MON FREUD, MON PÈRE
Il y a deux sexes. Essais de féminologie, Gallimard collection Le Débat, 1995 et 2004 (édition revue et augmentée), Poche Folio n°161, 2015 (édition revue et augmentée)
Article paru dans Passages n°46, avril 1992.
Si j’essaie de me le représenter, je souffre de diplopie ; j’y vois double. Alors je recentre ma vision, et deux photos se superposent en une image : c’est un homme de petite taille, très soigné d’apparence, élégant même ; dehors, il porte toujours un chapeau. C’est un homme d’une autre génération. Le regard est perçant, douloureux ; celui d’un homme et celui d’un chien. Cette tension, je la retrouve en superposant deux portraits d’un même peintre : l’homme-fruit et l’homme-livre d’Arcimboldo. L’un, c’est le bel Alexis, le berger cher à Virgile. Lui, c’est le chevalier de l’Alliance, l’aventurier : Abraham et Montaigne, plutôt que Moïse et Pascal. Il n’y aurait rien de commun entre ces deux hommes, si ce n’est moi, par l’effet de qui, le temps d’une histoire, les noms se sont croisés dans l’espace d’un volume[1]. Et pourtant, l’ouvrier et le penseur sont tous deux hommes d’exil, d’expérience et d’indépendance, hommes d’honneur, hommes d’éthique, plutôt que de morale. Au coeur du souvenir et de l’inconscient, l’un dans l’autre joue, travaille, pense et voyage en moi.
Je me souviens, j’ai trois ans, c’est dans la lumière d’un jour d’août suffoquant ; mon père me prend par la main, j’ai confiance ; il m’emmène à la corrida. C’est une vraie mise à mort, je fais pipi dans ma culotte. Je saurai désormais que tout jeu est sexuel et sanglant, que la jouissance de l’un peut être la souffrance de l’autre. Michel Leiris, L’Âge d’homme, écriture et tauromachie : de l’assassinat considéré comme un des beaux arts.
J’ai dix-sept ans, il m’apprend à conduire, sur son auto, sur sa traction avant, sa « citron », sa « onze légère ».
J’ai trente ans, et si familier que soit celui qui me conduit dans l’arène psychanalytique, je me tiens aux côtés de la bête, celle de la préhistoire, la sagesse aux yeux pleins de larmes. Jamais je ne me serai identifiée à ce fils qui tue, en habit de lumière, à ce spectateur qui l’applaudit, et qui génération après génération, n’a pas encore atteint « l’âge d’homme ». Il aura beau m’offrir tous ses objets, tous ses jouets, tous ses concepts, me les donner, ou me les prêter et me les reprendre, ils ne seront jamais les miens. Il voudrait que nous soyons contemporains, que pères et filles deviennent frères et sœurs : éternelle séduction.
« Ma petite, il faut tout voir, tout faire dans la vie ». J’ai trois ans, j’ai trente ans. Il renouvelle l’invitation : « Le tout est de tout dire ». Je retiendrai la leçon, sans la faire mienne et pourtant je ne manque ni de mots, ni d’audace. J’ai appris aussi que la vérité est un mi-dire et que je ne suis pas toute (à) Lui, Dieu, le Père, le Phallus. Je ne suis même pas sa « filse », son Antigone, moitié victime, moitié complice, même si, pour avoir cédé au « changement d’objet », pour m’être mariée, j’ai hérité de ses initiales, à elle, Anna Freud, sa fille à lui[2]. S’il a paysagé une part immense de ma terre sauvage, de mon inconscient, il ne me connaît que comme il m’a faite, si peu. Mon père, Freud, Lacan, tous mes pères androphiles, vous ne me comprenez pas toute. Ils n’ont pu déchiffrer ma « linéaire A », mon écriture intime.
Sans lui, je ne serais pas en vie, sans eux, je ne serais peut-être pas au monde. J’ai eu du respect, de la gratitude. Ils m’ont souvent blessée, j’ai parfois eu honte : quand l’un a voulu que ma sœur soit esclave de son fils ; quand l’autre exige que l’amour de la mère pour le fils soit exclusif et sans ambivalence ; quand toujours et « Encore », il prétend que l’hystérique dit ce qu’elle sait « sans savoir ce qu’elle dit », lui, le fils-père en mal de Nom, qui n’est pas sans savoir que « le Père, ça n’existe pas. »
Même si là où je vis, vous êtes au présent, toujours, décidément nous ne serons jamais contemporains. Pour en finir avec l’écriture matricide, les « Écrits » matricides, confusion des genres, pulsion de vie et pulsion de mort à égalité. L’ère qui s’ouvre, c’est l’âge des femmes. J’appartiens, moi, à la génération des femmes.
[1] Elisabeth Roudinesco, La Bataille de cent ans, histoire de la psychanalyse en France, Paris, Le Seuil, 1986, p. 430.
[2] Hier, Antigone, aujourd’hui, « queer Anna », décidément, moins que jamais moi (« Queer Anna », Ilsabelle Mangou, L’Unebévue, Revue de psychanalyse, n°19, hiver 2001 – printemps 2002).