LE MATRICIDE PREMIER
Géni(t)alité. Féminologie IV, des femmes-Antoinette Fouque, 2023
Extraits des entretiens avec la réalisatrice Julie Bertuccelli à l’occasion du tournage du film Antoinette Fouque. Qu’est-ce qu’une femme ?
Julie Bertuccelli – Quelle est votre plus grande colère de femme ?
Antoinette Fouque – C’est cette violence contre les femmes qui nous est apparue à la première réunion du MLF, en octobre 1968. La plus grande colère que j’ai eue est une colère continue à découvrir sans arrêt que c’est sans fin, cela ne s’arrête pas.
En partant du studio prêté par Marguerite Duras[1], on ne savait pas à quel point nous soulevions une pierre qui écrasait la moitié de l’humanité. On s’est aperçu que c’était l’état de toute la civilisation, de l’universel, reposant sur l’extermination des femmes, sur le gynocide[2].
Par exemple, nous avons parlé à la première réunion du MLF d’inceste, de violences, puis j’ai publié un livre dans les années 70 qui s’appelait Les Pères criminels[3] sur l’inceste – c’était presque scandaleux qu’il y ait un livre sur l’inceste. Puis on a découvert ces derniers jours qu’une jeune fille avait été séquestrée pendant deux décennies par son père avec inceste et enfants. Ça n’est jamais fini. À chaque fois, c’est la même révolte qui continue. Même chose pour les femmes battues : quand la jeune Sohane a été brûlée, j’ai écrit au Président de la République[4], on a manifesté, une association a été créée dans les banlieues[5], et quatre années après une jeune femme a été tuée par lapidation à Marseille[6], puis une autre… ça n’arrête pas.
Je regardais un reportage sur l’ETA en Espagne à la télévision et me revenait à l’esprit la phrase du Premier Ministre Zapatero qui avait adopté le constat des mouvements des femmes : « Les violences conjugales ont tué dix fois plus de femmes que l’ETA ». Le terrorisme, c’est scandaleux, et on traque les terroristes, mais les hommes continuent à tuer leurs compagnes et on ne fait rien. C’est-à-dire que le terrorisme est dans la maison, ce que je répète depuis des années.
Je comprends que Zapatero ait installé un gouvernement paritaire et mis une jeune femme enceinte de huit mois à la tête des armées : il faut que ce soit un homme qui dise « nous ne sommes pas tous des tueurs, nous ne sommes pas tous des violeurs ». Ce sont à eux de se charger, en quelque sorte, que cesse ce scandale, sachant bien que c’est une perversion extrêmement grave que pour le moment on ne peut pas éradiquer. Au moins, on peut lutter contre. La violence contre les femmes, c’est comme l’antisémitisme : on n’en viendra jamais à bout, ce n’est pas une raison pour ne pas la combattre.
On a créé en 1989 un Observatoire de la Misogynie, comme il y a un Observatoire de l’antisémitisme, du racisme. Il constate toujours à peu près les mêmes choses.
Il y a la misogynie inconsciente qui est aussi résistante que l’antisémitisme, qu’on n’éradiquera jamais mais qu’on peut tenir à distance ; il y a la misogynie d’état, instituée dans certains pays islamistes où il y a des droits discriminatoires envers les femmes ; et puis il y a une misogynie qu’on pourrait dire idéologique, qui est constante, qui est une résistance permanente, tout à fait consciente, agissante.
On doit se demander pourquoi il y a toujours autant de violence réelle. Si la violence réelle perdure malgré les droits acquis, malgré les progrès considérables qui ont été faits dans la citoyenneté, et si apparemment tout change mais rien ne change, c’est parce qu’on n’a pas touché, on n’a pas déconstruit, on n’a pas pu ébranler la violence symbolique qui est faite aux femmes. Cette violence symbolique ne peut être saisie que par un mouvement de pensée, un questionnement analytique, dont le politique n’est que l’effet et la représentation.
Je crois que ce qui est reproché aux femmes depuis la Genèse, ce qui est envié et détruit, et utilisé et exploité, c’est cette compétence particulière à réengendrer indéfiniment et infiniment l’humanité, qui est le lieu de l’envie primordiale[7], et à partir de quoi elles ne sont que tolérées dans un univers exclusivement masculin, à travers toutes les civilisations.
Si on ne va pas au cœur de la question de pourquoi la procréation échappe au symbolique, de qui l’a mise et de comment elle a été mise en dehors du symbolique, c’est-à-dire de la parole, de la pensée, de la civilisation, mutatis mutandis, on n’arrive pas à penser la transformation de cette humanité.
La violence contre les femmes est le matricide premier, l’ostracisme premier, la forclusion de leur fonction dans la perpétuation et l’évolution de l’espèce.
Il y a forclusion et violence : violence parce que forclusion et forclusion comme première des violences.
Toutes les tentatives d’analyser les évolutions lentes et courtes et tout le processus de révolution finissent par des retours au même parce que l’altérité est toujours pensée à l’intérieur de la clôture du même. Ce qui est radicalement Autre, hétérogène dans l’espèce, est forclos.
Les femmes font partie de l’humanité, de l’espèce humaine ; mais l’ensemble des cultures, des règles, des lois, de l’écriture, du langage, les mettent en dehors de ce cercle d’une espèce hétérosexuée et se pensent en fonction de l’homme, seul représentant de l’universel, seul représentant de l’universalité de l’espèce humaine sans femme.
Cette invisibilité des femmes est vraiment quelque chose de l’excès narcissique mâle qui s’exerce. Si les femmes ne sont pas visibles, elles continuent à être invisibles, donc à ne pas s’exprimer : elles font un travail invisible donc elles n’existent pas, c’est tautologique. Si on ne les voit pas, elles n’existent pas, et si elles n’existent pas, ce n’est pas la peine de les montrer. On tourne en rond, et pour longtemps.
On retrouve l’invisibilité, la disparition, et du coup le massacre et la violence répétée parce que cet ordre symbolique procède d’un imaginaire et revient sans arrêt pour mettre l’Autre à l’écart, tout autre. Ça commence par les femmes.
J’appelle forclusion ce qui est laissé radicalement en dehors de l’ordre symbolique, c’est-à-dire de l’ordre de la parole, de l’ordre de la pensée.
Or, je vais vous dire mieux, je pense que c’est là qu’est la pensée, que c’est dans ces expériences humaines particulièrement enviées et riches que se pense la pensée. C’est dans ce lieu du non lieu, qu’est l’utérus des femmes, que se passe la principale exploitation, que l’envie est la plus forte et que le meurtre éclate à tout moment.
Il semblerait aujourd’hui que les démocraties avancées soient conquises par l’écologie, mais elles oublient que la première espèce en danger, ce sont les femmes.
Le corps d’une femme est le premier environnement de l’être humain[8]. Le premier air que nous respirons, ce n’est pas l’air que nous respirons, la première eau que nous buvons, ce sont les eaux amniotiques. Si on ne protège nulle part le corps des femmes, les enfants, les générations futures, auront vécu la vie intra utérine dans la violence et dans la pollution. Est-ce que c’est pensable, une chose pareille ? Aucun ne se dit que les femmes ont dans leur corps les générations de demain.
Cent à cent cinquante millions de femmes sont portées disparues dans la comptabilisation de l’humanité en permanence ; c’est le prix Nobel d’économie Amartya Sen[9] qui, après de longues études très sérieuses, a découvert que cent à cent cinquante millions de femmes manquaient à l’appel si on applique la sex ratio des naissances à l’âge adulte (il naît tant de filles et tant de garçons et à l’âge adulte cent cinquante millions de femmes manquent à l’appel). C’est le massacre permanent. Si ce n’est pas un gynocide, alors je me demande ce qu’est un génocide !
[1] Lieu de la première réunion du MLF en octobre 1968.
[2] Disparition des femmes en raison de leur sexe orchestrée par la misogynie universelle, ce concept a été nommé très tôt au MLF par Antoinette Fouque et est apparu dans ses textes dès 1975. Note des éditrices.
[3] Barbara Kavemann, Ingrid Lohstöter, Les Pères criminels, des femmes-Antoinette Fouque, 1985.
[4] Cf. « Mais où conduit le désordre immoral ? », p. 111.
[5] Ni putes ni soumises, association fondée en 2003 par Fadela Amara.
[6] Ghofrane Haddaoui a été tuée à coups de pierres en octobre 2004 à Marseille. Sa mère, Monia Haddaoui, a publié le récit de son combat pour obtenir justice dans Ils ont lapidé Ghofrane, publié aux éditions des femmes-Antoinette Fouque en 2007 ; l’Alliance des femmes s’est portée partie civile à ses côtés auprès des assises.
[7] Que j’ai nommé très tôt l’envie de l’utérus.
[8] Concept développé par Antoinette Fouque au Sommet de la Terre de Rio de Janeiro en juin 1992 lors de la Conférence des Nations unies sur l’environnement. Note des éditrices.
[9] Amartya Sen, « Pourquoi un déficit de plus de cent millions de femmes ? », Esprit n°173, septembre 1991.