LE PRINCIPE D’ÉGALITÉ EN QUESTION
Gravidanza. Féminologie II, des femmes-Antoinette Fouque, 2007, Poche 2021)
Extraits d’une intervention sur le thème Egalité et différence des sexes, octobre 1998 – Publiés dans La lettre de votre députée n°5/6 (4ème trim. 98)
Au terme de quarante ans d’engagements, d’initiatives, et de mouvements des femmes, les 191 millions d’Européennes – 51,2 % de la population – ont gagné en droits et en libertés comme jamais dans l’histoire et comme nulle part au monde. Et contrairement à ce que prétendent les anti-Européens, ou les demi-Européens, la Communauté a tiré les législations nationales vers le haut, c’est-à-dire vers une plus grande protection sociale et juridique, en particulier des femmes. Le droit à l’égalité est aujourd’hui la règle commune de l’Union européenne.
Et pourtant les inégalités dominent partout. Comme si le principe d’égalité, apparemment juste, manquait à son objet, voire se retournait contre lui. Mon hypothèse est qu’il y a dans ce principe ici à l’œuvre un défaut structurel. Au lieu que l’égalité soit fondée sur la pensée de la réalité matérielle à transformer, elle est érigée en un principe abstrait et neutre, hautement improbable et finalement plus mystérieux que le mystère de l’Immaculée Conception. Tout se passe comme si l’appareillage juridique et technique servait de prothèse à une égalité trop angélique, donc trop bête, pour tenir compte de la réalité. Et la réalité, c’est qu’il y a deux sexes. Bien qu’égaux en droit, les hommes et les femmes ne sont pas identiques. Bien qu’égaux en droit, les hommes et les femmes n’en sont pas moins différents. C’est de l’ordre du bon sens que de le reconnaître : la majorité des femmes sont trois fois travailleuses. Elles assument une triple production : la procréation dont elles ont la charge à près de 100 %, le travail domestique et l’activité professionnelle.
Procréatrices de vivant-parlant-pensant, anthropocultrices de l’espèce, elles sont la source même de la richesse humaine. Mais dans aucun pays, ce travail de renouvellement des générations et de la force de travail, vital pour l’économie, n’est pris en compte dans l’évaluation des richesses, et les femmes qui n’exercent pas d’activité professionnelle sont comptées comme population « inactive ». Exclue de toute inscription sociale, économique, professionnelle, politique, culturelle, ignorée et forclose, cette fonction génésique, cette production, demeure le dernier des esclavages, la dernière dépense d’une force de travail, sans rétribution ni reconnaissance. Alors que l’Union européenne s’apprête à faire entrer officiellement dans les comptabilités nationales, au poste de production, les revenus des activités criminelles (drogue, prostitution, trafics en tous genres), la production de vivant par les femmes n’est, elle, toujours pas considérée comme une production. Elle doit rester une pré-production, non marchande. Elle n’est valorisée qu’en entrant dans un cadre technique ou industriel qui oublie femme et origine : banques de sang, de vivant, exploitation du placenta…
En charge de l’humain, au-delà même de la procréation – sur elles reposent à plus de 80 % les soins aux enfants et aux personnes dépendantes -, et de la vie quotidienne – elles assument la plus grande part du travail domestique -, les femmes sont aussi par leur engagement dans la vie de leur cité les premières à restaurer le lien social, à renforcer les solidarités, à permettre d’intégrer à la communauté les populations les plus fragiles dont celles d’origine étrangère. Mais au lieu que l’économie additionne ces diverses richesses, elle soustrait les unes et les autres du travail salarial et de l’avenir professionnel des femmes qui, entre 25 et 54 ans, sont 70 % à avoir une activité professionnelle.
La non-valorisation des deux premières activités hypothèque la valeur de la troisième… L’impensé en amont de leur triple production se retrouve en aval sous forme d’obstacles à l’égalité et de pénalisation des femmes pour le plus qu’elles apportent à l’humanité. Le simple alignement des femmes sur un droit masculin ou neutre, ce qu’on appelle la mixité, ne peut donc que redoubler cette pénalisation.
La perversion consiste à poser le principe d’égalité d’abord et à dire ensuite que la procréation la met en échec. Or la fonction génésique, la procréation, est le fondement même de l’espèce humaine et c’est le principe d’égalité qu’il faut adapter à cette dissymétrie entre les sexes. Il faut adapter l’égalité à la différence. Le principe d’égalité doit être pensé en rapport avec cette irréductible différence qui existe entre les hommes et les femmes. Positive nécessaire, féconde, vitale, cette différence ne doit ni entraîner de discriminations, ni être déniée. Égalité et différence ne sauraient aller l’une sans l’autre ou être sacrifiées l’une à l’autre. Si on sacrifie l’égalité à la différence, on revient aux positions réactionnaires des sociétés traditionnelles, et si on sacrifie la différence des sexes, avec la richesse de vie dont elle est porteuse, à l’égalité, on stérilise les femmes, on les renvoie à la misère, on appauvrit l’humanité tout entière.
Il faut changer de logique. Les sociologues modernistes et les féministes considèrent qu’on doit arriver à l’égalité malgré la procréation dont ils font une différence négative. Mais ce n’est pas la procréation qui est un obstacle à l’aboutissement d’une démocratie égalitaire, mais bien l’égalité – principe abstrait – qui est un obstacle épistémologique à l’avènement d’une démocratie. L’obstacle est du côté de l’égalité qui demeure dans la logique symbolique du Un.
Un principe d’égalité justement pensé ferait des femmes les sujets d’un droit propre qui reconnaîtrait et légitimerait leur fonction spécifique de productrices de vivant, garantes de la vie de l’espèce humaine, en progrès ou en régression selon que ce droit est respecté ou pas. Cette reconnaissance plénière de la capacité particulière des femmes, de leur personnalité intégrale, justifierait que la procréation, ainsi symboliquement fondée devienne à son tour un droit universel de la personne, en lieu et place d’un devoir démographique, et permettrait qu’advienne une société enfin hétérosexuée, composée d’hommes et de femmes partenaires, une société paritaire.