PORTER DES RÊVES SI VRAIS QUE LE RÉEL LES SUIVRA
Gravidanza. Féminologie II, des femmes-Antoinette Fouque, 2007 (Poche, 2021)
Préface pour la version en poche du livre de Lio et Gilles Verlant, Pop Model (Flammarion, 2004), « J’ai Lu », paru en avril 2005.
Pendant plus de vingt-cinq ans, j’ai eu une amie portugaise. Maria de Lourdes Pintasilgo était née en 1930. Dans les années cinquante, elle a été la première femme admise à l’Ecole Nationale Supérieure d’Ingénieur. Vingt ans plus tard, après la Révolution des Œillets, aux antipodes politiques de Margaret Thatcher, progressiste militante, elle devint Premier ministre de son pays. Elle, la très catholique et moi, la très athée, nous étions d’accord sur presque tout. Polyglotte, diplomate subtile, nouvelle conquistadora, elle faisait rayonner l’Europe sous toutes les latitudes. De Rio à Tokyo, de Cintra à Genève, du Sommet de la Terre à l’Université des Nations unies, nous nous retrouvions pour agir et penser ensemble.
Si je vous ai rencontrée, Lio, l’année où Maria a disparu, c’est sans doute le signe qu’elle est une de vos mères secrètes, une de ces matrices symboliques venues du Sud, pour nous inviter, nous, les femmes éprises de liberté, à rester vigilantes. En trouvant le Nord, la Raison, le Père, le Droit, il ne faut surtout pas perdre le Sud, la mère, le cœur, la gauche ; pas devenir, sous couvert d’égalité, un homme comme un autre ; pas nous convertir à la logique d’un seul sexe, à un universalisme neutralisant ; il ne faut surtout pas renoncer à devenir femme.
Les épreuves de ce livre, nous les avons revues ensemble entre figuiers et oliviers, jujubiers et jasmins. Vos jumelles voletaient et je vous ai fait écouter Lara Fabian, la Belge sicilienne. Bambina, c’est sa petite, sa grand-mère, la mienne ou la vôtre. Créatures des volcans (creatura et criança, dans nos langues, signifient « enfant »). Grand-mère, enfante, origine du vivant.
Enfance, mon amour… qu’il y avait-il alors qu’il n’y a plus ? Elles sont, vous êtes, ensemble, la part de mon enfance qui demeure.
Fin des années soixante-dix. Lio, chante, danse, s’exhibe un peu, s’amuse beaucoup, fait le spectacle. Elle réalise le rêve de la plupart des petites filles. A l’âge où beaucoup d’adolescentes s’embourbent dans une gêne, une timidité névrotique, Lio, post-Lolita candide, égrène, avec humour et élégance, devant les téléspectateurs ébahis, un Banana Split, dont l’érotisme crypté affleure à peine.
Puis Lio s’affirme : Les Brunes…
A mi-carrière, à mi-vie et six enfants plus tard, votre maturité naissante a la même fraîcheur. En passant par Prévert et l’existentialisme de Saint-Germain-des-Prés, la jeune mère du Bébé de Marie Darrieussecq triomphe au Studio des Champs-Élysées.
La très riche vie de Lio, l’aventureuse fille du Mouvement de Libération des Femmes, est soumise davantage aux tribulations d’une Carte de l’Indépendance qu’aux mièvreries de la Carte du Tendre.
Lio, artiste polymorphe, (pro)créatrice généreuse, a le courage d’affronter les épreuves et la force de les surmonter.
Lio, paradoxe. Lio des villes et Lio des champs. Lio ingénue et Lio troublante. Lio provocatrice et Lio exigeante. Lio rebelle et Lio tendre. Lio l’énergie du Sud et l’exactitude du Nord. Lio l’européenne. Lio assure, rassure, assume sa famille souvent monoparentale. Lio travailleuse infatigable chante, ironique, avec sa fille, Nubia : Je ne veux pas travailler… Et je fume. Complexe, Lio, singulière ? Oui, unique. Lio narcissique et Vanda altruiste, deux en une, « géniale ».
Lio, née libre de cœur et d’esprit, dans un monde où aucune femme n’a pleinement droit à sa liberté, garde le tempo d’une libération permanente plutôt que de s’ériger en femme libérée.
Confrontée sans cesse aux conservatismes, aux stéréotypes, aux interdits et aux garde-fous, vous vivez, Lio, à la fois, la transgression et la sagesse, l’économie de l’imprudence et l’expérience des limites. Pop model de combat plutôt que business star de charité, vous harmonisez en un accord majeur, vertu populaire, sophistication esthétique et fidélité politique, comme si le désir qui vous anime ne devait jamais céder.
Avec Cesare Battisti et le combat pour la laïcité, autant que dans le film, sombre et pourpre, de Jeanne Labrune, héroïne pour ces temps de violences extrêmes, mi-Jocaste, mi-Antigone, Lio s’engage.
De tant de filles qui nous sont venues du MLF, vous êtes sûrement l’une de mes petites préférées. J’admire le souci de « bien dire » de celles qui ont voix au chapitre médiatique : Vanessa P., Laetitia C., Judith G., Mathilde S., Anne P., Chiara M., Karine V., Sandrine K. et tant d’autres. L’admiration est la passion que j’aime le plus. Mais vous, Lio, quand, en pleine tragédie, vous avez parlé de votre amie Marie T., j’ai eu envie de vous rencontrer. Vous vous êtes exprimée avec dignité, sans cette haine revancharde où les misogynes de tout bord ont tenté, en vain, de piéger les féministes. Vous en avez parlé sans minauderie, sans cette crainte féminine que les machos sollicitent. Vous en avez parlé avec la voix et le cœur justes, là où justesse et justice se conjuguent pour ne pas se rendre à la malédiction de la douleur ; pour continuer à dire « oui » au monde, aux hommes, à la vie.
Lors d’une manifestation récente, de jeunes militantes avaient orné une immense banderole des noms des femmes qui, selon elles, avaient porté leurs rêves. Aujourd’hui, malgré les cent millions de femmes qui disparaissent en permanence dans la guerre humaine, l’héritage – terre, flèche, flambeau – est en de bonnes mains. La transmission est assurée. Loin de se complaire dans un statut de victimes, votre génération, Lio, et celle qui vient, sauront tenir promesse. Actrices et créatrices de futurs, vous saurez inventer, imaginer, porter des rêves si vrais que le réel les suivra.