LE MLF : UN MOUVEMENT HOMOSEXUE
Géni(t)alité. Féminologie IV, des femmes-Antoinette Fouque, 2023
Extraits d’un entretien avec Muriel Fauriat pour la revue Temporel n°1 du 15 septembre 1999.
Muriel Fauriat – Vous avez réalisé un film sur l’homosexualité féminine, Une jeune fille, en 1973, dont on retrouve quelques images dans l’hebdo des femmes en mouvements, n°42-43, du 22 août 1980. Pouvez-vous nous en parler ?Antoinette Fouque – Ça me fait plaisir que vous reveniez sur ce film. J’ai rarement l’occasion d’en parler, tout simplement parce que, pour des raisons politiques, il n’a été ni monté, ni montré ; pour des raisons politiques et, peut-être aussi, parce que je continue à voir l’accomplissement du côté de la recherche et non de l’achèvement. Dans ce film, on commence par arpenter les impasses de la problématique de Freud quant à l’hystérie et à l’homosexualité féminine. Dans « Dora »[1], Freud ne voit pas l’homosexualité féminine ; il y revient plus tard, après avoir travaillé sur l’homosexualité masculine. Et dans « Psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine »[2], il ne voit pas la relation à la mère. Elle est d’ailleurs forclose de tout son travail théorique, bien que très prégnante dans ses métaphores, dans le travail sur son propre inconscient, et bien sûr dans sa vie.
La jeune fille du film découvre son homosexualité à travers le désir pour la maîtresse de son père, une actrice (Delphine Seyrig, dont les initiales sont D.S., déesse de la féminité, « Différence Sexuelle » travestie, différence de genres), et ne voit sa mère que telle que son père la voit, c’est à dire féminine, travestie aussi (elle porte une perruque). Elle arpente les impasses d’une identité lesbienne, enfermée dans les signifiants paternels, dans la féminité du père, non analysée, qui fait trait entre la mère et la fille. Cette expérience se termine par une tentative de suicide (la jeune fille se fait renverser par la DS de son père), suivie d’une dépression psychotique.
Ensuite, j’expose ma position qui s’appuie aussi sur un texte de Freud, Sur la sexualité féminine[3], dans lequel, pour parler de la relation mère-fille, archaïque et extrêmement refoulée, il évoque la civilisation minoé-mycénienne, une civilisation antérieure à la civilisation athénienne, c’est-à-dire œdipienne, mais je lui donne des prolongements que ce texte n’a pas : le rapport que j’appelle naïf, natif, homosexué à la mère, qui est à la racine de l’homosexualité et concerne la génitalité femelle, la gestation de la fille enfante femme, qui fait de la génitrice une pro-créatrice, et de la gestation, une pro-création.
Le film résout l’aporie de l’homosexualité féminine par politique et psychanalyse. La jeune fille va en analyse avec un(e) analyste capable de comprendre son refus d’une hétérosexualité bâtarde, qui n’a d’hétérosexuelle que le nom, une forme castrée de l’homosexualité masculine, ainsi que le mettent en évidence, plus que jamais, les perversions et les libertinages actuels. Et du côté politique, elle va au Mouvement des femmes avec sa mère qu’elle fait naître comme femme plutôt que comme mère et épouse (on voit d’ailleurs la mère enlever sa perruque, se délier…). Psychanalytiquement, elle se tourne structurellement vers la mère symbolique, et politiquement, elle se tourne vers les sœurs pour que mère symbolisée et sœurs solidaires mettent au monde des femmes (il y a d’ailleurs une séquence avec une femme enceinte). La résolution, si on peut dire, de cette homosexualité, c’est la gestation de son propre ancrage dans le matriciel, et la naissance d’une femme.
M. F. – Vous posez le postulat : « Toute femme est homosexuelle, homosexuelle native»[4]. Qu’est-ce qu’être une femme homosexuelle ? Pourquoi nombre de jeunes femmes homosexuelles se comportent-elles comme des hommes (vêtements, comportements) ?
A. F. – Comme vous l’avez sûrement compris, le personnage central de mon film, c’est la mère, et le projet du film, c’est la sortie de l’hystérie. C’est comment réussir là où l’hystérique échoue, et même là où la jeune homosexuelle échoue dans le lesbianisme par passion pour l’hystérique. Le film se joue en plein questionnement de l’homosexuation à la mère, de l’homosexualité primaire, native, par rapport à l’homosexualité secondaire, perverse, lesbienne. Très vite, dans le Mouvement des femmes, j’ai été amenée à faire cette distinction entre deux formes d’homosexualités, et à mettre en évidence l’importance de l’homosexualité primaire dans la maturation psycho-sexuelle d’une femme. Notre pays, notre terre de naissance, c’est le corps maternel, c’est un corps de femme. Ce qui veut dire, pour la fille, que sa première relation est homosexuelle. Cette homosexualité-là, en deçà de la perversion, c’est celle qui fascine Proust, celle qui est au cœur de À la recherche du temps perdu, au point que j’ai pensé que son titre devrait être plutôt : « À la recherche du corps perdu », ou peut-être même, de la chair perdue[5]. C’est de cette relation, princeps, que les femmes « sans hommes » parlaient, entre elles, à Psychanalyse et Politique, au plus ambivalent, au plus conflictuel de leur préhistoire. C’est à la mère adorée ou haïe, désirée ou rejetée, qu’irrésistiblement nous faisions retour, pour en faire renaître de la femme. C’était là, sans doute, la vocation homosexuelle du MLF, sa racine symbolique, sa force vitale. L’homosexualité primaire des femmes est native, « a native girl », la première chambre à soi, d’où élaborer une langue, une pensée, un corps, une vie à soi ; elle est structurante, vitale pour le « devenir femme ». Cette homosexualité n’a pas grand-chose à faire avec le lesbianisme ou l’ « hétéro-polissonnerie » de femmes réunies pour le plaisir des hommes. Je parle d’une homosexualité fondamentale, primordiale même, dans l’élaboration d’une connaissance permanente de soi. Seul lieu d’où assumer le dépassement de la féminité et du féminisme, seule source énergétique d’où s’élancer hors de la clôture du phallocentrisme où elles sont moitié victimes, moitié complices, ou aujourd’hui, moitié complices, moitié rivales.
Le lesbianisme, par contre, est un mode de vivre l’homosexualité, qui vient d’une Grèce antique, très pédérastique et qui reproduit un vieux rêve de symétrie – une homosexualité féminine symétrique de l’homosexualité masculine – qui ne recouvre pas l’homosexualité spécifique des femmes. Les lesbiennes s’identifient à des modèles masculins, se prennent pour des hommes quant aux comportements, aux conduites, aux vêtements, et quelquefois plus encore. L’homme homosexuel se féminise et la femme homosexuelle se masculinise ; elle s’identifie au père pour pouvoir avoir accès à son objet d’amour ; qu’il s’agisse de la mère est souvent devenu très refoulé et même dénié. Ainsi, c’est une violence que de lui parler d’homosexualité « native », primaire, parce que son homosexualité secondaire, lesbienne, sûrement l’en défend. Elle peut le vivre comme absolument agressif et la privant de la personnalité d’emprunt qu’elle s’est donnée, par mimétisme avec l’homme, pour avoir le droit d’aimer une femme. Beaucoup de lesbiennes ne veulent même plus s’entendre dire qu’elles sont des femmes. Ce qui n’empêche pas qu’au cours d’une relation amoureuse ou érotique, tout ce qui constitue les modèles lesbiens, secondaires et apparents, s’efface, le plus souvent, dans le corps-à-corps entre deux femmes. Mais que les modèles masculins leur conviennent mieux, leur paraissent plus efficients ; cela se comprend puisque, après tout, il n’y a que le masculin qui règne, le masculin avec un féminin qui ne constitue qu’une différence de genre à l’intérieur de la langue et qui ne rend pas compte de la différence sexuelle réelle, alors que dans l’homosexualité des femmes, l’homosexualité native, qui peut se poursuivre par une homosexualité secondaire, je pense qu’il y a vraiment le sol de la différence des sexes ; c’est le fondement de ce qu’est une femme, de ce que peut être une femme. Je pense même qu’il n’est de femme qu’homosexuelle : là où l’homosexualité est absolument perdue au niveau réel, imaginaire ou symbolique, il ne peut y avoir d’accès à une maturité psycho-sexuelle complète. Et s’il n’y a pas de femme comme sujet sexué, il n’y a pas de réelle hétérosexualité non plus ; il n’y a toujours que de l’homosexualité masculine.
Je voudrais ajouter que l’homosexualité native d’une femme, son rapport avec la mère, est inséparable de la question de la génitalité. Cette homosexualité fait retour dans la génitalité sur le mode actif quand une femme est enceinte. La gestation est une expérience unique de régression progrédiente : naissance, co-naissance, renaissance, reconnaissance. L’homosexualité féminine primaire y tient une fonction symbolique déterminante. Ce qui faisait pré-histoire fera après-histoire et se retrouvera dans l’élaboration de la génitalité.
M. F. – Les associations homosexuelles mixtes comptent peu de femmes, notamment à des fonctions de décision. Par ailleurs, Lesbia, Cineffable et d’autres mouvements ont créé la Fierté lesbienne afin de combattre au nom des lesbiennes. Que pensez-vous de ce mouvement ? Est-il préférable de se joindre aux gays afin de continuer le combat vers plus de droits (notamment l’inscription du principe de non-discrimination concernant l’orientation sexuelle dans la Constitution ou la possibilité d’adopter des enfants) ?
A. F. – J’ai toujours dit que le MLF était un mouvement homosexué, et pas homosexuel, et que la non-mixité était absolument nécessaire à l’élaboration d’un idéal du moi pour les femmes qui, la plupart du temps, n’en ont pas. Mais pour lever le malaise, dans ce mouvement, des femmes hétérosexuelles vis-à-vis des homosexuelles qui taisaient leur homosexualité, j’ai fait la première réunion sur l’homosexualité, chez moi, en automne 1970. À cette réunion, sont venues des lesbiennes d’Arcadie qui n’étaient pas au MLF. Ce fut la première réunion politique d’homosexuelles en France. Les hommes n’avaient pas encore commencé, dans les mouvements gauchistes, à dire leur homosexualité. Je me rappelle que cette réunion a précédé un dîner avec Guy Hocquenghem, que j’ai convaincu de la nécessité d’articuler son homosexualité avec sa militance. Il était à V.LR[6]. Il a créé le FHAR[7] peu après, avec d’autres ; mais les femmes qui ont été à l’initiative de ce front se sont trouvées rapidement sous le coup de toutes les oppressions que les hommes font subir aux femmes dans la société dite hétérosexuelle.
Mais, vous savez, je pense que les choix politiques sont des choix libidinaux, et que chacune doit faire suivant ses besoins et ses désirs. S’agissant plus particulièrement des droits, les homosexuelles peuvent toujours tenter, si elles y voient un intérêt, une efficacité plus grande, ou si cela leur convient mieux, de militer avec des hommes. Pour le pacs, par exemple.
Je continue de penser, cependant, que ce n’est pas être homosexuelle qui est politique et subversif, c’est, en tant qu’homosexuelle, de participer à un mouvement homosexué qui fait passer cette homosexualité dans une culture non pas symétrique de la pédérastie, au titre du lesbianisme, mais une culture spécifique de femmes. Je ne conçois pas un mouvement d’homosexuelles qui ne soit pas une métaphore du Mouvement des femmes.
[1] Sigmund Freud, « Dora : fragment d’une analyse d’hystérie », Cinq psychanalyses, op. cit.
[2] Sigmund Freud, « Sur la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine », Névrose, psychose et perversion, PUF, 1973.
[3] Sigmund Freud, « Sur la sexualité féminine », La Vie sexuelle, PUF, 1969.
[4] Voir « Notre terre de naissance est une femme », entretien réalisé par la mensuelle régionale des femmes en mouvements – Midi-Pyrénées le 1er mai 1982, publié dans Gravidanza, Féminologie II, des femmes-Antoinette Fouque, 2007 ; poche, 2021.
[5] J’ai exposé le travail que j’avais fait sur le rapport de Proust à l’homosexualité féminine dans une conférence à Hofstra University, aux États-Unis, en 1986 ; j’y fais aussi allusion dans La Quinzaine Littéraire du 1er décembre 1986 (« La voix retrouvée », entretien avec Jean-Pierre Salgas). Cf. « Proust lecteur de George Sand » p. 55.
[6] Vive la révolution.
[7] Front homosexuel d’action révolutionnaire.