UNE FEMME, ENTRE MÈRE ET FILLE

janvier 2008 | |

Génésique. Féminologie III, des femmes-Antoinette Fouque, 2012 (Poche, 2021)

Entretien avec Julie Bertuccelli, réalisatrice, à l’occasion de son film Antoinette Fouque. Qu’est-ce qu’une femme ?, tourné pour la collection Empreintes.

 

Julie Bertuccelli – La relation mère fille a une place primordiale dans votre réflexion. Pourtant on la présente souvent comme destructrice ou étouffante…

Antoinette Fouque – Telle que cette relation est présentée par la psychanalyse, qui fait la loi à partir de ce qui s’énonce chez Freud et chez Lacan comme un ordre symbolique, l’ordre du « ne que » : il n’y a qu’une libido et elle est phallique, il n’y a de jouissance que du phallus. Une seule libido pour les deux sexes.
La relation de la fille et de la mère est prise dans cette structure qui l’exclut, la forclot dès l’abord. Comment pourrait-elle être possible, féconde, puisque a priori la mère, pour que s’instaure ce monisme phallique, a été tuée ?
Aucune véritable transformation politique, idéologique, sociale, juridique, n’est possible tant qu’on ne pense pas le partage nécessaire de l’ordre symbolique – « symbolos » veut dire « deux ». Je disais, dès 1968, que nous allions faire un MLF non mixte pour accéder, par l’affirmation de notre libido – c’est-à-dire de notre force sexuelle et inconsciente créatrice -, à un monde hétérosexué, où il y aurait des hommes et des femmes.
L’idée m’en était venue lorsque je réfléchissais sur le fait d’avoir donné naissance à une fille. C’est ce qui a dynamisé mon travail analytique, aussi bien d’analysante que d’analyste, et c’est aussi ce qui s’est inventé avec le MLF : essayer de penser une homosexuation à la mère et entre femmes, qui n’est pas nécessairement une homosexualité vécue, qui peut être imaginaire, symbolique. Les hommes sont, eux, très puissants dans leur identité d’homme par l’élaboration de cette homosexuation au père ou même de cette homosexualité érigée en culture. Voyez tous les grands créateurs, la philosophie antique de Platon et le sol philosophique de notre civilisation !
Quand j’ai créé, après le MLF, l’Alliance des Femmes pour la Démocratie[1], j’ai travaillé sur l’alliance pouvant exister entre femmes, entre mère et fille, entre fille et mère, entre sœur et sœur : comment sortir de l’injonction meurtrière ? J’avais dit à Lacan que le plus grand crime du patriarcat contre les femmes était de les diviser entre elles, de leur interdire toute alliance, non pas contre les hommes, mais entre elles, propre à les amener à la maturité, à leur permettre d’être des femmes en échappant au matricide.

J.B. – Vous parlez d’homosexuation, d’attachement à la mère, mais la fille doit bien s’en détacher pour se tourner vers le père et accéder à l’hétérosexualité…

A.F. – C’est la question du changement d’objet, en effet. La psychanalyse, décrétant avec Lacan que la relation entre la mère et la fille est ravageante, prescrit à la fille de changer d’objet : après avoir aimé la mère, elle doit déplacer cet amour tel quel sur le père. Sans doute. Mais faut-il pour autant qu’elle tue la mère et suive le trajet incestueux d’Œdipe ?
La structure qui s’échange de mère en fille va de l’avant. Elle n’exige pas de faire retour à l’origine, à l’objet perdu interdit qu’est la mère, parce que la fille retrouve en elle-même cette mère différente dans la compétence utérine, dans la capacité qu’elle a de donner la vie qui lui a été donnée. Il s’agit d’une transmission, à la fois verticale et horizontale.

J.B. – N’y a-t-il pas un danger de régression, justement ?

A.F. – L’éternel retour est le mode du fils qui doit retourner sur le lieu où il a été conçu pour concevoir la conception. La fille, quand elle naît, est équipée, comme sa mère, d’un utérus, c’est-à-dire d’une capacité de revivre activement ce qu’elle a vécu passivement, quand elle a été conçue : elle va concevoir. Elle est elle-même un corps matriciel.
Je pense que si les femmes arrivaient à penser différemment le mythe de l’origine, comme un lieu qu’on n’est pas obligé de quitter, la haine serait apaisée. Imaginez un imaginaire féminin qui s’énoncerait comme : je n’ai pas à quitter ma mère ni à la tuer, je ne suis pas tenue de commettre l’inceste pour la connaître, parce que je la connais en moi. Il peut y avoir une introjection de la puissance ou de la vérité utérine qui est autre que le détachement, la séparation et le fait de tuer. Ce serait : elle m’a donné la vie, je n’ai pas de dette, je peux avoir de la gratitude et je peux continuer la vie puisque j’ai été produite – par la mère, avec le père, bien entendu !
Pascal Quignard approche cette connaissance dans La nuit sexuelle [2] où il parle de sa vie intra utérine, mais il a le fantasme de l’avoir vécue comme une nuit noire. J’ai au contraire fantasmé à partir de la grossesse qu’il y avait toujours une lumière dans l’utérus. La vie intra utérine est la vie déniée, la vie conquise, l’envie de naître, les souvenirs du papillon en chenille, « l’arrière-pays » évoqué par Yves Bonnefoy[3].

J.B. – De la difficulté de devenir une femme, sans se couper de son origine…

A.F. – Dans les mythes initiatiques du fils, le père tend à faire de son fils le même que lui, sur le mode de ce que les Américains appellent le saming, la mêmeté. La fille ne bénéficie pas d’un tel processus. Par exemple, dans la religion juive, il n’y a ni circoncision ni bar-mitsva pour elle ; dans la religion catholique, elle est baptisée et le prêtre dit « Tu es la petite servante du seigneur » alors que le petit garçon, lui, est le fils de Dieu, comme le Christ, à l’image du père. Sans trajet initiatique propre, elle n’est pas identifiée comme « même » de la mère.
Son destin est programmé : soit elle reste dans une relation fusionnelle à la mère et elle devient folle ; soit elle s’en sépare complètement et elle perd de son intériorité, sans accès à la symbolisation de son intimité profonde, à la mise en parole du fait qu’elle a un appareil interne et intime qui donne la vie.
Beaucoup de filles veulent faire la loi aux hommes dans des conflits sans fin, toujours par manque de symbolisation d’une identité profonde, non fusionnelle, d’affirmation de leur différence avec la mère sur le modèle matriciel. Elles peuvent s’identifier à un garçon ou chercher à dominer le père – hystérique : moitié victime moitié complice, ou féministe : moitié complice moitié rivale-. Mais, in fine, dans cette culture phallocentrée elles ne seront que des filles, quoiqu’elles s’efforcent d’être phallus. Et dès qu’elles se retrouveront enceintes, elles seront l’autre, altérée.

J.B. – Pouvez-vous nous parler de vous, mère et fille ?

A.F. – Je suis née fille, avec un utérus. Je suis née près de la mer et j’ai la mère en moi, c’est-à-dire les eaux amniotiques. J’ai pris ma mère pour héroïne, comme dirait Colette – ou d’autres femmes créatrices qui ont en elles une part très intégrée d’homosexualité primaire, imaginaire ou vécue, comme Virginia Woolf. J’ai été très précocement prise dans l’approbation à la mère, puisque, dans l’histoire familiale, il était dit que mon père m’avait voulue, que j’étais là par sa grâce ou sa faute, alors que ma mère ne voulait pas d’une troisième grossesse qu’elle a déniée pendant cinq mois. Je n’ai eu de cesse d’observer son génie propre et de me faire approuver par l’histoire.
J’ai constaté une intelligence très particulière chez ma mère analphabète, en rapport, me semblait-il, avec l’oralité, avec une sagesse pré alphabétique propre à toutes ces femmes interdites d’écriture, et en rapport aussi avec un au-delà, un détachement de la volonté de dominer, de maîtriser, de capitaliser. Dans cette intelligence, je lisais son génie, sa génialité donc sa géni(t)alité, cette fameuse génitalité dont Freud n’est jamais arrivé à faire la théorie – empêché au fond, peut-être, par sa propre envie d’utérus et son propre phallocentrisme dans lequel il a inclus sa fille Anna.
J’étais à l’écoute de ma mère. Je voulais lui donner tout ce dont ma naissance aurait pu la priver : elle disait par exemple qu’après ses quarante ans, elle aurait voulu voyager, comme mon père qui était marin ; je n’ai eu de cesse de l’emmener en voyage, jusqu’aux États-Unis, à quatre-vingts ans.
Elle m’a inspiré cette volonté de réconcilier l’économie de la génitalité des femmes avec l’oralité, puisque ce que l’enfant perçoit du monde extérieur, dans ce premier environnement qu’est le corps de la mère, n’est pas l’eau (qui est intérieure) mais la voix, l’oralité de la mère, et la nourriture. L’enfant acquiert là le goût, l’ouïe et l’odorat – sens complètement refoulés, comme par hasard, par la vision.

J.B. – Un autre aspect de votre réflexion m’a passionnée, la relation que vous établissez entre la psychanalyse et la gestation. La psychanalyse est au cœur de votre vie.

A.F. – Le travail analytique a été pour moi particulièrement attractif parce que je pouvais y déployer mes capacités de rêverie, tout en étant immobile comme mon corps le réclamait. Cela a été une très grande chance et un très grand plaisir. Là où la motricité a été entravée s’est développé un rapport au mouvement de l’âme. Il y a dans la motricité un activisme qui n’est pas nécessairement de l’action. L’entrave m’a poussée à développer d’autres facettes.
Dès que j’ai su que la psychanalyse existait – et je l’ai su assez tard – j’ai compris que c’était une route ouverte pour moi aussi. J’y ai trouvé un très grand enrichissement et une sorte de rencontre entre ce que j’étais et ce que je voulais devenir, en déployant à la fois une attention, une réceptivité, une capacité d’accueil de l’autre, liées pour moi à cette libido matricielle que j’ai essayé de développer aussi dans notre maison d’édition.
L’attention flottante de l’analyse n’est pas sans rapport avec l’attente, et l’attente n’est pas sans rapport avec la gestation. On dit « elle attend un enfant » : attendre n’est pas que passif, c’est aussi actif. De nombreux anthropologues ou savants ont pu dire que, dans la préhistoire, les femmes ont été dominées parce qu’elles étaient immobilisées par les grossesses. Mais, justement, quand on est « immobilisé », on ne fait pas rien ! Celle qui attend est dans une attention particulière et un travail de partage avec ce qu’elle attend et ce à quoi elle est attentive.
La scène analytique est, après tout, une scène matricielle. Toute scène féconde où on attend, où on transforme, où on est attentif à l’autre, est porteuse de vie.
La fécondité dans l’analyse est, me semble-t-il, double. Par un travail d’inconscient à inconscient va naître un tiers. L’analyste permet l’accouchement de l’analysant, mais l’analysant permet aussi que l’analyste, travaillé par lui, accouche de sa propre pensée. Il y a une vraie réciprocité dissymétrique et un échange de force, d’énergie et de connaissance.
Et le travail analytique est également un travail poétique. Quand Saint John Perse dit « Je sortirai, car j’ai affaire : un insecte m’attend », il ne parle pas des conférences ou des cérémonies au Quai d’Orsay, mais de son intimité, de sa relation au monde.
Je suis devenue psychanalyste, mais je l’étais, je crois, avant de naître parce que ma mère avait un inconscient si fort qu’elle me l’a passé, en même temps que l’écoute de ses rêves qu’elle racontait chaque matin. Et je le suis toujours.

J.B. – Vous avez l’impression d’avoir plus écouté ou d’avoir été écoutée ?

A.F. – J’ai l’impression que j’ai été écoutée mais ai-je été entendue ? J’espère, pour ma part, avoir entendu un peu de tout ce que j’ai écouté, mais on ne peut pas en être sûr. L’écoute accueillante est en tout cas ce qui permet de dire ce qu’on porte en soi.
J’ai été en analyse avec Jacques Lacan. Il a posé la question « qu’est-ce qu’une femme ? » sans y répondre, s’attachant au Nom du Père ; j’ai parlé de la forclusion du corps de la mère comme lieu d’origine du vivant. Il était très présent. M’a-t-il entendue ? Je n’en suis pas sûre, car lorsqu’avec Serge Leclaire, en 1977, nous lui avons proposé un séminaire, il nous a opposé un refus catégorique, pas d’un homme et d’une femme pour répondre à la question « qu’est-ce qu’une femme » ; en retour, nous lui avons adressé une saynète intitulée « Pas de deux »[4], pas de danse à deux, qui signifiait aussi : « Veux-tu du deux ou pas ? ».

J.B. – Vous êtes une révoltée, une rebelle ?

A.F. – Révoltée, sûrement. Je pense que j’ai hérité, de mon père politiquement et de ma mère psychiquement, d’une culture de révolte et de désir d’aller vers un monde possible : comme beaucoup, ils sont partis de leur île, de leur Corse ou de leur Calabre, pour survivre. Je crois aussi que la condition ouvrière, la guerre, une situation extrêmement difficile, ont fait de moi non pas une révolutionnaire mais une personne en quête permanente d’évolution positive.
La violence contre les femmes, contre les peuples, me révolte, me scandalise. Ma colère est continue à découvrir que cette violence est sans fin. Elle nous est apparue dès la première réunion du MLF et nous avons compris que c’était l’état de la civilisation, de l’universel, qui repose sur l’extermination des femmes, sur le gynocide.
Je crois que ce qui est reproché aux femmes depuis la Genèse, ce qui est envié, détruit et exploité, est cette compétence particulière à réengendrer indéfiniment l’humanité. C’est le lieu de l’envie primordiale, à partir de quoi elles ne sont que tolérées dans un univers exclusivement masculin à travers toutes les civilisations. Si on ne va pas au cœur de la question de savoir pourquoi, par qui et comment la procréation a été mise hors du symbolique, c’est-à-dire hors de la parole, de la pensée, de la civilisation, on ne peut pas arriver à penser la transformation vitale de l’humanisme et de l’humanité.
L’essentiel demeure de continuer à avancer, à se déplacer. De nombreuses choses ne sont pas achevées, qui ont été accomplies. J’aime l’inachèvement dans l’accompli. L’inaccompli qui s’accomplira demain.

 

[1] En 1989.

[2] Pascal Quignard, La nuit sexuelle, Flammarion, 2007.

[3] Yves Bonnefoy, L’arrière-pays, Flammarion, 1982.

[4] Pas de deux, in Antoinette Fouque, Gravidanza, Paris, des femmes-Antoinette Fouque, 2007.

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