GYNÉCONOMIE ET ÉCOLOGIE
Génésique. Féminologie III, des femmes-Antoinette Fouque, 2012 (Poche, 2021)
Extraits d’un entretien avec Coline Serreau pour son film Solutions locales pour un désordre global (2010), prolongeant le texte Les femmes anthropocultrices.
Premier environnement et matricide
Fille ou garçon, chacun de nous est né d’un corps de femme. J’affirme depuis longtemps que c’est là « le premier environnement de l’être humain »[1]. Il nous aura non seulement offert l’hospitalité charnelle, le gîte et le couvert, mais il nous aura fait grandir, nourris de sa chair, transmis son héritage : en même temps qu’il aura sculpté notre corps intégral, parfait, il l’aura équipé pour penser et parler. Ce n’est pas un miracle. C’est une œuvre d’être humain, un perfectionnement depuis des millénaires d’une espèce par ses femelles intelligentes.
Aujourd’hui, quand on analyse l’état du monde, on parle de la destruction des hommes entre eux, de la destruction de la planète, mais on ne parle toujours pas de la destruction des femmes. On analyse la volonté de puissance qui détruit la Terre, mais on ne décrypte pas cette pulsion de l’animal le plus intelligent qui veut soumettre les autres animaux, femelles en particulier – car nous en sommes encore là de l’évolution humaine.
Dans le monde, la majorité des femmes est violentée, abusée, privée d’éducation, enfermée, maltraitée[2]. Et aujourd’hui, alors qu’on veut sauver la planète, le ciel, les forêts, les animaux, on ne se préoccupe pas de la disparition de plus de cent millions de femmes qui manquent dans l’espèce humaine[3], on ne prend pas en considération la perpétuation de leur destruction.
Pourquoi cette destruction ?
Quand j’ai commencé le MLF, en 1968, je me suis aperçue d’un énorme impensé : chez Marx, dans sa théorie critique de l’économie politique, il n’y avait rien sur la production de vivant ; et chez Freud, dans sa théorie critique de la sexualité, il n’y avait rien sur la procréation. La richesse produite par les femmes ne figure nulle part ; elles ne sont pas considérées comme créatrices ou productrices bien qu’elles renouvellent l’humanité de manière permanente. De même, dans le langage, la production de l’espèce par l’espèce devient secondaire, appelée « reproduction », alors que c’est la première des productions, celle qui conditionne toutes les autres.
Au principe des systèmes symboliques les plus élaborés, et aujourd’hui encore des démocraties modernes, on lit la phobie du corps des femmes, la forclusion de leur compétence spécifique dans la perpétuation et l’évolution de l’espèce, qui entraîne violence, matricide, dématérialisation progressive.
Athéna naît toute armée de Zeus, qui a avalé Métis enceinte, puis la démocratie grecque met sous terre (taire) les Érinyes, déesses de la vengeance, qui poursuivent Oreste pour le meurtre de sa mère, et forclot les femmes de la cité. Dans la Bible, la Genèse se substitue à la gestation animale et humaine : l’homme imagine Dieu incréé, la femme naît d’une côte d’Adam qui, dans un fantasme de toute-puissance, dit « voilà l’arbre de vie qui éclabousse le monde et qui sème à tout vent ».
Ce que j’appelle l’envie de l’utérus, envie première d’une compétence que l’homme n’a pas, constitue le fondement de la misogynie.
L’oubli de l’altérité
Les femmes sont présentes partout, mais invisibles et opprimées partout.
Invisibles dans les lieux de pouvoir politiques, invisibles sur les lieux médiatiques, invisibles sous le discours unisexué du queer, invisibles sous la burqa.
Affamées n’ayant pas de quoi nourrir leurs enfants, travailleuses précaires dans les pays riches qui dissolvent le droit du travail quand il en existe un.
Évacuées de la surface du monde par le primat toujours affirmé du phallus au service de qui se mettent les nouvelles technologies.
Constamment renvoyées au double statut qui a toujours été le leur, mère ou prostituée, le plus beau et le plus vieux métier du monde, avec une série d’aménagements, en Occident comme en Orient, pour que les hommes puissent continuer à articuler libéralisme et phallocentrisme.
Et l’écologie, cette nouvelle idéologie antilibérale, ne déroge pas à la règle. Elle reste du côté des sciences de la terre et du vivant, et ne veut rien savoir des femmes, qui n’y sont, semble-t-il, pas présentes autrement que comme des filles de la terre. Mais parler des « enfants de la terre », c’est entériner un premier matricide : les enfants ne sont plus les enfants des femmes, mais d’une terre passive qui donne la matière nourricière, et pas même le code génétique. D’où la prescription, pour les filles, d’en passer, elles aussi, par le matricide, par un transsexualisme physique ou mental. Le trans permet de blanchir les Noirs, de masculiniser les femmes, de stériliser ce qui est fécond et d’assimiler, comme à d’autres époques, la civilisation juive à la civilisation grecque.
C’est la vision occidentale : saint Paul disait, en des temps de catholicisme œcuménique, qu’il n’y aura plus « ni Juif ni Grec, ni homme ni femme », les Juifs devenant Grecs et les femmes devenant des hommes. La pensée juive contemporaine défend l’universalisme juif ; je défends, avec d’autres, l’universalisme femme.
Cet universalisme, c’est celui des deux sexes, parce que les femmes ne font pas que des filles. La filiation masculine concerne le Père, le Fils et le Saint Esprit, elle ne produit que des fils – ou des filses[4]. Alors que les femmes font des filles et des garçons.
C’est là la grande différence : les femmes sont par définition hétéro désirantes.
Si dans l’ensemble des cultures, des lois, de l’écriture, du langage, l’altérité est toujours pensée à l’intérieur de la clôture du même, le retour à l’identique est inévitable, quelles que soient les tentatives pour analyser les évolutions, quelles que soient les révolutions.
Le corps d’une femme, ce premier environnement producteur, est forclos de l’ordre du symbolique, pour que tout procède et dérive de l’Un : la Genèse, je l’ai dit, est une forme de créationnisme auquel adhèrent les croyants des trois monothéismes ; la psychanalyse ne propose qu’une théorie de la génitalité mâle infantile : l’anthropologie n’imagine l’humanité que représentée par les seuls hommes.
L’invisibilité, la disparition, la forclusion, le gynocide[5], ne cessent pas parce que cet ordre symbolique procède d’un imaginaire qui met l’Autre, tout Autre, à l’écart. Et cela commence par les femmes : toute différence s’informe de la différence des sexes et tout processus de différenciation est discriminatoire.
Dans ce système, prendre en considération les femmes, c’est les renvoyer entièrement à la « nature », soit à la « culture ». Mais à aucun moment les femmes ne dessinent une culture intermédiaire entre la « nature » naturante, supposée inculte et naturelle, et la culture anti-nature. Il n’y a pas d’espace intermédiaire de paix, de primat de la pulsion de vie, de la pulsion de salut de l’espèce : pas la culture contre nature, pas la nature contre culture, mais les deux ensemble compte tenu que tout ce qui est humain est fait de nature et de culture.
Tout changera, rien ne changera, tant que restera forclose ce que personne ne veut voir, cette richesse première qu’est la procréation.
Le paradoxe de l’écologie
À partir du moment où il a ensemencé la terre, l’homme s’est pris pour le héros et le maître de la fécondité. En réalité, il reste dépendant de son environnement, qui commence in utero. Depuis peu, il sait que non seulement il en est dépendant, mais qu’il en est la production, et cette conscience le rend paranoïaque. Sous leur volonté de préserver l’équilibre de Mère Nature, les enfants de la terre veulent continuer à dominer. C’est le paradoxe de l’écologie. Elle souligne tous les jours l’exploitation excessive des ressources naturelles, la disparition des espèces, le massacre du fond des océans, la maltraitance du monde aussi, le vivant tué, le pillage et le gaspillage… le surplus et l’excès caractérisant le monde moderne libéral qui marchandise aussi bien le vivant avec des banques d’organes, de sperme et bientôt d’enfants.
Mais, en même temps, la relation entre l’homme et la nature semble toujours régie par la menace qu’elle exerce sur lui : catastrophes, disparition, engouffrement… Et plus il s’aperçoit de sa dépendance (à laquelle le renvoient des tsunamis comme ceux du Japon), plus il s’imagine s’en protéger ; mais la nature continue à se déchaîner le plus naturellement du monde, et doublement, du fait de la main de l’homme (le bétonnage aggrave les inondations).
Exactement comme avec l’environnement écologique, quelle que soit la maîtrise que l’homme ait sur le corps des femmes, quels que soient les fantasmes de procréation artificielle, le réel de la procréation le dépasse comme le tsunami au Japon dépasse toutes ses protections anti sismiques. Les femmes produiront toujours plus d’enfants naturellement que lui artificiellement, en essayant de réparer l’espèce qu’il détruit.
La pulsion épistémophilique, dont l’aboutissement serait l’utérus artificiel, la reproduction des espèces animales sans les femelles et de l’espèce humaine sans les femmes, est la pulsion qui, à la fois, fait aller sur la Lune et fait détruire l’Amazonie. C’est l’ambivalence de la création destructrice, de la pulsion de mort dominant indéfiniment la pulsion de vie.
Jusqu’ici, c’est quand même, me semble-t-il, la pulsion de vie qui a dominé la pulsion de mort, puisque nous sommes encore là.
Génésique
Je dirais que je ne suis pas prioritairement écologiste : l’écologie m’intéresse moins que l’humanité et ses composantes. Et je ne naturalise pas les femmes : je ramène au contraire l’idée d’environnement à l’humain. Je vois l’utérus non pas comme une métaphore, mais dans sa compétence et sa fonction.
La procréation est le travail fondamental. Chaque corps de femme enceinte est une planète, toujours en plasticité : il travaille sans cesse à se renouveler. Il n’y a pas de vide : l’utérus se souvient ou se structure chez une femme (même qui n’a pas d’enfant) de cette activité incessante. Face au narcissisme fragile de l’homme qui ne peut se voir que dans un miroir, une femme se voit dans l’enfant qu’elle met au monde : elle met l’humanité au monde et voit cette humanité naître d’elle.
Il y a l’eau qui va manquer, l’air qui est pollué, le feu qui dévaste et la terre qui se dessèche… et il y a le cinquième élément de l’écologie humaine, qui est la chair, premier contenant de l’humain. On voit l’épuisement des ressources naturelles, mais on ne voit pas l’épuisement des corps des femmes. Pourtant, il faudrait comprendre ce que l’accablement de ces corps de femmes pauvres, dénutries, malmenées, entraîne de carences psychiques, de malformations physiques pour les générations futures… Nous sommes en train de développer une humanité malade, parce que ces femmes ne sont pas considérées pour ce qu’elles sont, les gestatrices de l’espèce en devenir.
On ne peut pas parler d’écologie mondiale, aujourd’hui, sans penser à ce film à la fois magnifique et terrifiant sur les accouchements à travers le monde[6] : ici, nous accouchons dans le luxe et la violence techniques ; ailleurs, partout dans le monde, les femmes accouchent dans la misère et la violence naturelles. Rien n’est humain dans tout ça, rien n’est femelle.
On continue à pénaliser les femmes pour la grossesse alors qu’elle représente le plus de richesse qu’elles donnent à l’humanité, donc à l’économie humaine. Autrefois, on savait qu’il fallait des bras pour la terre, mais les femmes qui portaient ces enfants étaient assimilées à du bétail. Elles sont renvoyées à la nature plutôt qu’à la culture, pour étouffer ce qui pourrait surgir de ce réel – une culture génésique.
Tant qu’une structure est dominante, tant qu’on n’en a pas construit le dépassement, tout ce qu’on produit lui revient. Dans une économie du profit capitaliste, le capitalisme avale tout. Dans un système d’économie libidinale phallocentrée et d’économie financière capitaliste, l’hospitalité généreuse se trouve pervertie par un déséquilibre dérégulé (je sème à tout vent, j’occupe sans maîtrise et j’exploite qui porte cette fécondité) couplé à une économie de gaspillage (on vend du sperme perdu à chaque éjaculation). Ce n’est pas ainsi que les humains parviendront à la maturité, en cédant au choix d’une mortalité infantile excessive ou d’un excès de bouches à nourrir, plutôt qu’à l’élévation de l’indice de développement humain et à la performance des cerveaux.
Tant que ne sera pas aboli l’esclavage matriciel, il y aura une forme de colonisation et de marchandisation de la ressource vivante dont il y a aujourd’hui pénurie.
Les femmes ont une responsabilité des femmes, mais si on leur interdit de penser leur propre fécondité, si on les enferme dans des harems ou sous des burqa, ou si en Occident on leur propose une assimilation à un genre par définition stérile, l’ensemble de leur processus de pensée est barré. Tout est perverti.
Il faut que la fécondité soit reconnue au principe de l’espèce, comme principe d’humanisation de l’humanité, et régulée comme tel. Il s’agit là d’une véritable révolution anthropologique, qui a été initiée par le Mouvement de Libération des Femmes – avant même que naisse l’écologie.
Voilà ce qu’il faut affirmer : ce sixième continent, baptisé « continent noir » par ceux qu’il effraye, est le lieu d’où nous venons. C’est la première des vérités. Eve ne sort pas d’Adam, mais tout Adam sort d’un corps de femme et d’un psychisme de femme.
Chaque femme est une terre : non seulement c’est la moitié de l’humanité mais toute l’humanité à venir va naître de cet espace et de ce corps-là. Cet espace est illimité, car c’est une terre et aussi un esprit.
Éthique et démocratie
La pensée serait peut-être justement là où il y a la mémoire, de « où j’ai été, je dois advenir », comme le dit Freud, à « où j’ai été in utero, je dois advenir ». Chaque conception est une archéologie et une retraversée complète de toutes les étapes, histoire, préhistoire, ante histoire.
La gestation est là pour vérifier ce paradigme : penser, se souvenir, remercier. Donner un ovule, recevoir un spermatozoïde, rendre un bébé, c’est le processus de chaque temps de procréation : donner une vie à la vie. Plutôt qu’une économie du profit et de capitalisation, une économie d’accueil et de partage, de souvenir, qui se poursuit à chaque génération. Il faudrait arriver à intégrer ce don dans un processus de gratitude à l’intérieur de l’espèce, qu’on puisse reconnaître que la vie a été donnée pour la maintenir et la rendre au lieu de la détruire : au lieu de l’être pour la mort, penser l’être pour la vie, à partir de la vie.
Le temps est venu d’un bond au dehors pour que le forclos soit perçu enfin comme part essentielle du nouvel ordre symbolique.
Je l’ai affirmé à Planeta Femea[7] : si l’écologie est devenue une cause mondiale, il faut qu’elle comprenne en son cœur la gynécologie ainsi que la gynéconomie, économie matricielle qui produit la chair de l’humanité. Ce que j’ai appelé les « 3 D » forme une tresse : il faut penser la démographie en fonction de la procréation, la procréation en fonction du développement humain, et le développement humain en fonction d’un principe démocratique de partage, en premier lieu entre les deux sexes de l’espèce. Dès lors, cette écologie humaine non seulement encourage les femmes trois fois travailleuses[8], mais les laisse enrichir l’humanité de tout ce dont elles sont porteuses : la force, le courage, la vie, l’avenir, et la sagesse de l’amour.
La gestation, plus qu’une gestion, est une éthique : un désir de l’Autre, de ce qui vient, l’espérance au-delà du désespoir – ne dit-on pas qu’avoir des espérances, c’est attendre un enfant ?
A quoi rêvent les jeunes filles ?[9] À sentir leur puissance créatrice, à avoir des utopies communes, à se penser comme sujets, à cultiver leur différence. Elles sont habitées par la pulsion de vie et la libido creandi. L’avenir est là, dans cette manifestation d’une créativité unique.
Reconnaître ce que l’humanité doit aux femmes, leur exprimer gratitude et liberté, pourrait être la grande mutation du XXI° siècle.
Avant le sommet de la Terre, il y a des profondeurs de l’humain. Voilà la vérité.
[1] Concept que j’ai notamment développé à la Conférence de l’ONU sur l’environnement et le développement qui s’est tenue à Rio de Janeiro en juin 1992, dite « Sommet de la Terre ».
[2] cf. Antoinette Fouque, Si c’est une femme, in Informations sociales n°8, « Regards vers le XXI° siècle », C.N.A.F., quatrième trimestre 1999).
[3] Amartya Sen, Pourquoi un déficit de plus de cent millions de femmes, Esprit n°173, septembre 1991 – aujourd’hui, l’ONU parle de 200 millions de femmes qui manquent à l’appel.
[4] Concept que j’ai forgé très tôt au MLF (tract « Femmes, Sexualité, Politique » de 1970, reproduit in Génération MLF 1968-2008, Paris, des femmes-Antoinette Fouque, 2008).
[5] Ce néologisme m’a été imposé par la réalité du massacre des femmes dont rendait compte jour après jour l’Observatoire de la misogynie que j’ai créé, en même temps que l’AFD, en 1989.
[6] Le premier cri, film de Gilles de Maistre, 2007.
[7] Planeta Femea, forum des femmes au sein du forum des ONG, lors de la Conférence sur l’environnement et le développement de Rio de Janeiro en juin 1992 (dite « Sommet de la Terre »), axé sur la place et l’importance des femmes dans le développement humain.
[8] Pour prendre en compte la triple activité des femmes, des femmes du MLF ont fondé, le 22 avril 1982, la Confédération Syndicale des Femmes (syndicat de femmes qui font et élèvent les enfants, syndicat de femmes travailleuses à la maison, syndicat de travailleuses professionnelles), dont le slogan était « les femmes sont trois fois travailleuses ».
[9] Un film récent (17 filles, de Muriel et Delphine Coulin, 2011) récent raconte la grossesse simultanée et choisie de 17 adolescentes, comme un conte de Noël : un enfant est né. Elles sont enceintes et un enfant naîtra.