FEMMES ET EUROPE

février 1997 | - - - |

Il y a deux sexes. Essais de féminologie, Gallimard collection Le Débat, 1995 et 2004 (édition revue et augmentée), Poche Folio n°161, 2015 (édition revue et augmentée)

Texte rédigé en tant que députée au Parlement européen, à l’occasion de la première conférence des commissions parlementaires chargées de l’égalité des chances dans les quinze Etats membres et au P.E., qui s’est réunie le 23 mai 1997, à Bruxelles. Texte révisé en fonction des négociations pour le traité d’Amsterdam et paru dans La Lettre de votre députée n°3, 3ième trimestre 1997.

Le traité de Rome a quarante ans, et voilà quarante ans que le fort célèbre article 119 sert de socle à l’édification européenne du principe d’égalité entre les femmes et les hommes. Sept Directives, cinq Recommandations, trois Décisions, douze Résolutions, la mise en œuvre de quatre Programmes d’action, l’adoption de Codes de conduite, une importante jurisprudence de la Cour de justice ont permis de passer du principe de l’égalité salariale à ceux de l’égalité de traitement et de l’égalité des chances dans le champ du travail, influençant de manière directe et déterminante l’ensemble des progrès réalisés en ce sens dans chacun des États membres. Il y a loin, cependant, de la reconnaissance d’un droit à sa mise en œuvre et les avancées juridiques elles-mêmes se voient menacées.
Dans tous les États membres, la pauvreté se féminise, 70% des 36 millions d’Européens vivant au-dessous du seuil de la pauvreté sont des femmes. Elles sont 55% des chômeurs de longue durée, 90% des parents isolés, particulièrement frappés par l’extrême pauvreté, 80% des personnes employées à temps partiel, majoritaires dans les emplois précaires, non couverts par la protection sociale. Les discriminations professionnelles se renforcent du fait des mutations structurelles qui affectent les économies, avec les nouveaux emplois qui se créent à partir des technologies de pointe. Les valeurs traditionnelles et les préjugés, fondés sur le principe archaïque d’une différence des sexes négative, pré-égalitaire, programment de nouvelles discriminations pour demain, qui vont s’ajouter à celles qui n’ont jamais cessé dans les faits. Autre signe alarmant : le budget du quatrième Programme d’action communautaire à moyen terme pour l’égalité des chances entre les femmes et les hommes a été réduit de moitié par le Conseil, et le troisième Programme contre la pauvreté a été ajourné.
Depuis quelques années, une certaine interprétation, faite par la Cour de justice des Communautés, du principe d’égalité entre hommes et femmes va à l’encontre des intérêts des femmes. Au nom d’une conception abstraite de l’égalité, la Cour a remis en cause des dispositions nationales qui visent à compenser ou limiter les inégalités que subissent les femmes du fait de leur activité maternelle et de la prise en charge des enfants et des personnes vulnérables. Récemment l’arrêt Kalanké, très contesté, a, rappelons-le, réduit drastiquement la possibilité de recours aux mesures d’action positive. La proposition de modification de la directive sur l’égalité de traitement de 1976, présentée par la Commission des droits de la femme a obtenu que le Parlement européen reporte la discussion sur ce projet après les résultats de la Conférence inter-gouvernementale (C.I.G.).

Le traité est le droit primaire et princeps de l’Union, son socle de valeurs et son identité. Or, en l’état, tout le monde s’accorde à reconnaître que la base juridique de l’égalité y est très insuffisante. Les femmes n’y figurent pas comme sujets de droit, et le principe d’égalité y est limité à un simple droit social. D’où l’extrême fragilité des acquis et les régressions constatées, partout dans l’Union, dans la situation des femmes. La Commission des droits de la femme au P.E. souhaitait obtenir l’inscription de l’égalité entre hommes et femmes comme un droit fondamental au cœur de la construction européenne, et contribuer ainsi de manière décisive à la démocratisation de l’Union et des pays qui vont la rejoindre.
Nous avons donc défini comme priorité les priorités la mise en place, dans le traité, d’une base juridique large et cohérente pour l’égalité entre les femmes et les hommes, qui permette sa mise en œuvre dans les faits. J’ajouterai pour ma part que l’égalité doit être pensée au regard de l’irréductible différence qui existe entre les hommes et les femmes, celles-ci ayant en charge la gestation et, pour une grande part encore, la maternité. Cette différence positive, nécessaire, féconde, vitale, ne doit ni entraîner de discriminations ni être déniée. Or, au lieu que l’économie additionne les diverses richesses produites par les femmes – procréation, travail domestique, activité professionnelle -, elle soustrait les unes et les autres à leur travail salarial et à leur avenir professionnel.
La reconnaissance de l’égalité comme un droit fondamental, l’obligation pour l’Union d’adopter des mesures d’action positive dans tous les domaines, notamment pour que les femmes accèdent à la prise de décision à égalité avec les hommes, ne constitueraient qu’une réparation minimale de cette injustice et une infime reconnaissance de dette.
Au terme du sommet d’Amsterdam, l’égalité entre les hommes et les femmes est devenue l’une des missions de la Communauté, introduite dans les articles 2 et 3 du traité. C’est une première sortie du cadre restreint de l’article 119, qui étend son champ d’application à toutes les actions et politiques communautaires, sans aller cependant jusqu’à lui conférer expressément la qualité de droit fondamental.
Nous avions, encore, recommandé que le traité reconnaisse le principe de « démocratie paritaire », élaboré par le Conseil de l’Europe. La participation accrue des femmes aux processus de décision est un élément fondamental de la nécessaire démocratisation des institutions européennes. Le Parlement européen a souligné la nécessité de cette démocratisation, lors de la préparation de la Conférence intergouvernementale (rapport Bourlanges-Martin, mai 1995), et la Recommandation, adoptée à l’unanimité par le Conseil le 2 décembre 1996, l’a une nouvelle fois rappelée. Seule la parité réalise la participation équilibrée des femmes et des hommes au gouvernement du monde ; elle est à la fois l’affirmation et le supplément à l’égalité. La parité qualitative est porteuse d’un projet pour les femmes et garante de la représentation de leurs intérêts spécifiques. Mais ni la présidence irlandaise, ni la présidence néerlandaise, ni les États membres ne l’ont retenue, ce qui est fort regrettable.
Les propositions concernant les mesures d’action positive ont, elles aussi, été des plus insuffisantes. Pour passer de l’égalité de jure à l’égalité de facto, les mesures d’action positive sont nécessaires, vitales. Elles doivent pouvoir être adoptées sans restriction et l’égalité de résultat doit l’emporter sur la stricte égalité de traitement dans chaque cas individuel.
Or, malgré l’apparent consensus pour reconnaître l’insuffisance de l’égalité formelle et le soutien du P.E. (rapport Dury-Maij-Wegen, 5 mars 1996), aucune nouvelle disposition n’a été adoptée en ce sens dans le traité révisé, ce qui constitue une régression importante. Ainsi, ont simplement été intégrés à l’article 119 les termes qui figurent dans l’Accord sur la politique sociale, qui prévoient la non-interdiction des « avantages spécifiques destinés à faciliter l’exercice d’une activité professionnelle par le sexe sous-représenté », et non la formule « pour améliorer la situation des femmes dans la vie professionnelle ». Ce peut être la voie ouverte à des discriminations contre les femmes dans les professions où elles sont majoritaires.
Quant à l’article 119, il inclut désormais la notion d’égalité de rémunération pour « un travail de valeur égale », mais notre demande de lui voir adjoindre de nouvelles dispositions couvrant tous les domaines de la vie sociale, économique et familiale, avec des objectifs spécifiques en matière d’accès à l’éducation et à la formation, de conditions de travail et de droit à la sécurité sociale, n’a pas été reprise.
Je regrette également que la demande de la Commission des droits de la femme et du Parlement de voir le sexisme condamné au même titre que le racisme n’ait pas été à ce jour satisfaite. Je mentionnerai cependant comme un succès qui me rend particulièrement heureuse, vu mon, engagement en ce sens, le fait que la lutte contre le trafic des êtres humains est dorénavant inscrite comme une priorité de l’Union au même titre que la lutte contre le trafic de drogue. Et comme un vif regret le fait le refus de faire bénéficier du droit d’asile les femmes persécutées en raison de leur sexe, ce que font les États-Unis et la Canada depuis plusieurs années.
Il faut le dire, malgré une avancée de principe significative, l’actuel projet de traité est loin de satisfaire nos exigences, particulièrement en ce qui concerne la mise en œuvre d’une réelle égalité. Nombre des priorités que nous avons définies – droit fondamental, parité, mesures positives, obligation de résultat – n’ont été reprises, dans le meilleur des cas, et malgré le soutien du Parlement européen, que de manière trop partielle pour permettre d’inverser la spirale de régression en spirale de progrès. Il y a donc encore beaucoup à faire.

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