LA TRIPLE PRODUCTION DES FEMMES

Géni(t)alité. Féminologie IV, des femmes-Antoinette Fouque, 2023

Présentation au Parlement européen, à Bruxelles, le 3 juillet 1996, de son rapport sur le suivi de la Conférence mondiale sur la population et le développement qui s’est tenue au Caire en septembre 1994.

 

Multiple carrefour, temporel et thématique, la Conférence mondiale sur la population et le développement, qui s’est tenue au Caire en septembre 1994, nous apparaît, deux ans plus tard, à la fois comme la fille (synthèse) des conférences qui l’ont précédée, et la mère (matrice) de celles qui l’ont suivie.

Dans la double continuité des conférences de Bucarest (1974) et de Mexico (1984) sur la population et le développement, mais aussi dans celles de Rio sur l’environnement (1992) et de Vienne sur les droits de la personne (1993), on a compris, au Caire, que les questions de population et de démographie étaient autant liées au « développement durable » et à la protection de l’environnement qu’à la planification familiale.

Au Caire, on a pris conscience que les questions de population, de pauvreté, de mode de production et de consommation, de développement, d’environnement et de droits de la personne humaine sont étroitement dépendantes les unes des autres, et que le caractère positif ou négatif de cette interdépendance repose largement sur les femmes et le sort qui leur est fait, particulièrement en matière de santé, d’éducation et de prise de décision.

À Copenhague, en mars 1995, c’est en tant que 70% des plus pauvres que les femmes ont tristement affirmé leur place prépondérante dans les ratés du développement. À Pékin, en septembre 1995, c’est en tant qu’actrices de tout progrès qu’elles ont réaffirmé leurs droits fondamentaux comme partie intégrante des droits humains. À Istanbul, en juin 1996, la communauté mondiale s’est redonné pour objectif prioritaire le renforcement du pouvoir d’action des femmes dans tous les domaines et à tous les niveaux.

C’est donc naturellement que ce rapport sur le suivi du Caire a été confié à la Commission des droits de la femme, et s’est enrichi des rapports pour avis des Commissions développement et environnement, pour déchiffrer si les cibles définies au Caire pouvaient être atteintes, sous condition de leurs financements.

Malgré quelques données positives, glanées après mon rapport, l’état des lieux fait apparaître qu’aucun progrès significatif n’a été réalisé depuis le Caire, et que les indicateurs principaux sont au rouge.

 

I / Santé génésique

Oui, la transition démographique qui s’étend presque partout dans le monde s’accélère, mais l’accroissement sans précédent de la population mondiale perdure, et le chiffre de 8 milliards annoncé pour 2050, comme point de stabilisation, reste exorbitant.

Oui, la planification familiale progresse : le pourcentage de femmes dans les PVD[1] ayant accès à la contraception est passé de 10% en 1965, à 50% en 1995. Le budget fourni par les pays industrialisés est passé de 200 millions en 1974, à un milliard en 1994. Mais, aujourd’hui, 300 millions de femmes n’ont toujours pas accès aux contraceptifs.

Mais, selon le FNUAP[2], chaque année, 500 000 femmes à travers le monde continuent de mourir des suites de grossesses précoces et répétées, de complications d’accouchement, et d’avortements clandestins (dont 94% dans les PVD), alors que 150 millions sortent d’une grossesse avec une maladie ou un handicap durable.

Mais, selon l’OMS[3], la contamination par le virus HIV est galopante chez les femmes et les adolescentes, du fait de leur subordination sexuelle et économique et d’un manque d’information.

Oui, la diminution de la mortalité et son corollaire, la hausse de l’espérance de vie, bénéficient désormais à de nombreux PVD. Oui, l’écart des niveaux d’espérance de vie entre pays riches et pays pauvres se réduit d’une manière générale. Mais, on assiste à des régressions alarmantes en Russie et en Afrique noire.

 

II / Éducation, droits, développement

Oui, selon l’UNESCO[4] (Rapport de 1995), « l’achèvement du cycle des études primaires ou de l’éducation de base (pour les femmes) constitue une sorte de ligne de partage dans la topographie globale de la population, sinon le facteur déterminant de la transition démographique ». Mais, l’UNESCO insiste : les discriminations perdurent ; deux tiers des 960 millions d’adultes analphabètes sont des femmes ; 90 des 130 millions d’enfants qui n’ont pas accès à l’enseignement primaire sont des filles.

Oui, d’une manière générale, les femmes jouissent d’une meilleure reconnaissance mondiale, et parfois nationale, de leurs droits, mais globalement leur statut ne s’est pas amélioré ; il s’est même gravement dégradé, du fait des intégrismes religieux et de la mondialisation économique.

Pékin et Istanbul ont insisté sur l’absence de moyens mis en œuvre, et sur la féminisation croissante de la pauvreté, de l’exclusion, des discriminations et des violences.

Donc le renvoi aux calendes d’un développement durable, dont il a été dit et répété qu’il ne pouvait être atteint qu’avec la contribution et la participation des femmes, à égalité avec les hommes.

L’Afrique noire, dont, pour son propre équilibre, l’Union européenne ne saurait se désintéresser, est la région du monde qui a le plus régressé et dans tous les domaines durant la décennie 1990 : malnutrition, sida, appauvrissement, analphabétisme déciment physiquement et psychiquement ces populations.

Or l’objectif retenu par la communauté mondiale de consacrer à l’aide au développement 0,7% du PIB et 4% de ces 0,7% aux quatre cibles retenues au Caire, est loin d’être respecté. Les 17 milliards considérés comme nécessaires à la mise en œuvre du programme d’action n’ont pas été rassemblés. Désengagements massifs et engagements peu ou pas tenus en sont la cause.

La tenue du G7 il y a quelques jours à Lyon a révélé une diminution catastrophique de l’aide publique au développement de la part des pays riches : son niveau le plus bas depuis vingt-cinq ans, alors que le problème de la dette des PVD demeure critique et que les réductions dans les dépenses sociales vitales qui découlent des programmes et des mesures d’ajustement structurels s’y font cruellement sentir.

Aux États-Unis, qui apportaient 17% de l’aide mondiale à la planification familiale dans les PVD, le Congrès vient de réduire ce budget de 35%.

Face à eux, les seuls États qui respectent la totalité des engagements pris sont ceux de l’Europe du Nord, la plupart membres de l’Union : Danemark, Suède, Norvège, Pays-Bas.

Certains États membres ont initié une mobilisation nationale inédite entre élus, acteurs d’ONG et gouvernements pour élargir le soutien politique au programme du Caire. Sous la pression des députés néerlandais, le Parlement des Pays-Bas a adopté une résolution portant à 4% le budget de l’aide extérieure consacré aux cibles définies lors de la conférence. Même engagement en Allemagne, où le Parlement a pris position pour la tenue en 1999, à Hanovre, de la première réunion de suivi de la CIPD[5] et de l’exposition universelle.

L’Union européenne a bien, quant à elle, débloqué les fonds auxquels elle s’était engagée en 1995 (50 millions d’écus), mais lourdeurs administratives et absence de volonté politique suffisante en ont empêché l’utilisation par leurs destinataires.

Au regard du rôle novateur qui a été le sien dans toutes les conférences mondiales, particulièrement au Caire, à Pékin et à Istanbul, où elle a su défendre des principes de liberté et d’égalité, instaurer un dialogue de qualité avec les PVD, et œuvrer à la reconnaissance et la mise en œuvre des droits des femmes, l’Union européenne, première puissance commerciale mondiale, principal donateur d’aides aux PVD (40%), doit, pour mieux respecter ses engagements, faire preuve d’une véritable volonté politique, en incitant les États membres à tenir leurs promesses financières, en dynamisant la création de réseaux, de nouvelles formes de partenariat (entre ONG, gouvernements, élus, populations concernées), en intégrant le gender-mainstreaming dans la coopération au développement, en favorisant la parité entre les femmes et les hommes.

Les femmes, redisons-le une fois encore, par la triple production qu’elles ont en charge dans le monde et dans l’espèce humaine, production de vivant, production familiale et domestique et production économique, sont le cœur battant d’une triple dynamique, dont aucun des termes ne saurait être désolidarisé des deux autres : Démographie-Développement-Démocratisation sont leurs trois fardeaux et notre triple chance.

 

[1] Pays en voie de développement.

[2] Fonds des Nations unies pour la population : agende directrice des Nations unies en charge des questions de santé sexuelle et reproductive.

[3] Organisation mondiale de la santé.

[4] Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture.

[5] Conférence internationale sur la population et le développement.

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