulé pluriel et partitif : il s’agissait de faire advenir des femmes pour subvertir un ordre symbolique monophallique, pour passer d’une civilisation du Un à une civilisation du deux, d’une économie phallique à une société hétérosexuée et génitale.
Les éditions Des femmes sont nées d’une triple admiration pour des « phares », pour des « maisons de lumière », au sens où l’employait Virginia Woolf : José Corti qui a édité les surréalistes, Maspero les révolutionnaires, et les éditions de Minuit les écrivains du Nouveau Roman.
En 1972, j’ai d’abord commencé par faire un film, que nous avons tourné collectivement, à partir d’un texte de Freud, Sur la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine. Puis, nous sommes passées de l’oral à l’écrit, sans que l’écrit mette à mal les cris.
Les premières actionnaires et celles qui viendront apporteront, tant qu’elles le pourront, leur enthousiasme, leur énergie, leur créativité, mais nous savions déjà que la culture et la création sont des activités irréductibles aux lois du marché. La générosité de Sylvina nous donnera, le temps nécessaire, l’indépendance vitale.
C’était en 1974. Avant, il y avait eu Colette Audry qui avait dirigé une collection « Femmes » chez Denoël-Gonthier, et Régine Deforges qui éditait de la littérature érotique. La création des éditions Des femmes fut un événement. Depuis, on a vu apparaître des collections sur et par des femmes un peu partout, en France et en Europe.
Aujourd’hui, l’événement, c’est la continuité, la permanence de vie. Trente ans ont passé. Et puis il y a les nouvelles arrivantes. Plus que jamais, il s’agit de trouver d’autres modes de pensée, d’autres désirs, d’autres espérances. Mais la misogynie perdure ; une femme porteuse d’une écriture créatrice, neuve, n’est pas la mieux accueillie parmi les écrivains. Les femmes elles-mêmes qui avaient vocation à créer ont capitulé ; elles ont renoncé ou se sont tues, tellement l’assaut a été rude. La programmation phallique libérale des femmes se poursuit. C’est le féminisme à l’occidentale : les femmes s’oublient sans s’oublier ; elles ne deviennent pas des hommes, mais, peut-être, des hystériques. Elles sont la partie de l’espèce humaine à qui il est interdit de symboliser sa propre libido créatrice, et demeurent privées d’écriture, de pulsions propres. Aujourd’hui encore, il n’y a pas eu de levée de cette forclusion et les femmes sont toujours mises en demeure de fonctionner dans l’économie libidinale phallique.
J’ai créé la maison d’édition Des femmes justement pour tenter de réussir là où l’hystérique échoue. Pour réussir, il faut œuvrer à une théorisation de la génitalité, au seuil de laquelle Freud s’est arrêté et devant quoi s’arrête encore toute la pensée analytique actuelle. Le stade génital, comme stade de maturation psychophysiologique de la sexualité à partir duquel l’engendrement du vivant devient possible, continue d’être assimilé au stade phallique, c’est-à-dire au stade génital infantile du garçon, caractérisé par son intérêt pour le pénis. La prise en compte de la dimension utérine, sans laquelle l’accès au stade génital est impensable pour une femme, est rendue impossible.
La maison d’édition était, est toujours pour moi, le lieu du temps de la vie, du temps à venir, qui renoue avec le premier amour, ce que j’appelle l’homosexualité native, avec les forces de gestation qui animent chaque femme, qu’elle fasse ou non des enfants. Notre pays, notre terre de naissance, c’est le corps maternel, et c’est un corps de femme. Cette homosexualité-là, primaire, en deçà de la perversion, est la première chambre à soi, d’où élaborer une langue, une pensée, un corps, une vie à soi ; elle est structurante, vitale pour le devenir femme, car ce qui faisait pré-histoire fera après-histoire et se retrouvera dans l’élaboration de la génitalité.
Il fallait donc qu’il y ait une terre, un jardin premier, pour qu’en effet ne fût-ce qu’une femme écrivain puisse savoir qu’elle avait un lieu où écrire. Mon travail est à la fois en deçà du travail d’un éditeur classique et au-delà, car ce qui m’intéresse dans celle qui écrit, ce n’est pas seulement l’écrivain, c’est aussi la femme. La gestation, telle la poésie, comme expérience enracinée dans le réel, en ses effets imaginaires et symboliques, est un processus de décentrement du sujet. Là, « je est (un)e autre ». Et quand l’interdit sera vraiment levé sur ce qu’est la gestation, alors nous saurons lire et écrire la différence des sexes.
La maison d’édition Des femmes a été voulue comme une évolution, une transformation génitale, un mouvement de civilisation. C’était choisir la transformation en profondeur, la transmission de l’ADN mitochondrial, le progrès, l’entrée dans la genèse de la modernité tardive.
J’ai voulu m’attaquer à la violence symbolique et programmer une écriture « qui ne serait pas du semblant », une écriture qui ne serait pas phallocentrée – obsessionnelle, anale, et sous amphétamines –, une pensée qui ne serait pas métaphysique. Une écriture qui ferait retour au moment de la gestation pour sortir de l’écriture matricide et aller vers le matriciel ; une écriture qui n’écraserait pas l’oralité, qui ne la soumettrait ni ne s’y soumettrait, mais qui partagerait, qui ouvrirait à la géni(t)alité de la langue – j’ai créé la Bibliothèque des voix en 1980 pour ma mère, qui ne savait ni lire ni écrire, pour faire entendre la voix du texte, la chair qui se fait verbe. Une écriture articulée à une libido creandi qui signifie autant création génésique (procréer) que création artistique (créer). Une création par l’écriture qui soit articulée à la chair, à la pensée génésique. Et une maison pour les femmes, habitantes du monde. Il s’agit de publier en tenant compte du temps de la fécondité et de la gestation.
La maison d’édition est née dans un contexte de politique culturelle où la majorité de la gauche pouvait dénoncer la « pieuvre Hachette ». Vingt-cinq ans après, la multitude des investissements politiques et personnels, la fatigue peut être, la rareté des textes publiables (le fantasme même de disparition de l’écriture, à l’une près) ont entraîné une suspension momentanée de la production, mais pas de la diffusion. Aujourd’hui, entre deux dangers majeurs, le machisme capitaliste ultra libéral (la transformation de la pieuvre en calmar géant par le rachat de Vivendi) et le machisme ultra-gauche qui nous imite et nous censure (dans son enquête sur le monde éditorial en France, Bourdieu, analyste de la « domination masculine » ne fait pas figurer les éditions Des femmes), la situation de crise exige un sursaut. Plutôt que de nous limiter à dénoncer l’industrie littéraire, nous traçons notre petite-bonne-femme de route, préférant toujours l’espace sans compromis, l’expérience créatrice et la génitalité.
Aujourd’hui, ce n’est pas pire qu’il y a trente ans. Être une femme n’est ni un privilège, ni une damnation. L’avenir est plus sombre que le passé pour qui ne peut conserver sa différence et ne peut faire autrement que d’y renoncer. Mais il est impossible de se libérer en niant le réel incontournable de la différence des sexes.
Il s’agit d’être au commencement, à la naissance d’une écriture autre. De permettre aux femmes d’accoucher de leur propre écriture, de ré-articuler la procréation à la sexualité, dans une élaboration de leur génitalité, dans le temps de la production du texte vivant. Je rêve encore d’une écriture qui ne serait pas phallocentrée.