LE DISCOURS DU (DE LA) FEMINISTE
Gravidanza. Féminologie II, des femmes-Antoinette Fouque, 2007 (Poche, 2021)
Intervention au jury d’habilitation à diriger des recherches de Françoise Duroux à l’université de Paris VIII, le 27 janvier 2005
Je remercie Françoise Duroux de m’avoir invitée à participer à son jury d’habilitation à diriger des recherches. Cela m’est une occasion de retraverser des temps et des lieux de notre histoire commune ; de réviser les efforts de théorisation qui s’y rattachent et d’en affronter quelques apories.
Nous nous sommes rencontrées à la fin des années soixante-dix, à un moment où le Mouvement de Libération des Femmes, convoité par syndicats, organisations et partis, est labellisé par l’appellation « féministe ». Ainsi une idéologie totalisante morcelle le mouvement, veut se substituer au réel de l’évènement. Entre les différentes tendances et en rupture de surmoi, de sur-maître, Françoise Duroux, ne choisit pas, ne se fixe pas, nomadise.
Devant l’évidence de ses travaux qui ont résisté fortement à la « poubellication » capitaliste, on peut se demander quel « je(u) de l’entre » trace son texte, itératif, errant, itinérant. Paraphrasant Montaigne, « Je suis moi-même la matière de mon livre », j’avais coutume de dire : « chacune de nous est la matière de ses luttes ». De quelle matière donc, cette militante dégagée, cette philosophe critique lit-elle, écrit-t-elle, enseigne-t-elle ici, dans l’institution universitaire, où de longue date, elle honore effectivement la charge de diriger des recherches ?
J’ai, pour essayer d’y lire clair, repassé la leçon de Lacan, ce maître en parole instituée qu’il appelle discours. Durant cette décennie, justement, il en distingue quatre : le discours du Maître, le discours de l’Analyste, le discours de l’Universitaire, et le discours de l’Hystérique. En donnant à ce dernier voix au chapitre il le fonde à faire institution.
Où l’on voit : pas de femme. « La femme ça n’existe pas ». L’hystérique, il ou elle, à éclairer par régression le discours du Maître, n’y trouve pas pour autant un sexe à soi. Le genre féminin, comme l’Êve sortie de la côte d’Adam, sera secondaire, fera métaphore et différence sexuelle.
« Il n’y a qu’une libido et elle est phallique ». Le féminin altère l’Un dont il dérive, mais s’y soumet sans ébranler l’Identique, l’Universel, le sol métaphysique où se nouent Foi et Savoir, monocentrisme et sciences, Civilisation et Droits de l’Homme (science, technique, économie, philosophie, psychanalyse, politique, anthropologie, etc… comprises et complices)
Quatre discours donc.
A partir d’eux, Lacan en engendre un cinquième, lors d’un voyage en Italie. C’est le discours du Capitaliste, ce maître moderne, qu’est devenu le maître ancien, le philosophe, dont le discours aujourd’hui est chiasmé avec celui de l’analyste.
Il n’y a pas de rapport sexuel. Entendez : « Il n’y a pas de libido femme, il n’y a pas deux sexes symbolisables ». Lacan refuse que se tienne un séminaire sur ce thème, proposé par Serge Leclaire et moi. En revanche il paraît recevable aujourd’hui, devant l’hégémonie de l’appellation « féministe » et le rejet sans cesse réaffirmé du concept « femme », de fabriquer, sans sexe, un discours hybride et post-moderne. Face au discours du Capitaliste, chiasme entre le discours de l’Hystérique et le discours de l’Universitaire, le discours du (de la) Féministe serait une sorte de chimère stérile, un croisement de genres, un chiasme syntactique des discours de l’hystérique et de l’obsessionnel. Ainsi le discours du Capitaliste se renforce et progresse par émancipation libertine du discours du (de la) Féministe.
Du féminin, du féministe. Toujours pas de « femme ».
La question « qu’est-ce qu’une femme ? », Lacan se la pose dans le séminaire sur Les Psychoses, quand il commence à articuler ses quatre discours, quand il travaille sur la paranoïa de Schreber. Le Chancelier est agité (comme en témoigne un texte subtil de la psychanalyste Ida Macalpine) par ce que j’ai conceptualisé, dès mon expérience de la grossesse, comme l’envie de l’utérus chez l’homme ; envie infiniment prégnante, structurante du phallocentrisme, et dont l’insistante envie de pénis des femmes ne fait que renforcer les effets politiques.
De la Bible à Freud, des mythes aux rêves inauguraux, des jeux stérilité/fécondité entre Sarah, Abraham et Agar à la « préparation anatomique », l’envie de l’utérus hante notre civilisation, jusques et y compris les post-modernes.
Lacan, tente l’aventure freudienne de « réussir là où le paranoïaque échoue ». La toute-puissance du Nom du Père et la peur de sa forclusion renvoient chaque femme « hors discours ». Et puisque « être hors discours serait équivalent à la psychose », cela reviendra à renvoyer chaque femme à une programmation psychotique. Le Réel de la procréation sera déclaré impossible, hors symbolique, « Il y a tout de même une chose qui échappe à la trame symbolique, c’est la procréation… – qu’un être naisse d’un autre ».
Le matriciel, refoulé chez Freud, sera forclos chez Lacan et ses contemporains. Les tragiques grecs s’affligeaient de ne pouvoir se passer d’utérus. Leur problème, grâce à l’UA (l’utérus artificiel), fantasmé par les auteurs de science-fiction, bricolé par les techno-scientifiques et désiré par les féministes radicales, aura bientôt sa solution. Pour en finir avec (femme, généalogie…), est un titre à la mode.
Il faudrait ici ouvrir une large parenthèse historique et politique pour évoquer l’année 1970 et le MLF.
Après Mai 68 à la Sorbonne et un été de réflexion, avec Josiane Chanel et Monique Wittig, la décision est prise de créer, en octobre 68, un Mouvement de Libération des Femmes, non mixte. Pendant deux ans, de 1968 à 1970, ce MLF, avec Psychanalyse et Politique, existe, travaille, fait des réunions de quartiers, produit des tracts. Pendant un an, nous sommes une dizaine, et dès 1969 s’y joignent Françoise Ducrocq et plusieurs femmes du groupe de la rue Visconti.
Le 30 avril 1970, le premier grand meeting public aura lieu, justement, à Vincennes, l’Université d’avant-garde, devenue depuis Paris VIII. Une vingtaine de militantes affichent et crient « nous sommes toutes des hystériques » imitant « nous sommes tous des juifs allemands » ; d’autres refusent ce mot d’ordre et je propose pendant le débat, pour défier Lacan et sa kyrielle de décrets concernant l’Hystérique, « nous, des femmes, nous réussirons, là où l’hystérique échoue ».
Cela n’échappe pas à Lacan toujours attentif, et avec qui je suis par ailleurs en analyse. Dans Encore, il interpelle par deux fois le MLF qu’il associe à l’édition.
En août 70, à l’insu du Mouvement qui s’est considérablement élargi et approfondi à Vincennes, trois écrivains et deux hystériques auto-proclamées, devenues entre temps féministes, lancent une opération médiatique à l’Arc de Triomphe.
En octobre 1970, un numéro de Partisans, titré Libération des femmes, année zéro, à l’initiative des mêmes, tentera d’effacer, de refouler, de forclore les deux premières années de notre histoire.
Monique Wittig avait donné l’exemple, dès Vincennes, en signant dans l’Idiot International, un article qui rassemblait la réflexion théorique et les tracts élaborés par le MLF depuis deux ans. Depuis lors, de coups journalistiques en OPA, de Fausse Route en Nouveaux Combats pour le leadership, un féminisme chasse l’autre, « pour en finir avec … » l’objet phobique, la pulsion harcelante qui le tourmente.
Je ne me suis éloignée qu’en apparence du corpus de Françoise Duroux. Et si ce qui échappe au Symbolique permettait à une femme de s’échapper, à des femmes d’exister ?
« Je procède à sauts et à gambades » écrit Montaigne. Françoise Duroux zigzague pour échapper au diktat des procédures philosophiques. Ou plutôt, elle s’échappe, activement. Elle ne cède à la fixité d’aucune instance instaurée par l’Un : névroses, psychoses et perversions. « L’envers de la philosophie ».
Ni victime, ni complice, ni rivale des programmes de virilisation, elle questionne, vaque, papillonne, butine, s’essaie à une écriture voyageuse, d’expériences. En ces temps de guerre individuelle et clanique généralisée, sur son chemin de réflexion, gracieuse, en apesanteur, elle rencontre la danse, l’amour, des poètes, des femmes. Et l’inachèvement aussi, qui est la marque de l’Essai et de la Recherche. Freud le stigmatise (Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci), Barthes le théorise à propos de Proust (« Longtemps, je me suis couché de bonne heure[1] »). Entre l’écriture : Hélène Cixous qui a créé les Études Féminines, où nous intervenons aujourd’hui, est sans doute le plus grand des écrivains français contemporains.
Quand Jacques Derrida pose la question « Che cos’è la poesia » ? Il répond « un istrice ». Soit, un hérisson ; ce qui va disparaître, détruit par les autoroutes, la technologie ravageante complice de la métaphysique. Alors à quoi bon des poètes, à quoi bon des femmes, si les unes et les autres sont appelés à disparaître ?
Mais si, comme dans le langage des déesses préhistoriques[2], contemporaines d’écritures indéchiffrées, le hérisson était aussi le symbole de la fécondité, de la fertilité, de la générosité, du don, le hiéroglyphe de l’utérus, qui en hébreu, d’un même mot, signifie à la fois matrice et miséricorde ?
Autre que la réponse pessimiste du philosophe, en deçà et au-delà d’écritures lues, se vivrait le moment éthique où l’amour de la sagesse naîtrait à la sagesse de l’amour.
[1] Conférence de Roland Barthes au Collège de France, 1978, publiée dans « Inédits du Collège de France », n°3, 1982, puis dans Le Bruissement de la langue, Le Seuil, 1984.
[2] Marija Gimbutas, Le Langage de la déesse, des femmes, 2006.