FEMMES EN MOUVEMENTS : HIER, AUJOURD’HUI, DEMAIN

Il y a deux sexes. Essais de féminologie, Gallimard collection Le Débat, 1995 et 2004 (édition revue et augmentée), Poche Folio n°161, 2015 (édition revue et augmentée)

Rassemblement d’entretiens avec Pierre Nora et Marcel Gauchet, réalisés entre octobre 1989 et février 1990, et publiés en avril 1990 dans Le Débat n°59 aux éditions Gallimard.

Le Débat : A la différence de beaucoup d’acteurs de l’après Mai 68 en France et de quelques-unes de vos consœurs du Mouvement des femmes, vous êtes restée silencieuse. On vous connaît peu. Vous êtes une figure légendaire puisque vous concentrez le souvenir flamboyant de l’aile la plus audacieuse du M.L.F., le groupe « Psychanalyse et Politique », et, en même temps, une figure, mystérieuse…

Antoinette Fouque : Je me demande si n’est pas perçu comme mystérieux, encore aujourd’hui, ce qui renvoie à l’origine, toujours mythique, ce qui reste de l’ordre de l’oralité première, du mot muet. « Parler, c’est déconner », disait Lacan. Quant à écrire … !
Comme vous savez, ce qu’on a appelé le Mouvement de libération des femmes, le M.L.F., s’est créé dans la foulée de Mai 68. On pourrait même dire sur ce terrain-là. Or, Mai 68 a été avant tout une effervescence, une explosion orale, un cri ; pour moi, et pas seulement pour moi, une naissance ; ce pourquoi, peut-être, il reste chargé de tant de mystères. Le Mouvement des femmes a beau avoir été initié, a-t-on dit, par des intellectuelles, nommément Monique Wittig, Josiane Chanel et moi, c’est d’abord le cri qui est venu, et le corps avec le cri ; le corps si durement brimé par la société des années soixante, si violemment refoulé par les modernes d’alors, les maîtres de la pensée contemporaine.
Monique Wittig était un écrivain reconnu. De mon côté, je collaborais aux revues littéraires d’alors, Les Cahiers du Sud, Le Mercure de France, La Quinzaine Littéraire. J’étais lectrice dans l’édition. Mais ce n’est pas de l’écrit que le Mouvement est parti, c’est de ce qu’on appelait alors la « prise de parole », protestations, révoltes scandées, mots du corps. Je disais alors que la révolution qu’allait accomplir le Mouvement de libération des femmes consisterait à lever la censure sur le corps, comme Freud avec la pratique et la théorie psychanalytiques avait levé la censure sur l’inconscient ; bien sûr, par conséquent, pour enrichir le texte comme il voulait enrichir le conscient.
Mais quand vous parlez de figure légendaire, mystérieuse, je crois que vous posez bien au-delà de moi la question de l’origine, et c’est une immense question. Une immense question sur laquelle on pourrait parler des heures et qui évoque non seulement la relation que nos contemporains entretiennent avec elle, mais celle que moi-même, venant à l’origine du M.L.F. (certaines historiennes aujourd’hui disent, dans sa préhistoire), j’entretiens avec mes propres origines, réellement, fantasmatiquement, et symboliquement. Autrefois, je disais même que le développement civilisateur des femmes devait nous conduire de la préhistoire à l’après-histoire.
La relation que nos contemporains continuent d’avoir à l’origine est celle de la peur ou du rejet, qui se confond avec la peur des femmes, d’une femme : certains analystes ont pu dire la « fantasmère » en parlant de cette figure archaïque. A ce moment-là, c’était à son comble, puisque le Mouvement des femmes excluait les hommes, pour re-marquer l’exclusion où nous étions de la plupart des instances institutionnelles et pour nous poser en nous opposant. Il était pratiquement impossible de faire autrement. Pour faire référence à d’autres temps historiques, peut-être que certains lettrés, dans le cas précis qui me concerne, se souvenaient plus ou moins obscurément qu’une certaine A. Fouque, Adélaïde, non pas Antoinette, mais cependant aixoise, nouvelle Eve, porteuse de tous les péchés et abhorrée de son créateur, donc A. Fouque, est à l’origine de l’œuvre monumentale de Zola, Les Rougon-Macquart
Il faut dire que j’étais desservie par la clôture, sinon par la fermeture du Mouvement tel qu’il se présentait, je vous l’ai expliqué, et aussi par mon retrait qui, depuis mon adolescence, était lié à mes difficultés motrices et à l’effort, à la souffrance que cela me causait de me déplacer, de me trouver là où j’aurais dû parfois me trouver : les manifestations, les dîners en ville, les relations sociales, tout ce qui m’était interdit parce que je devais garder mes forces pour mon travail.
Et puis, il faut bien nommer la racine inconsciente de la misogynie, la forclusion de l’origine ou, plutôt, ce sur quoi j’ai toujours insisté, la forclusion du corps de la mère comme lieu d’origine du vivant, se trouvait redoublée par ma propre relation à mes origines – ma relation psychique à mon origine sexuelle, homosexuée, à la femme qu’était ma mère, et hétérosexuée, à l’homme qu’était mon père, ou politique à mes origines historiques, sociales et culturelles : relation complexe, composite même, à une origine – j’ai écrit une(s) origine(s) comme j’avais écrit une(s) femme(s) – à une origine hétérogène. Cette relation de rupture ou d’alliance à l’origine et à sa propre origine me semble, pour chaque individu, orienter son destin. Or, pour moi, c’est le point crucial, c’est l’objet même du travail du corps et de la pensée charnelle. Et il me semble que tant que l’investigation, dans cette relation nécessairement ambivalente, n’est pas menée, on est dans un humanisme monosexué, donc lobotomisé.
J’essaie, quant à moi, de mettre l’origine en mouvement dans un travail permanent de « régression-réintégration » plutôt que de refoulement ou même de forclusion. C’est comme le travail de la grossesse, une sorte de dynamique intime, un mouvement élémentaire.
Quant au « mystérieux », des mystères d’Eleusis au continent noir de Freud, c’est le qualificatif qui vient à l’homme là où il y a de la femme ; mutatis mutandis, ce pourrait être un certificat d’authenticité là où de la femme insiste ou même existe. Les « sciences des femmes » et en particulier la « gynéconomie » seraient là pour traiter, penser, réduire, éclairer ce mystère, l’amener autant que possible à la conscience, le comprendre et l’interpréter. Qu’y a-t-il de commun entre le rêve romantique et le rêve de l’interprétation freudienne ? A peu près la même chose que ce qu’il y a entre les mystères d’Eleusis et les sciences des femmes.

L.D. : Comment est-ce que vous vous situez, à la veille de Mai 68 ?

A.F. : En apparence, j’étais un professeur de lettres banal, en congé de longue maladie et en fait, une rebelle. J’entrais en troisième année de doctorat avec Roland Barthes pour une thèse sur la notion d’avant-garde littéraire, que je n’ai jamais terminée. J’étais arrivée en 1960 d’Aix-en-Provence, mariée avec un intellectuel de mon âge ; ma fille avait quatre ans. Nous travaillions pour François Wahl au Seuil. Je me formais, en rédigeant des notes de lecture, à des disciplines difficiles : la linguistique, la psychanalyse, l’antipsychiatrie mais aussi à l’extrême contemporain avec les textes, Sanguinetti, Balestrini, Porta, que j’ai même traduits. Mon avenir semblait clairement dessiné ; tout me poussait à l’édition, à la critique, à l’écriture.
Mais j’étais en fait très révoltée. L’indépendance économique, l’égalité professionnelle, la compétence intellectuelle d’une femme n’entraînaient pas une estime réelle. Le milieu où je me trouvais était très conservateur dans ses fonctionnements, répressif, intimidant dans ses théorisations modernistes, donc extrêmement misogyne. A chaque instant, je repérais le leurre de l’égalité, de la symétrie, de la réciprocité que les études universitaires avaient longtemps entretenu. Avoir fait un enfant était presque infamant. Au-delà de cette égalité fallacieuse, je sentais naître d’autres besoins. Je voulais affirmer positivement que j’étais une femme, puisque la société, je pourrais dire la civilisation, me pénalisait d’en être une.

L.D. : C’est dans ce cadre que vous avez rencontré Lacan ?

A.F. : J’avais assisté, en effet, à travers François Wahl, à l’édition des Ecrits : un accouchement interminable, plus de deux ans ; je suivais par ailleurs son séminaire, en même temps que celui de Roland Barthes.

L.D. : Et l’analyse ?

A.F. : J’ai pris contact avec Lacan en octobre 1968 au moment où nous avons fait les premières réunions. J’ai commencé mon analyse en janvier 1969 et je l’ai poursuivie jusqu’en 1974.

L.D. : Vous vous sentiez féministe, avant 1968 ?

A.F. : Il ne m’est jamais venu à l’esprit d’employer ce mot. Je me sentais femme en mal de liberté, en souffrance, mais tout « isme » me semblait un piège.
Dès ma plus petite enfance, je me suis posé des questions sur le sort des femmes. Je suis née du désir d’un père ouvrier, en 1936, l’année de toutes ses victoires d’abord, puis de dures défaites. Conçue le 1er janvier, je suis née le jour où Franco a pris le pouvoir en Espagne, le 1er octobre. C’était une famille élargie mi-corse, mi calabraise. Nous vivions un peu en tribu. Il y avait mon père et ma mère, redoublés du frère de mon père et de la sœur de ma mère, parrain et marraine, et les quatre enfants. Ma mère était unique, mais j’ai grandi entourée par la force des femmes maternelles. J’ai été très tôt consciente de leur endurance, de leur courage et de leur détermination à s’intégrer, et nous avec, sans se renier.
Ma mère ne savait ni lire ni écrire et s’en plaignait sans cesse comme du plus grand des malheurs. Mon père savait lire le journal. C’étaient des gens très civilisés, à l’ancienne ; je pourrais presque dire cultivés, à cause de leur ancrage en Méditerranée. C’est un des points les plus paradoxaux de la relation si problématique à l’écriture. (Je suis allée voir Lacan, entre autres, parce qu’il était l’auteur des Écrits, comme Montaigne l’auteur des Essais, mais qu’en fait il n’avait jamais voulu écrire un livre.)
Ma mère était très fière d’être devenue française par le mariage et considérait comme un progrès d’avoir changé le nom italien de son père contre le nom corse de son mari ; elle n’en oubliait pas pour autant la généalogie du côté des femmes. Moi non plus. Comme elle m’a donné le prénom de sa mère, j’ai donné à ma fille son prénom. Sur quatre générations, nous avions sans doute eu le souci d’affirmer une transmission, une généalogie, d’inscrire une autre filiation ; cela bien avant le M.L.F., et je disais que j’étais une femme qui se cherchait entre mère et fille, entre femme et femme.
Ma mère est la femme la plus intelligente que j’ai connue, la plus indépendante. Elle avait une sorte de génie de la liberté, sans violence. Sa pensée était sans cesse en mouvement. Dès ma très petite enfance, j’ai perçu, à travers une absence totale des signes de la féminité (ni maquillage, ni coquetterie, ni souci d’élégance ou de mode) que ma mère était une femme. Mon père l’adorait, silencieusement, mais en lui sifflotant des chansons d’amour dont elle connaissait bien sûr les paroles. Ils s’étaient connus à seize et dix-huit ans et il y a eu entre eux, jusqu’à la fin, une sorte de passion juvénile malgré son tempérament à lui de patriarche viril. Pendant la guerre, mon père était interdit de séjour parce que la police de Pétain l’avait trouvé, alors qu’il faisait grève, une carte du parti communiste dans sa poche. Comme elle avait fait face pendant la guerre de 14, en tant qu’aînée de la famille, avec ses frères et ses sœurs, elle a pris toute la tribu sous son aile. Dans les situations les plus graves, les plus dramatiques, elle s’ingéniait à trouver les voies de passage, les abris. Elle nous entraînait dans la direction opposée à la mort. Elle n’était jamais inerte, toujours active. Elle sentait venir le danger, elle l’évaluait, elle décidait quand il le fallait, elle bougeait et nous avec. Elle était responsable vingt-quatre heures sur vingt-quatre, éveillée ; mais pas le moins du monde autoritaire ; coléreuse parfois, mais le plus souvent grave et gaie. Quand par exemple nous avons été sinistrés par les bombardements ou évacués pour la destruction du quartier du Vieux-Port à Marseille, elle s’est avérée un vrai stratège, subtil et rusé autant qu’Ulysse.

 L.D. : Quand 68 survient, vous étiez au courant des développements du féminisme américain ?

A.F. : Pas du tout. J’avais ouvert Le deuxième sexe, dans les années soixante, pour y lire d’ailleurs dans la postface : « Les luttes de femmes sont derrière nous ». Je ne m’étais jamais engagée politiquement. Je savais que j’étais née à gauche et que je mourrais à gauche, que je haïssais la guerre et le colonialisme. J’avais vécu jusqu’à ma majorité dans ce qu’on appelait encore alors la classe ouvrière, mais la « mauvaise conscience » des intellectuels, les engagements sartriens n’entraînaient pas mon adhésion.
J’étais concernée, mais à distance, par les luttes sociales et politiques. Je les percevais comme à travers une vitre. Je n’arrivais pas à m’y impliquer subjectivement et j’avais une espèce de dégoût pour les jeunes femmes de ma génération qui s’engageaient dans les luttes de leurs frères amants normaliens, comme ma sœur quand elle s’était fiancée s’était fait croire qu’elle était fanatique de football.
Quant au féminisme, je ne savais pas ce que c’était et aujourd’hui, je pourrais dire que je le regrette. C’était un signe de mon ignorance des luttes des femmes dans l’histoire. Mais j’insiste, ma méfiance par rapport aux idéologies, que je considérais à l’époque comme des illusions aussi dangereuses que les religions, a fait que je ne me suis jamais définie comme féministe. Par la suite j’ai lutté pour que le Mouvement des femmes ne devienne pas le « Mouvement féministe ». Il me semblait, peut-être à tort, qu’avec le mot femme nous avions des chances de nous adresser, sinon à toutes, du moins au plus grand nombre.

 L.D. : « Psychanalyse et Politique », n’était-ce pas une dénomination typiquement élitiste ?

A.F. : Elle n’est pas venue de moi ; on se baptise rarement soi-même de naissance. En fait il s’agissait de ce qui se désignait ailleurs comme groupes de prise de conscience ; mais la dimension de l’inconscient n’y était pas ignorée au niveau de ce que Freud appelle simplement la psychopathologie de la vie quotidienne, ou le mot d’esprit, ou l’acte manqué. Et puis, souvenez-vous, il était partout question à cette époque de désir, d’anti-psychiatrie, d’anti-Œdipe et la psychanalyse était, à Vincennes, enseignée à ciel ouvert. Le luxe plutôt que l’élitisme venait de la prétention à articuler l’une à l’autre.
Un de mes désirs, à cette époque, c’était d’apporter ce qui était alors la pensée contemporaine, la plus aiguë, au plus grand nombre, c’est-à-dire de faire un saut au-dessus de la culture petite-bourgeoise stéréotypée. Je voulais partager avec n’importe quelle femme qui venait au Mouvement, comme je le faisais avec les femmes de ma famille et en particulier avec ma mère, et trouver une langue commune, sans me plier aux stéréotypes des classes et des idéaux universitaires. Mais l’enfer est pavé de bonnes intentions et j’obtenais souvent l’effet contraire : on m’accusait de terrorisme théoriciste ; seulement les accusatrices n’étaient pas des ouvrières, c’étaient des sociologues, des universitaires, très hostiles à la psychanalyse.

L.D. : Vous faisiez quoi pendant les journées de Mai 68 ?

A.F. : Nous étions à la Sorbonne avec Monique Wittig. Nous avons créé un « comité d’action culturelle » où passaient des cinéastes, des acteurs, des écrivains, des intellectuels : Bulle Ogier, Michèle Moretti, André Téchiné, Danièle Delorme, Marguerite Duras … pour ne citer que quelques-uns dont je me souviens.

 L.D. : Vous aviez trente-deux ans donc. Vous vous êtes trouvées les aînées par rapport à la génération de 1968 proprement dite, avec l’ascendant naturel qui en découle…

A.F. : Ah, vous voulez dire au M.L.F. Là mais encore moins qu’à la Sorbonne en mai, il n’était question de classe d’âge. Nous étions toutes jeunes et belles. C’était pour la plupart un premier engagement. Nous avions plutôt l’impression de rajeunir de quinze ans. Nous avions toutes pris un coup d’adolescence en 1968. Plus tard, nous avons systématiquement mené la lutte contre les classes d’âge. Dans les assemblées, se côtoyaient joyeusement, des lycéennes et Christiane Rochefort, des ouvrières et des ingénieurs, des filles et des mères.

 L.D. : Vous vous êtes tout de suite sentie à l’aise dans l’élément politique ?

A.F. : La vérité est que, si Monique Wittig ne m’avait pas traînée par la peau du cou, je ne serais jamais allée à la Sorbonne. J’étais très intimidée. Je n’avais jamais parlé en public, à part dans mes classes. De là, sans doute, pour moi comme pour bien d’autres ce qui à la fois vibrait et était excessif dans le ton et dans la manière : une révolte trop longtemps contenue, maladroite.

L.D. : Et le passage au Mouvement des femmes proprement dit ?

A.F. : L’expérience à la Sorbonne nous a très vite appris, à Monique et à moi, que si nous ne posions pas nos propres questions, en terrain libre, nous serions asservies ou exclues. Pour la première fois pour moi, il y avait une nécessité et une urgence à m’ancrer dans un moment décisif de l’Histoire où s’était mise à se jouer mon histoire personnelle. C’était un besoin d’intervenir, de donner quelque chose aux autres mais aussi de me donner quelque chose à moi-même. Un mouvement à la fois de gratitude et d’égoïsme – là était d’emblée la différence avec un engagement de type gauchiste. Pendant l’été de 1968, en vacances, nous avons pris la décision de commencer des réunions en octobre. Nous nous sommes alors sagement mises à lire et à critiquer, avec les moyens du bord, les textes de Marx, Engels, Lénine, mais rien ne nous convenait vraiment de ces doctrines. Nous avions à cœur de nous libérer des contraintes de nos vies domestiques, professionnelles et passionnelles. Nous voulions élargir le champ de notre subjectivité. Nous voulions nous lancer à la découverte des femmes à travers la découverte de chacune, en commençant par nous-mêmes. Nous étions embarquées sur les causes marxistes-léninistes-maoïstes mais nous ramions à contre-courant.

 L.D. : Quand est intervenu le saut supplémentaire qu’a représenté le choix de l’orientation « Psychanalyse et Politique » ?

A.F. : Presque tout de suite, parce que nous lisions Freud aussi. Mais là je dois dire que, non sans esprit critique, je me laissai éblouir par l’œuvre. L’idéologie de la masculinité qui pesait sur la révolution psychanalytique ne parvenait pas à me faire rejeter un tel instrument de connaissance, surtout pour lui opposer une contre-idéologie féministe. Je ne me voyais pas, pour cette aventure en haute mer, troquer le sous-marin de Freud contre les scooters de quelque féministe, même illustre. D’autant que les deux me semblaient indiquer la même direction, plein cap Phallus, mais avec une interdiction côté féministe d’en être consciente et d’en désigner les écueils. Il me semblait que si nous ne tenions pas compte de l’inconscient, nous allions voguer très vite en plein délire. « Psych et Po »[1], c’était mon souci de comprendre ce qu’il y avait d’inconscient dans les engagements politiques d’alors, autant que de débusquer le pouvoir de la psychanalyse, non seulement dans les institutions et les écoles, mais dans la découverte de l’inconscient et sa théorisation. Il me semblait vital que l’une connaisse et questionne l’autre, et inversement. Pour le dire vite, il y avait de l’inconscient dans la politique et du politique du côté de l’inconscient. Depuis, j’ai souvent pensé qu’il y avait là une sorte de couple parental qui m’a mise au monde du temps et du lieu : la psychanalyse, c’est ma mère, son intimité questionnante, son angoisse vigile ; le politique, c’est mon père, sa révolte de prolétaire, son engagement résistant. Un couple se conjuguant sans cesse et en perpétuelle découplaison pour que chacun affirme la singularité de son champ et l’identité de son corps, pour qu’il lui donne à elle, femme, une existence politique, pour qu’elle lui apporte à lui, homme, la conscience de ses rêves.

 L.D. : Il y a eu une période d’incubation avant que le Mouvement n’apparaisse sur la place publique…

A.F. : Pendant deux ans, en effet, nous avons travaillé de façon intensive entre nous : réunions, tracts, informations… Notre première sortie publique a eu lieu le 1er avril 1970, à l’université de Vincennes. Cela reste pour moi la vraie sortie publique. Parce qu’il y en a eu deux : une à Vincennes, dans le cadre de l’université, et une autre à l’Arc de Triomphe, « à la mémoire de la femme inconnue du soldat inconnu ». Celle-là a eu lieu alors que je n’étais pas là, et ce n’est pas un hasard. C’était une sortie médiatique, en très petit nombre, dont trois personnalités. Entre les deux, on voit la divergence des voies qui s’offraient au Mouvement.
A la suite de notre sortie, on m’a proposé une charge de cours à Vincennes, que j’ai acceptée collectivement. A partir de la rentrée 1970, c’est dans ce cadre élargi que nous nous sommes réunies. Le Mouvement a commencé à faire boule de neige. D’autres petits groupes ont rejoint le nôtre.

L.D. : La rencontre avec Simone de Beauvoir ?

A.F. : Elle est restée assez longtemps méfiante, sinon hostile à l’égard du Mouvement. L’initiative de la rencontre est venue des féministes. Mais c’est elle qui a convoqué ce qu’elle appelait les « leaders ». Je me suis fait beaucoup prier parce que je ne comprenais pas ce fonctionnement. Elle nous a demandé de lui exprimer notre conception d’un mouvement des femmes.
C’était le moment où Sartre patronnait le gauchisme. Peut-être y a-t-il eu une volonté de symétrie. Peut-être lui a-t-il expliqué les enjeux et l’importance d’un tel soulèvement, comme il l’avait incitée à écrire Le Deuxième sexe après ses Réflexions sur la question juive. Nous avons présenté naïvement nos espoirs et nos rêves. J’ai parlé de ma fille, j’ai parlé de Lacan, de Barthes, de Derrida surtout, dont j’admirais la pensée et le plus souvent les textes de ceux sur qui il écrivait, de Leroi-Gourhan à Blanchot. Le moins qu’on puisse dire, c’est que je n’ai pas beaucoup plu. En même temps que j’avais une sorte de déférence pour la personnalité intellectuelle de Simone de Beauvoir, pour sa volonté têtue d’exister aux côtés de Sartre, sa vie en couple était loin de me paraître exemplaire ou enviable. J’avais admiré Les Mandarins ; je supportais mal que le clan des intellectuels misogynes la tourne systématiquement en dérision. Mais, à l’époque, je ne comprenais pas pourquoi cette moraliste intransigeante, cette conscience hautaine, n’avait pas fait de résistance pendant la guerre ; pourquoi, sous l’Occupation, elle s’était surtout occupée, entre deux randonnées à bicyclette et quelques escalades dans les calanques marseillaises, de la publication de ses manuscrits chez Gallimard, alors sous contrôle nazi. Enfin, rien n’a été dit, mais mon plaidoyer pour la prise en compte, par notre Mouvement, de la psychanalyse, comme seul discours rigoureux sur la sexualité, m’a visiblement fait tomber du mauvais côté. Peu de temps après, les féministes hurlaient en assemblée générale qu’il leur fallait une tête, la mienne, au bout d’une pique, et celle de Simone de Beauvoir pour coiffer leur journal : Les femmes s’entêtent[2].
Beaucoup l’ont vécu comme une véritable O.P.A., comme une occupation ou, si vous voulez, comme une colonisation, mais nous avons résisté au « Mouvement féministe révolutionnaire »[3] en maintenant « femme » et « libération ». En fait, je n’aime pas parler de Simone de Beauvoir. Comme on peut parfois penser que la grandeur d’un ennemi en combat loyal nous honore, je me suis souvent dit que la déloyauté de ses attaques me faisait honte.

L.D. : Que recouvrait exactement le clivage autour du mot « féministe » ?

A.F. : Il a été dit, ces dernières années, qu’il y avait dans le Mouvement deux directions, l’une vers l’égalité, l’autre vers l’identité. Je le précise tout de suite, il faut ici entendre l’identité comme la singularité de l’autre, et non comme le renvoi au même, à l’identique.
Pour beaucoup, le meilleur moyen de lutter contre l’oppression, contre la discrimination née de la différence et de la dissymétrie entre les sexes, c’était d’éliminer cette différence, de dénier cette dissymétrie. A mon avis, cela revenait à jeter le bébé avec l’eau du bain. Au mot d’ordre : « Un homme sur deux est une femme », succédait le mot d’ordre : « Une femme est un homme comme un autre ». La seule alternative à l’exclusion semblait être l’assimilation. Ce retour d’un universalisme absolu, ce militantisme pour l’indifférence, me semblait pré-analytique et archaïque par rapport aux avancées de la pensée contemporaine.
La notion d’égalité est restée très sommaire. Il faudrait la mettre au travail, en mouvement. Les spécialistes de l’intégration en connaissent bien les limites, maintenant. Je pourrais dire par exemple que c’est l’égalité qui fonde la différence ou plutôt qui la relance : elle est le moteur des différences futures. La différence la met en échec. C’est à peu près le même rapport que celui du conscient à l’inconscient. Le conscient, c’est la partie visible de l’iceberg, l’égalité de même, c’est la partie visible des différences. Conscience sans inconscient n’est que leurre de l’intelligence et égalité sans différence n’est que vue de l’esprit et ruine de l’esprit.
Mais je n’employais pas le mot d’identité qui pouvait prêter à équivoque en ces temps de mise en procès du sujet ; il risquait d’établir une confusion avec l’identique, le Même, alors qu’il s’agissait justement d’en décoller, de s’en décentrer, chacun, chacune, selon sa singularité. Le féminisme individualiste me semblait être : « Toutes sur le même modèle, et chacune pour soi ». Nous, nous étions dans le désir et l’utopie de « chacune suivant sa singularité et ensemble ».

L.D. : Quel souvenir gardez-vous de ces années de déchirements et de polémiques ?

A.F. : Un véritable effroi, des souvenirs très cruels … Le plus souvent, mes adversaires ne voulaient pas discuter avec moi, prétextant que je finirais toujours par avoir raison. Je n’ai jamais répondu hors du M.L.F. aux attaques, sauf quand on nous a accusées plus tard, par le biais de la maison d’édition, d’être une secte voleuse et criminelle. Encore que j’aie refusé d’en faire une affaire personnelle et que je m’en sois remise à la justice à travers Georges Kiejman. C’était très destructeur, mais pas plus que ce qui se passe dans tous les affrontements politiques. J’y ai souffert autant que sous les bombes, j’y ai perdu mes dernières forces motrices, mais j’y ai beaucoup appris.
Le travail psychanalytique m’aidait à ne pas me noyer dans la haine ou dans la terreur ; il m’aidait à symboliser, à nager, à vivre. L’appellation « féministe » donnait à certaines, comme elles l’expliquaient elles-mêmes, un esprit de corps, un sentiment dynamisant d’appartenance, un moi fort, par rapport auquel notre problématique faisait trouble-fête. Nos questions étaient déstabilisantes, d’où l’âpreté de ces disputes. Mais pourquoi les femmes devraient-elles éliminer l’agressivité, la violence, la haine, pour s’ancrer a priori dans un pacifisme stalinien, daltonien, rouge ou vert, des plus inquiétants ?

L.D. : Tout ceci se mêlait à votre analyse avec Lacan ?

A.F. : Je vous l’ai dit, mon analyse m’aidait à « errer » plutôt qu’à m’engouffrer dans les impasses gaucho-féministes. Elle me décollait de l’adhésion à toutes sortes d’illusions qui me semblaient aussi perverses qu’à d’autres elles semblaient innocentes. Elle me tenait dans un décentrement, douloureux sans doute, le plus souvent en retrait et silencieux, dans une dissymétrie féconde pour moi, mais dérangeante pour tous ceux qui trouvaient que ça ne collait pas, que ça clochait avec « Psych et Po ». N’avaient-ils pas affaire à une nouvelle secte ? Mais alors, c’est qu’ils représentaient le dogme dominant…

L.D. : Pourtant l’Ecole freudienne[4] elle-même s’est mise à fonctionner comme une secte faite d’adeptes particulièrement aveugles…

A.F. : Dans mon travail analytique avec Lacan, j’ai toujours été très librement critique. Je crois qu’il y tenait, que cela le faisait avancer et que, sans le M.L.F., il n’aurait pas écrit Encore. Je suivais toujours ses séminaires, j’assistais aussi à sa présentation de malades à Sainte-Anne, séminaire clinique fermé auquel il avait proposé de m’inscrire lui-même, mais, pas plus qu’à aucun parti, je n’ai jamais voulu appartenir à l’Ecole freudienne. J’avais assez à faire avec mes inhibitions, mes symptômes, mes angoisses, sans aller adhérer à des institutions contraignantes, sans aller me coller à de grands intimidateurs.
Nous avions tant à faire pour fonder nos propres lois dans la loi, pour sortir du hors-la-loi où sont parquées les femmes, de la forclusion plus encore que de l’exclusion, et nous nous sentions si petites, si inexpérimentées, si maladroites … Il paraissait facile de nous pousser à nous entre-tuer. Nous aurions voulu que cela reste un combat, à défaut d’un débat d’idées. Mais de nombreux clans avaient intérêt à ce que ça tourne à la lutte à mort de pur prestige pour un pouvoir que nous n’avions pas, et que nous n’aurons pas davantage demain ou après-demain, à part Simone de Beauvoir, qui, de ridiculisée qu’elle était dans les années soixante, est devenue à son tour une maîtresse à penser, indépassable, comme ont pu l’écrire certaines de ses groupies journalistes … C’était en même temps comme la grande roue : un moment de vertige déstabilisant et joyeux aussi, une école chaotique et féconde, un apprentissage épuisant et exaltant de la vie et de l’histoire.

 L.D. : N’insistons pas sur les aspects les plus connus du Mouvement : les séries de publications à partir du Le torchon brûle[5] en 1970 et surtout, bien sûr, la lutte sur le front de l’avortement. Un mot quand même à ce propos. N’est-ce pas la stratégie médiatique que vous n’aimez pas qui s’est avérée payante avec le fameux Manifeste des 343 en avril 1971 ?

A.F. : Je le reconnais, je l’ai reconnu aussitôt. Je n’aurais pas orienté alors les choses de cette façon. C’est des féministes qu’est venue l’idée d’inclure des personnalités, sur le modèle gauchiste, dans le manifeste. Cela a été très positif, mais je ne me suis pas défaite pour autant de ma défiance à l’égard des médias, qui me l’ont fait payer. Ma conception était un tantinet idéaliste. Ce n’était pas un désir de se cacher, mais un besoin de ne pas s’exhiber. Je rêvais que la pensée et l’action avanceraient d’un même pas, lent et assuré, que nous allions réduire l’écart entre les obscures qui triment et les stars qui friment. Je continue de me réjouir qu’une personnalité s’implique dans une lutte, si elle y apporte plus qu’elle n’en retire, mais je m’inquiète de la plus-value qu’un nom célèbre peut capitaliser sur une cause où la personne n’est pas réellement engagée. C’est à ce type de spéculation narcissique que nous avons eu à faire face ; après les cartes de crédit bancaire, voici le temps des cartes de crédit médiatique, via les associations et les regroupements divers. Attention à l’inflation, au roll-over et au krach narcissique. Ce n’est pas que je ne reconnaissais pas l’importance et le bien-fondé des médias, mais c’est à cette époque qu’ils ont commencé à nous faire la loi, à nous imposer de nouveaux stéréotypes dans lesquels je ne voyais aucune honte à ne pas vouloir se précipiter. J’ai non seulement signé ce manifeste, mais j’ai activement mené la lutte pour la liberté et la gratuité de l’avortement.

L.D. : C’est après la victoire que représentait la loi Veil que vous avez voulu prolonger le mouvement en créant les éditions Des Femmes ?

A.F. : C’est un rêve que j’avais depuis le début du Mouvement. Les luttes négatives qu’il fallait mener, les luttes contre, pour vaincre l’oppression, ne me donnaient que des satisfactions très partielles et très ambivalentes. J’ai signé le manifeste sur l’avortement par solidarité et conviction, la loi Veil était vitale pour nous toutes[6], mais je n’aurais jamais pu avorter. Depuis le début, je voulais construire, donner lieu, tracer des voies positives. Je voulais mettre l’accent sur la force créatrice des femmes, faire apparaître qu’elles enrichissent la civilisation, et qu’elles ne sont pas seulement les gardiennes du foyer, enfermées dans une communauté d’opprimées. Je voulais ouvrir le Mouvement à un public : publier. En même temps qu’aux éditions, je rêvais d’une librairie ouverte non seulement aux femmes mais aux hommes, sur la rue. Je savais que les critères de sélection des manuscrits des éditeurs les plus scrupuleux pénalisaient les femmes. Le premier texte que nous avons publié avait été refusé chez d’autres éditeurs. Comme vous le savez, l’expérience a suscité plus d’envie que de gratitude de la part des femmes, ou d’admiration de la part des hommes. Je crois qu’en ces années noires seul François Maspero a dû souffrir autant que nous. Mais à la réflexion et pour être raisonnable, je crois que les choses ne pouvaient pas aller autrement.

 L.D. : Quel bilan faites-vous de l’entreprise ? Il était beaucoup question, à l’époque, de promouvoir une « écriture féminine ». Que pensez-vous de ce projet et de ses résultats aujourd’hui ?

A.F. : Pour rester optimiste, le bilan, je crois qu’il serait sage de le déposer … Depuis une dizaine d’années, les éditeurs ne sont pas à la fête. Quant à l' »écriture féminine », encore une fois, l’expression n’est pas venue de nous. Je crois que c’est une traduction en français de l’expression female writing. Or, en français, il y a plusieurs siècles que la femelle n’est plus humaine ; autrement dit, la femme a perdu l’intégralité de son sexe. A avoir été cantonnée toute entière dans son utérus pendant des millénaires, elle a fini par se retrouver sans, et n’être plus qu’un genre, l’autre métaphore du monisme phallique. La femelle humaine est forclose de notre langue, phallique s’il en est. Donc, le féminin est un genre que se donnent beaucoup d’hommes, du travesti au poète, ce « transsexuel imaginaire ». On peut lire la féminité de l’écriture de Rilke, de Rimbaud. Ce n’est pas simple … L’être humain naît sexué, fille ou garçon, mais aussi parlant. Nos expériences, nos actions sont en permanence informées par cette détermination physiologique. Pour l’homme comme pour la femme, la physiologie, c’est le destin. Mais, à tous moments aussi, nos paroles, nos écritures sont en accord ou en désaccord avec la contrainte que le corps impose à la langue et à ses effets de fantasmes.
Né(e) fille ou garçon, on devient femme ou homme, masculine ou féminin ; écrire ne sera donc jamais neutre. Le destin anatomique se marque, se démarque ou se remarque. La différence des genres viendra confirmer ou infirmer la différence des sexes. Comment l’écriture, comme expérience d’un sujet sexué, pourrait-elle être neutre ? Pour nous, il ne s’agissait pas de mettre la charrue avant les boeufs. C’était un pari, un risque pris, que des textes écrits par des femmes fassent travailler la langue, y fassent apparaître, pourquoi pas, une différence sexuelle. En aucun cas, il ne s’agissait de déclarer a priori qu’il y avait une « écriture de femme ». Quand Kundera se demande, dans L’Art du roman, comment faire passer en contrebande « bander » du français au tchèque et du tchèque au français, de quoi parle-t-il, de quoi s’agit-il ? Lacan disait aussi, la langue ne pense qu’à ça. A « ça » quoi ? A bander ? Et pendant ce temps, comment jouissent les femmes ? Depuis des millénaires, les hommes travaillent à la symbolisation et à ‘inscription de leur libido phallique. Je me rappelle un très beau texte de Pierre Guyotat, « l’autre main branle ». Ils pourraient bien patienter quelques décennies, nous donner quelques siècles pour juger d’un travail équivalent par les femmes …
D’autre part, cette tarte à la crème de l’écriture féminine a été utilisée comme une arme absolue, jetée à la face d’écrivains de premier plan, qui n’avaient attendu ni le M.L.F. ni les éditions Des Femmes pour énoncer leur poétique. Je pense très précisément à Hélène Cixous : Dedans, qui lui a valu en 1969 le prix Médicis, portait en germe tout ce qu’elle a écrit par la suite.

L.D. : Quid aujourd’hui du Mouvement des femmes ? Il a été entraîné apparemment par le reflux général des expressions de 68.

A.F. : Né de 68 et s’étant déployé à contre-courant du gauchisme, ce Mouvement va l’excéder largement, comme il est en train de surmonter la restauration symbolique des années quatre-vingt. Ce n’est pas à vous que j’apprendrai que des bouleversements d’une telle ampleur ne se jouent pas en une ou deux décennies. Il ne s’agit pas là de changements, au sens d’alternances, mais d’une crise de croissance de l’espèce. On est au cœur du fameux malaise dans la civilisation, du passage d’un stade à un autre, où les femmes se trouvent engagées à leur corps défendant, prises en otage et font symptôme à la folie de l’Autre. C’est ce qui arrive aussi à Salman Rushdie. On va jusqu’où on peut aller, à un moment donné, compte tenu des forces en présence, compte tenu de ce que l’histoire peut traiter. On peut avoir ensuite une impression de reflux, mais elle est trompeuse. Il existe de nouveaux frayages en cours, des nappes phréatiques où l’on peut puiser de nouvelles inspirations. Il existera des manières inédites de transcrire ce qui aujourd’hui encore nous paraît illisible. A coup de régressions progrédientes, peut-être parfois, les femmes continuent d’avancer. Après dix, quinze ans de féminisme d’État (Françoise Giroud a été nommée secrétaire d’État à la Condition féminine en 1974), les militantes de la première heure pouvaient bien se démobiliser ; c’était même vital pour ne pas ressasser et pour prendre de nouvelles marques. La plupart l’ont fait.
Il y a, c’est désormais évident, des résistances subjectives et objectives, psychiques, affectives, politiques et narcissiques à ce mouvement de civilisation. La fonction de la résistance, en politique comme en analyse, est complexe, polyvalente et fait partie d’un processus de maturation saine.
Les frayages à la symbolisation, mot que je préfère à celui de sublimation, sont complexes. La création, l’invention sont nécessairement paradoxales. Freud qui a, pendant un demi-siècle, théorisé la cure de parole, a été atteint à la fin de sa vie et durant plusieurs années, d’un cancer de la mâchoire qui l’empêchait de parler. Sa fille Anna, son Antigone, lisait pour lui le texte de ses conférences.
Vous me demandiez un exemple personnel, je pourrais dire que mon mouvement, que je n’ai jamais confondu avec la motricité, n’est certainement pas sans rapport avec ma paralysie. Je suis atteinte d’une de ces maladies oubliées, encore aujourd’hui incurable, probablement latente depuis ma naissance ou avant, qui s’est déclarée à la suite d’un vaccin, à la fin de ma scolarité. Les neurologues m’ont prévenue que je serai très vite dans un fauteuil roulant. J’ai pu repousser l’échéance pendant plus de trente ans, avec tout ce que cela implique d’effort d’adaptation à une vie « normale ». Bien sûr, le travail analytique m’a aidée. Mais peut-être à certains moments m’a-t-il surimmobilisée. Et le Mouvement qui m’a pris tant de forces m’a aussi énormément portée. Et enfin, je pourrais dire peut-être que, comme la soif enseigne l’eau, l’immobilité m’a enseigné le mouvement.
C’est de l’extérieur que sont venues les forces destructrices. Si difficile qu’ait été le dialogue entre nous, c’est le relais intéressé que trouvait le conflit au-dehors qui le rendait dévastateur. On sait bien que, dès qu’un champ fraternel se crée, il est aussi fratricide. Mais personne ne songe à tirer argument des luttes de tendances au sein du parti socialiste pour détruire tel ou tel, sauf la droite. Il n’en allait pas de même pour nous. Nos divergences, somme toutes normales, servaient à nous disqualifier. Il semblait que tout ce que nous faisions ou disions dût être retenu contre nous. Les misogynes avaient raison de se défendre, l’enjeu en valait la peine. Nous n’avions simplement pas estimé qu’il y en aurait tant et qu’ils rencontreraient chez les femmes tant de complices. Chaque groupuscule, chaque parti, chaque clan essayait de nous manipuler, de nous contrôler, de nous détourner à son profit. Chaque organisation secrétait son féminisme. C’était peut-être un signe que cette idéologie était dans la dépendance politique et symbolique de la structure phallique. A l’horizon, le mirage de l’égalité faisait illusion de terre promise, depuis 1789, à travers le leurre des luttes de classes en lesquelles plus personne ne croyait.

L.D. : On pouvait de bonne foi, selon une certaine logique, juger que l’universel est davantage libératoire qu’une identité qui enferme les femmes dans leur détermination biologique.

A.F. : Pourquoi les déterminations biologiques continueraient-elles d’être enfermantes pour les femmes ? Ne serait-ce pas plutôt le contraire, à partir du moment où on maîtrise la fécondité ? Et, après tout, si l’anatomie c’est le destin, c’est aussi vrai pour les hommes. Le principe de réalité ne saurait ignorer ces déterminations-là et une société de justice ne saurait les exploiter. Egalité et différence ne sauraient aller l’une sans l’autre ou être sacrifiées l’une à l’autre. Si on sacrifie l’égalité à la différence, on revient aux positions réactionnaires des sociétés traditionnelles et si on sacrifie la différence des sexes, avec la richesse de vie dont elle est porteuse, à l’égalité, on stérilise les femmes, on appauvrit l’humanité tout entière. On s’interdit de parvenir au stade de la génitalité symbolique ; cela étant à entendre dans son déploiement métaphorique, et non comme une réduction à l’organique. Génial et géni(t)al, c’est bien le même mot, n’est-ce pas ? Reconnaître le génie d’un savant ou d’un artiste, c’est admirer sa capacité à produire du signifiant vivant, à mettre au monde une forme, un élément, une chair unique qui n’existait pas avant qu’il la crée. De tout temps, ces « génies » ont utilisé à propos de leurs œuvres des métaphores procréatrices. La notion d’égalité ne me semble pas avoir été mise en travail, jusqu’à ce jour, de manière satisfaisante. Autrefois, je l’aurais qualifiée d’idéaliste. Nous n’avons jamais trouvé que c’était un modèle pertinent quand nous avons milité avec des femmes de l’Amérique latine ou du Maghreb, autrement qu’au plan social ; encore que, dans leur vie professionnelle, les femmes qui bénéficient aujourd’hui d’une loi sur l’égalité soient de fait pénalisées de cette dissymétrie quant à la procréation, dont on n’a pas voulu tenir compte au départ. Il faudra bien un jour envisager la procréation comme une création du vivant-parlant ; en tenir compte comme un apport considérable de richesses par les femmes à la communauté humaine et, pour elles-mêmes, non seulement comme une maturité physio-psycho-sexuelle, mais aussi comme une possibilité de libre accomplissement d’un désir. C’est là, la réalité pour le plus grand nombre, et tant mieux si quelques-unes, sans avoir rien à sacrifier, écrivent aussi des livres ou deviennent Premier ministre.

 L.D. : Ne serait-ce pas tout simplement la considérable réussite sociale du Mouvement des femmes qui a entraîné la démobilisation de ses actrices ?

A.F. : Vous avez sans doute raison. Même si l’élan s’est aujourd’hui ralenti, c’est un mouvement dont on pourra dire dans l’histoire qu’il aura réussi. Et pourtant, les documents officiels (rapport de l’Unesco), les sondages, l’analyse des médias[7], tout atteste le recul, l’exclusion, les menaces, les répressions sur les femmes. Plus que de résistances, on pourrait parler un peu partout de contre-mouvements. A l’oppression de la misogynie première succède la répression anti-émancipatrice. Les interdits fondateurs et régulateurs de nos sociétés se retournent perversement contre les nouvelles libertés des femmes. Je pense non seulement à l’alliance toute politique des trois monothéismes, mais au retour d’Œdipe, du fils parricide exigeant, abusif, dont les média nous livrent chaque jour de nouvelles figurations : Untel à trente-huit ans viole sa mère qui en a soixante-huit ; un autre qui en a trente-six cite sa mère en justice parce qu’elle l’a abandonné ; un troisième, plus jeune, tue son amie parce qu’elle réussit mieux que lui, etc. La criminalité est sexuée. Les femmes font peur aux hommes qui veulent s’attarder dans leur toute-puissance infantile. Les femmes ont peur parce qu’elles sont en danger de mort. Et depuis Althusser jusqu’au héros de Karlin en passant par Paulin, l’assassin de vieilles dames, la réalité des crimes est innocentée à tous moments par la puissance identificatrice des fantasmes. Délirants ou passionnés, criminels ou artistes, les fils « identifient » les fils, en toute barbarie, en toute impunité.
Il sera probablement plus difficile pour les femmes de se libérer du Fils que du Père, qui à mon sens n’existe pas en tant que tel ; difficile de renoncer à être Jocaste, d’échapper à la passion selon Œdipe. La tentation sera grande de rédimer l’assassin : une manière toute féminine d’échapper à la castration. Plutôt avoir un enfant et se le garder fou furieux ou autistique, comme phallus avec qui s’enfermer hors d’elle-même et en exil de soi, que de faire un enfant pour le laisser partir vers son destin d’homme.

L.D. : Revenons sur Mai 68. Comment, avec le recul, comprenez-vous le mouvement et comment situez-vous le Mouvement des femmes en son sein ?

A.F. : J’ai vécu Mai 68 comme une vraie révolution et plus le temps passe, plus j’en suis convaincue : cela a été le grand saut hors de l’ère capitaliste, qui n’a plus aujourd’hui qu’à s’accomplir ou mieux, à s’achever mondialement. Ce fut la fin de l’ère de l’économique déterminant en dernière instance, pour le Libéralisme comme pour le marxisme. Exit du même coup de Gaulle, le père, président-fondateur de la plus monarchique des républiques, dont on comprit tout à coup, presque deux cent ans après le régicide, qu’il n’était qu’un Fils. Le Père, ça n’existe pas. Mai 68 a été le premier rassemblement des Fils en tant que tels ; après liberté-égalité, l’entrée dans l’ère de la fraternité. La revendication narcissique-phallique s’inscrivait sur tous les murs, partout. Souvenez-vous des deux affiches dont l’une disait : « le pouvoir est au bout du fusil », l’autre : « le pouvoir est au bout du phallus » et de ces graffitis de pénis en érection qui couvraient joyeusement les murs de la Sorbonne, du quartier latin puis de Vincennes. C’était autant d’autoportraits du gauchiste en jeune Narcisse ou en vieux Priape. Je crois décidément qu’on a oublié de signaler le priapisme du gauchisme.
Liée à la valorisation narcissique du pénis, la phase dite phallique fonde une logique où, pour le garçon, n’est digne d’estime que le semblable pourvu du même organe de prestige : c’est le double, le reflet, le jumeau, le frère, le pote d’aujourd’hui. Des identifications en chaîne à tous ceux qui brillent en découlent. Les golden boys cumulent l’or et le phallus. Le premier ne va pas sans le second, mais c’est le second qui fabrique et attire le premier. C’est le phallus qui domine l’or. C’est là le fait nouveau.
L’enjeu de ce que Freud a nommé le « primat du phallus », pour les deux sexes, est d’ordre essentiellement narcissique. On peut donc désigner cette logique comme narcissique-phallique. L’omnipotence, l’omniprésence du phallus, peut être représentée aussi par le fétiche érigé, dit Freud, comme un « mémorial » devant l’horreur de la prétendue castration féminine ou maternelle, qui est un pur déni, que vient soutenir aujourd’hui la marchandisation universelle, l’exposition généralisée d' »objets nomades », la possession de gadgets, de prothèses ; pur déni car, comment pourrait-elle avoir été châtrée, elle, la femme-mère, d’un pénis qu’elle n’a jamais eu autrement que dans son imagination perverse à lui, l' »homme-fils » ?
Le phallus est l’emblème, l’image, le signifiant-maître, l’équivalent général de l’intégrité de Narcisse. Une femme, quand elle se trouve privée d’une « libido à soi », subit son impérialisme et est soumise à son mode de développement économique. Si elle ne veut pas se contenter de faire Echo, elle n’a donc d’autre choix pour s’exprimer que d’emprunter cette voie, mais c’est au prix de son intégrité psychique et physiologique ; elle y engage son corps, ou plutôt elle est mise en demeure d’y abandonner son corps en otage, de tomber dans une pathologie où elle sera prise pour le phallus, par elle-même et par les autres, le phallus bien sûr, corps et âme, corps obélisque et érigé comme c’est encore le cas de beaucoup d’actrices de cinéma, de mannequins, âme-Père-Dieu pour bien des femmes écrivains ou ministres. Et voilà comment, prises au piège d’un narcissisme phallique qui ne les concerne guère, les femmes, avec ou sans tchador, en deviennent le plus parfait symptôme.
Le christianisme est un filiarcat, une religion du fils, on pourrait dire un monothéisme filial. Le socialisme en est peut-être sa version laïque. Vous imaginez que, dans un tel climat, la place des femmes n’était pas aisée à indiquer, rien n’étant aussi excluant des filles que les fratries. Les filles peuvent toujours, en s’identifiant aux Fils, se travestir en filses ; mais là encore la symétrie est un leurre. Il suffisait pour le comprendre de sentir l’atmosphère de rabaissement des femmes dans les groupes gauchistes. Leurs militantes venaient s’en plaindre au M.L.F. pour échapper aux identifications dangereuses. Rares sont les femmes en France qui se sont ralliées à des groupes violents, ou ont soutenu des terroristes. Les féministes d’Action directe sont bien venues une ou deux fois saccager la librairie Des Femmes, mais l’analyse de la violence ambiante, à laquelle l’ensemble du Mouvement, et pas seulement « Psych et Po », s’attachait, a constitué un frein puissant à la pulsion de mort, humaine, trop humaine, sans pour autant la refouler ni la dénier.
Je n’ai jamais pensé que l' »ennemi principal » était le patriarcat, mais je continue de penser en revanche que l’adversaire principal est le filiarcat. L’assemblée des fils et des frères qui se réunit après le parricide, pour fonder la démocratie, exclut a priori radicalement les femmes. C’est une société doublement hommosexuée si, de plus, l’emblème de sa puissance n’est plus seulement l’or. Le phallus risque d’être un étalon encore plus destructeur. C’était le défi que voulait relever notre Mouvement.

L.D. : La suite des événements vous paraît ratifier ce diagnostic ?

A.F. : Tout à fait, et bien au-delà de mes craintes. Le projet des frères s’est trouvée renforcé. Un moment ralentis par le Mouvement des femmes, grâce à l’unité socialiste qui a fait pivot, ils n’ont pas tardé à se venger, et les représailles sont loin d’être terminées. On est entré, avec Mai 68, dans l’étape qui précède le stade de la génitalité. Cette ère narcissique est très importante, car elle est à la fois une promesse de progrès, de civilisation où c’est l’image qu’il s’agit de privilégier, et elle se confond avec l’ère des médias, mais c’est aussi un danger de mort en cas d’abus, par isolement ou par identification massive. L’image est souveraine. Lacan a écrit en 1936 un texte prémonitoire, Le stade du miroir. Nous avons basculé en 1968 dans une nouvelle organisation libidinale introduite par Freud, cinquante ans plus tôt, au titre du narcissisme. Après « l’ère des passions et des intérêts », dont traite Hirschman[8], voici l’ère des pouvoirs, des identités, des souverainetés, l’ère de démocratisation narcissique de la monarchie absolue : après le Roi-Soleil, la guerre des étoiles, si subtilement annoncée à la fin des années soixante par La prise du pouvoir par Louis XIV de Roberto Rossellini. C’est le temps de l’auto-, des êtres qui s’autofabriquent, s’autoexhibent, s’autopromeuvent comme une automarchandise. Nous allons vivre des années d’apparat, de mise en scène du moi, du faux-self généralisé, plutôt que du self-building. Les activités jusque-là les plus discrètes, de l’alpinisme à l’écriture, doivent maintenant être exhibées, faire représentation télévisuelle. Tout écrivant en mal de gloire littéraire doit, depuis quinze ans, graviter autour d’un maître-mot héliocentrique, sur un plateau, où le substitut idéal de tout étalon draine ceux qui ambitionnent de rayonner à leur tour ; nulle tentation hégémonique dans la personnalité de Bernard Pivot, malgré les accusations lancées naguère par quelque Narcisse blessé, mais il est incontestable qu’une part importante de sa gloire est pur effet de signifiant.

L.D. : Vous avez une vue sombre, pour ne pas dire pessimiste, de l’avenir qui nous attend ?

A.F. : Je crois en effet que dans cet univers des fils et de l’image, le XXIe siècle sera celui de l’exclusion des femmes et de toutes les différences, en même temps qu’on ne parlera que d’intégration. Après tout le XIXe siècle, qui a mis en avant l’égalité n’a-t-il pas été, dans les faits, le siècle des plus durs affrontements ?

L.D. : Freud, retraduisant dans son langage un préjugé commun, ne loge-t-il pas le narcissisme du côté des femmes ?

A.F. : A tort, à mon avis… C’est tout simplement parce qu’il ne sait pas qu’une femme peut être tout autre chose que la mère d’un fils, phallicisée par son rejeton, ou la fille d’un père, « phallus as a girl »[9]. Devereux va plus loin encore : à propos de Baubo[10], il prétend que, en montrant son sexe, elle le situe aussitôt du côté du phallus. Donc tout ce qui de la femme ne reste pas caché sera considéré comme exhibé et ressortissant du territoire phallique, naturalisé narcissique. Pour éviter l’exhibition phallique, les femmes n’auraient plus qu’à adopter le tchador, prépuce rituel de cette « ère phalliste » à laquelle décidément il est impossible d’échapper. On tombe de Charybde en Scylla. Mais c’est une question qui a besoin d’un plus long développement.

 L.D. : Concrètement parlant, l’expansion contemporaine de l’image est associée à une transformation de l’image des hommes qui est généralement interprétée comme une féminisation.

A.F. : Masculin et féminin sont des jumeaux en quelque sorte, jumeaux monozygotes, qui s’admirent et s’inversent, s’échangent sur un mode pervers et jouent des genres, sans qu’il y ait véritablement de rapport sexuel. La féminité est un travesti. Les homosexuels, les couturiers par exemple, rêvent d’une féminité idéale et s’y projettent. Avec la féminisation dont vous parlez, nous sommes au cœur de la pseudo-différence des sexes, si contraignante pour tant de femmes : il faut ressembler à un homme qui se travestit en femme. On n’est pas sorti de la catégorie du double : A et A’ plutôt que A et B.

L.D. : Pourriez-vous revenir plus précisément sur l’association que vous établissez entre « phallique » et « narcissique » ?

A.F. : A cette étape d’une érotique très éloignée de son économie phallique, le caractère de monstration, d’exhibition, de complaisance du sujet au miroir, de syncope du corps, le phallus, objet symbolique, figurant tout ce qu’il y a de convoitable, de désirable par le regard, ce phallus se distingue mal de la représentation d’un pénis en érection. C’est comme si nous avions affaire, à l’instar du capitalisme, à un « phallicisme sauvage », une sorte de priapisme obscène, propre à figurer les extrémismes. Là surgissent, aux antipodes du « Bébête Show », Marchy et Pencassine pour Marchais et Le Pen. Toujours pas de femmes dans tout ça, mais leurs défigurations. Il s’agit d’exhiber des femmes là où elles ne sont pas, et de ne pas leur donner la parole là où elles sont. C’est la scène historique du plus antique des théâtres. Les femmes, symptômes d’une castration qui ne les concerne pas, mais à laquelle les fils résistent de toutes leurs forces, parce qu’ils en sont la proie, sont renvoyées à l’invisible. Plus aucune femme, ou presque, pour occuper la place de la superstar qui présente le journal télévisé de vingt heures.
Le mot d’ordre des thérapeutes et des universitaires américains est « be visible ». Lacan déjà conseillait à ses disciples : « Faites-vous connaître ». Ainsi assiste-t-on à l’émergence d’un nouveau type de personne qui assume sa propre fabrication en pratiquant, à côté du body-building, ce que l’on pourrait appeler le self-building. Ce pourrait bien être une nécessité à laquelle il sera difficile de se soustraire, pour ne pas sombrer dans des crises de plus en plus aiguës de délires maniaco-dépressifs.

L.D. : Alors que faire, face à ce monde qui s’annonce, puisque on ne vous imagine pas vous contentant de constater le phénomène ?

A.F. : Il faudrait pouvoir, autant par spéculation que par régression analytique, se porter en avant de ce qui est en train de se passer, y aller en volant quand on ne peut plus y aller en boitant, car, pas plus cette fois qu’à l’ordinaire, l’histoire ne sera univoque. Aussi bien ce courant narcissique n’est-t-il pas né d’hier. Il correspond à une tendance permanente, mais il y a un moment où un phénomène latent et diffus se manifeste, s’historicise, domine. C’est à mon avis sur ce point précis que Mai 68 a été un terrible révélateur, une révolution. Tout ne saurait être mauvais dans l’historicisation de ce courant narcissique à laquelle nous assistons. Ce pourrait être aussi bien l’avènement d’un humanisme supérieur, d’une civilisation où l’on commencerait à penser. Et dans la foulée, on peut se mettre à élaborer une théorisation de la génitalité, penser à dépasser l’autogonisme. La production de vivant est tripartite : un que multiplie un fait un. Cette tripartition est dénaturée par la Trinité : Un seul en trois, trois qui ne font qu’Un. Si nous parvenons à démonter de tels dispositifs, si nous arrivons à savoir en quoi ils sont excluants de toute hétérogénéité, alors nous serons en mesure de penser la génitalité, d’en finir avec le fantasme du « continent noir ». Il faut inventer un narcissisme bien tempéré. On peut limiter le star-cancer de l’érotique phallique – par star-cancer j’entends l’autre versant du désastre-,l’inflation narcissique mais aussi le caractère phallique figé qui le surcompense, en mettant en travail l’économie libidinale du phallus, et en créant, d’autre part, le champ épistémologique de l’économie libidinale propre aux femmes. Ainsi, nous entrerons dans la pensée d’une civilisation hétérosexuée.
Il y a deux sexes. C’est une réalité dont l’histoire devra désormais faire son quatrième principe au-delà de la liberté, de l’égalité, de la fraternité, si elle veut être digne de ses idéaux. Le Mouvement des femmes est porteur, depuis son origine, de cette quatrième révolution que je désignais autrefois comme la « révolution du symbolique ».
On peut imaginer la création d’un champ épistémologique aux côtés des sciences de l’homme : les « sciences des femmes », allant de la « gynéconomie » et de la féminologie à l’élaboration d’un corps de droit spécifique. Le Mouvement des femmes a été et reste l’un des « mouvements de civilisation » les plus puissamment fédérateurs. Je préfère l’expression « mouvement de civilisation » à celle de « mouvement social » pour cette raison. Il continue à se déployer dans le monde entier. C’est un mouvement transnational mieux qu’international, qui pose dans chaque pays des problèmes spécifiques mais dont les principes sont universels et généraux. Les choix politiques des femmes s’inscrivent donc à l’échelle planétaire. C’est dans un tel contexte que doit s’assumer une conception moderne des droits des femmes, de leur statut et de leur revendication identitaire. Cela doit entraîner des solutions à quelques-uns des grands problèmes actuels qui menacent la démocratie.
Tout d’abord, il y a les grands problèmes de l’Est, du Sud, du Maghreb. Il y a les nationalismes, les intégrismes, mais aussi les archaïsmes religieux, les stéréotypes traditionalistes. Je pourrais reparler ici du retour des fils : Isaac, Ismaël, Œdipe, Jésus, autant de figures d’un « fondamentalisme narcissique », d’un stéréotype symbolique. Dans cette montée de la Fraternité, dans ces joutes fratricides, la partition, la déchirure passent trop souvent encore par le corps des femmes qui fait symptôme à la folie, à la mégalomanie déprimée des Fils. En Inde, les femmes musulmanes s’opposent au projet de lois personnelles, à la charia qui les menace, et s’allient aux femmes de l’État indien laïque et démocratique. En Algérie, les femmes se mobilisent pour les mêmes principes et contre la même oppression. En prenant des risques parfois mortels, elles vont faire avancer la démocratie algérienne et pas seulement leurs propres revendications.
Ensuite, les femmes sont directement impliquées dans le problème de l’inégalité devant l’emploi, dans ce qu’on appelle le chômage et dans la société de l’Europe occidentale à deux ou trois vitesses. A l’inégalité devant l’emploi s’ajoute l’inégalité devant la visibilité. Dans cette société, les mâles dominants confisquent non seulement le travail créatif, mais tout l’or, tout le pouvoir, tout l’écran, à leur seul profit. Il n’y a aucune femme chez les « commandeurs », aucune femme chez les penseurs qui prétendent mener le siècle. Le narcissisme à la fin du XXe siècle n’a plus rien à voir avec la fleur des champs ou avec le poème. Autant que de partager le travail, il s’agit de valoriser, de reconnaître de nouvelles productions. En tenant compte des productions spécifiques des femmes, on valorisera de nouvelles tâches, on équilibrera mieux les pouvoirs. Je pense bien entendu à la création d’enfants par les femmes. Aujourd’hui, la connaissance des processus de fécondité fait apparaître la dissymétrie entre les sexes quant à la procréation, au profit des femmes. Ce décalage, cette inégalité devant les rôles biologiques, cette puissance procréatrice peut désormais inverser l’ordre des inégalités et se transformer en pouvoir démographique. De 1975 à 1988, les mères célibataires ont augmenté de 100 %.
Enfin, la démocratisation permanente, seule, garantit l’extension de la démocratie. A côté du contrat social, on peut parler aujourd’hui d’un contrat de nature et d’un « contrat de vie ». Il ne s’agit pas seulement de protéger l’humain, mais de choisir son identité, sa vie. C’est la question de toute intégration, harmonisée au pouvoir de décision. A côté des droits, nous avons des désirs et des devoirs. Il faudra bien que les femmes surmontent leur répugnance et leur inhibition au pouvoir. Il faudra qu’elles acceptent d’entrer en responsabilité, de considérer qu’elles ont un droit de présence et un devoir de démocratisation dans la cité. L’Alliance des femmes pour la démocratisation voudrait susciter cette réflexion, ces nouveaux engagements.

 

[1] Abréviation de « Psychanalyse et Politique » ou « Politique et Psychanalyse ».

[2] Pour pouvoir continuer à penser « différemment », j’ai eu à dire non à Simone de Beauvoir et à toutes celles qui la brandissaient comme leur maîtresse à penser au nom du féminisme.

[3] Rassemblement de féministes du Mouvement des femmes, autour du tract « Pour un Mouvement féministe révolutionnaire », à l’automne 1970.

[4] Association psychanalytique créée par Jacques Lacan en 1964 et dissoute en 1980.

[5] Premier journal du Mouvement des femmes (six numéros de 1971 à 1973).

[6] Même s’il a fallu attendre 1982 pour que le remboursement de l’I.V.G. le rende effectivement libre pour le plus grand nombre.

[7] Se référer entre autres à la Conférence générale de l’Unesco, 25ième session, Paris, 1989 ; à la session annuelle du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes à New York, du 22 janvier au 2 février 1990. Pour les articles de presse : « Égalité professionnelle, pas de passe-droit pour les femmes », Les Échos, 21 août 1989 ; « Participation des femmes à la vie parlementaire : un recul général », Profession Politique, 18 décembre 1989 ; « Un bilan des plans d’égalité professionnelle », Le Monde, 19 octobre 1989 ; « La formation des femmes reste en plan », Libération, 8 mai 1990 ; « Les statistiques de la honte », Le Monde, 29 janvier 1991.

[8] Albert Hirschman, Les Passions et les intérêts, Paris, PUF, 1980.

[9] Otto Fenichel, « Phallus as a girl », in The Psychoanalytic Quarterly, vol. XVIII, 1949.

[10] Georges Devereux, Baubo, la vulve mythique, Paris, J. G. Godefroy, 1983.

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