LA RÉPUBLIQUE DES FILS

Il y a deux sexes. Essais de féminologie, Gallimard collection Le Débat, 1995 et 2004 (édition revue et augmentée), Poche Folio n°161, 2015 (édition revue et augmentée)

Article paru dans Passages n°38, mai 1991, sur la décennie Mitterrand (« Mitterrand et les inégalités »).

Si l’on veut essayer de comprendre pourquoi, en 1991, les femmes sont si visiblement invisibles dans tous les bilans de la décennie Mitterrand, il est peut-être nécessaire de faire un double pas en arrière.
En 1971, à Epinay, François Mitterrand démocratise la paternelle S.F.I.O., en créant dans la foulée de la révolution soixante-huitarde, un P.S. moderne, frère aîné et raisonnable des fils en révolte ; un parti capable d’anéantir à moyen terme l’autoritarisme gaullien qui marque la France, en l’ancrant à droite, pour une décennie encore.
En 1981, Père de gauche et Père de droite seront ainsi définitivement évincés. Contrairement aux apparences, la victoire mitterrandienne sera davantage la transformation de l’essai marqué à la fin des années 60 par tous les gaucho-tiers-mondismes, que l’accomplissement du rêve socialo-communiste. En témoignent les déceptions et les surprises des dix dernières années.
En Mai 68, avec la crise œdipienne anti-autoritaire, s’ouvre l’ère de la toute-puissance photoscopique. C’est le passage de l’ère industrielle, post-monarchique, l’ère des intérêts, du capitalisme, l’ère de l’homme-père, du bourgeois et de son autre, le prolétaire, l’homme du mouvement ouvrier, du contre-pouvoir socialiste à l’ère communicationnelle, pré-démocratique, l’ère des pouvoirs identitaires, du phallisme, l’ère de l’homme-fils, de Narcisse ; au temps de la main succède le temps du regard ; l’homme-star, Priape ou anti-Œdipe mutant, le Prince, le premier, le primé, ne va pas sans son envers, le déprimé ; mais tous deux participent de la même « envie » structurelle, de la même angoisse créatrice. Au « Que faire ? » léniniste succède le « Comment faire ? » arriviste. Le XIXe siècle et l’ère des « liberté-égalité » s’achève ; le XXIe siècle et l’ère des « liberté-fraternité » commence. La révolution démocratique, c’est l’instauration d’un filiarcat fraternel et fratricide, l’avènement d’un fratriarcat[1] ; elle reprend, sur un mode laïque, la dissidence chrétienne qui fonde notre ère. Là où était la religion du Père, s’instaura la religion du Fils ; là où était la république des Pères, s’avance la république des Fils. De mai 1968 à mai 1991, des graffiti sur les murs de la Sorbonne (« Le pouvoir est au bout du phallus ») aux tags à la station de métro Louvre, de « Nique ta mère », groupe de rappeurs banlieusards, arriviste à N.T.M. super-star, au Zénith de Canal Plus, dans le temps et dans l’espace, le procès de libération, d’oedipianisation, donc de démocratisation des fils se poursuit sous la gouverne de François Mitterrand. Mais on est encore loin de la transformation d’une érotique phallique en économie œdipienne. Et encore une fois, hommosexuée selon le vieux modèle athénien, la démocratie tend à se construire sans les femmes, et celles qui ont si largement contribué à la victoire de la gauche en sont encore à se demander comment exister dans cette république des Fils.
Le 8 mars 1981, le M.L.F. appelait à voter pour François Mitterrand dès le premier tour, et le 10 mai 81, pour la première fois depuis que le droit de vote leur avait été octroyé, les femmes votaient majoritairement à gauche. En revanche, en 86, leur cœur a de nouveau penché à droite, et si l’on en croit le sondage de ce numéro de Passages, elles seraient aujourd’hui moins nombreuses que les hommes à approuver François Mitterrand. Dès Mai 68, nous étions quelques-unes à participer au grand chambardement. En 1970, nous étions des milliers, en 1979, des dizaines de milliers. Toutes, nous exigions la libre disposition de notre corps et la reconnaissance de notre existence dans l’histoire. Notre mouvement était culturel et symbolique, autant qu’économique et social ; notre projet était global, mondial, et non réductible à telle priorité de lutte (l’avortement, le viol) fétichisée par les médias.
Certaines, en écho à la révolution narcissiste, ont choisi d’entrée la voie de l’égalité, la logique de l’identique : dès maintenant l’un est l’autre puisque demain en droit l’autre égalera l’un. Être « filse » du père, sœur cadette du grand frère, féministe auprès du gauchiste, du trotskyste, du communiste, du socialiste, ou de l’anarchiste, semblait satisfaisant ou en tout cas sécurisant. La rémunération de cette fraternisation avec la loi du Fils fut rapide, mais de courte durée au regard de l’Histoire. Après la création d’un secrétariat à la Condition féminine par Valéry Giscard d’Estaing, et l’apogée de ce qu’il faut bien appeler un féminisme d’État avec, en 1981, un ministère des Droits de la Femme, nous sommes rapidement revenus à des secrétariats d’État sans réelle autonomie. Le secrétariat d’État actuel a dû être arraché de haute lutte par mille pétitionnaires féministes au deuxième gouvernement de Michel Rocard (le Premier ministre ayant déclaré d’abord qu’il ne voulait pas, pour les femmes, d’un « ministère ghetto »).
Les années quatre-vingt ont été dominées par les mouvements anti-racistes face au Front national et aux intégrismes ; fraternité et fratricides : « Touche pas à mon pote », « Touche pas à mon roman » (S. Rushdie), mais malheureusement aussi, « Touche pas à mon drapeau », « Touche pas à mon Coran ». Le F.I.S. algérien et le Front national ne seraient-ils que les caricatures extrême de la république des Fils, les effets pervers de la démocratisation ? Les intégrismes, eux aussi, sécrètent leur féminisme. En Europe les écologistes créent le premier parti des fils protecteurs de la mère-nature. En Pologne, les nouveaux démocrates, adorateurs de la Vierge Marie, pénalisent l’avortement.
Quoi qu’il en soit, en ces années quatre-vingt, avance la fraternité ; exit le Mouvement des femmes. Comme si l’homme ne pouvait tolérer qu’un autre à la fois, la femme ou le frère. Et quand c’est le frère, nous sommes toutes renvoyées aux destins antiques d’Iphigénie, de Jocaste ou d’Antigone.
Les bilans médiatiques de cette décennie ont définitivement enterré la question de l’intégration des femmes, en l’assimilant à des chapitres de l’histoire contemporaine jugés autrement plus importants par eux : les infirmières sont émigrées dans le chapitre économique, les femmes musulmanes exclues-internées dans le chapitre religieux. Après tout, en effet, nous ne sommes qu’une minorité, à peine 53% de la population… et la plupart d’entre nous n’assument que trois types de productions : la production humaine de vivant-parlant (procréation, démographie…), la production domestique (puériculture, nursing, entretien, ménage) et la production professionnelle. Les deux premières étant esclaves, il est normal que nous soyons pénalisées et sous-payées pour la troisième…

Il y a pourtant matière à un vaste bilan après vingt-trois ans de luttes, et dix-sept ans de féminisme d’État. Ces dix ans sont marqués, de fait, par la restriction du pouvoir d’agir, et une contestation rampante des droits acquis, du droit à l’avortement au droit au travail, comme si le chômage régnant imposait un seuil de tolérance aux immigrées de l’intérieur.
Sans vouloir ici être exhaustive et asséner des statistiques, il faut pourtant savoir qu’il n’y a que 5,7% de femmes à l’Assemblée nationale, et que seuls 5,43% des maires sont des femmes, que le taux de chômage des femmes est deux fois plus élevé que celui des hommes (13%), que leur salaire moyen est inférieur de 35%.
Une loi sur l’égalité professionnelle a été votée en 1983, mais son application est insuffisante par manque de contrôle et du fait de la stagnation du chômage qui accable particulièrement les femmes. L’accès au pouvoir économique reste donc barré. La loi sur les quotas, qui aurait accru l’accès des femmes au pouvoir politique, a été invalidée par le Conseil constitutionnel où ne siège aucune femme. Et pire, le projet d’une loi anti-sexiste qui aurait permis l’accès des femmes au pouvoir symbolique, et aurait été absolument nécessaire à l’application de la Convention des Nations unies « sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes », ce projet de loi déposé à l’Assemblée nationale a dû en être retiré par le gouvernement, sous la pression des media.
Et cependant nous n’avons pas cessé d’affirmer une identité propre, de lutter pour notre droit au droit et de combattre la misogynie qui peut être considérée désormais comme un « crime contre l’humanité ».
En France, chaque année, deux millions de femmes sont battues, plus de 4000 femmes sont violées ; et chaque jour un crime misogyne, le plus souvent accompagné de viol et de tortures. Une société qui a su abolir la peine de mort doit s’engager par tous les moyens à lutter contre cette barbarie spécifique qu’est la misogynie. Le futur code pénal, et en particulier le livre II, doit combler cette lacune juridique pour manifester aux yeux de la communauté internationale la volonté de la société française de défendre les Droits de l’Homme contre la sauvagerie, en stricte conformité non seulement avec la Convention des Nations unies « contre la torture », 1984, mais encore avec la Convention des Nations unies « sur l’élimination de toutes les formes de discriminations à l’égard des femmes », (1980) – à l’occasion du 8 mars 90, l’O.N.U. affirmait explicitement qu’il n’existe pas au monde de pays véritablement développé pour les femmes. La réforme du code pénal, engagée par Georges Kiejman, va dans ce sens en spécifiant le traitement et la répression des « crimes de barbarie » et des « crimes contre l’humanité », et en renforçant la défense du « plus vulnérable ».
Mais si Amnesty International vient de son côté d’inscrire la différence sexuelle dans ses statuts internationaux, en revanche, le préambule de notre Constitution qui reprend, en 58, celui de la Constitution de 46 octroie aux citoyens de ce pays « un droit inaliénable et sacré, sans distinction de race, de religion et de croyances », en oubliant le sexe ; il faudrait désormais pouvoir y lire que les citoyens et les citoyennes de notre pays ont « un droit inaliénable et sacré, quel que soit leur sexe, leur ethnie, leur religion et leur croyance ». Il est temps d’accorder aux femmes le droit au droit.
Dès 1968, certaines avaient choisi la voie de la différence plutôt que celle de l’égalité, travaillant à ce que des femmes réussissent là où l’hystérique, et son rêve de symétrie bisexué, a échoué. Elles voulaient entraîner un mouvement de contre-pouvoir identitaire en résistance aux misogynies anciennes et nouvelles, patriarcales et filiarcales ; inventer un mouvement de libération, puis de démocratisation, post-phallique, post-œdipien. Elles estimaient que sans justesse d’analyses, il ne saurait y avoir de justice ; que le droit démocratique à l’égalité reste un mirage, un asservissement au principe de plaisir culturaliste, s’il dénie la réalité de la différence des sexes, et la dissymétrie qui en demeurera par-delà l’élimination de toutes les formes de discrimination. La différence sans l’égalité est un archaïsme réactionnaire, l’égalité sans le travail de la différence est une illusion stérile. Si, dans les années 70, les idéologies et leurs « ismes » ont refoulé la pensée analytique, et si, dans les années 80, le droit a inhibé le politique, dès aujourd’hui, dès demain, accompagnant une pensée et une action psychanalytiques et politiques, les idéologies pourraient figurer les vertus de l’imaginaire créatif et le droit pourrait être le plus sûr auxiliaire du long terme politique, du temps fécond.

Certains voudraient nous faire croire que le mouvement des femmes est obsolète, voire mort, que les luttes de femmes sont derrière nous, quand elles ne font que commencer ; ils prennent leurs désirs misogynes pour des réalités.
Françaises, Français, encore un effort si nous voulons être démocrates. Ce qui a été fait n’est pas rien, mais presque tout reste à faire. Demain les jeunes seront vieux, les Blancs et les Noirs seront café au lait, mais demain les femmes seront encore des femmes.
Pas plus qu’il n’est nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer, il n’est nécessaire de faire l’unanimité pour continuer. Il peut suffire parfois de l’approbation d’au moins un. A plusieurs reprises, le Président de la République m’a fermement, personnellement encouragée à continuer. « Continuez », c’est son mot. Et venant d’un homme qui a su ne pas s’arrêter, qui continue d’œuvrer, c’est comme un rendez-vous donné dans dix ans, dans vingt ans, et plus, avec notre Histoire. C’est une incitation à faire progresser la démocratisation, à faire passer la France de la république des fils à celle des hommes et des femmes.

 

[1] Cf. « Notre mouvement est irréversible », p.12.

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