CHAQUE GESTATION COMME RÉINVENTION DE L’HUMANITÉ
Il y a deux sexes. Essais de féminologie, Gallimard collection Le Débat, 1995 et 2004 (édition revue et augmentée), Poche Folio n°161, 2015 (édition revue et augmentée)
Postface à l’édition de Il y a deux sexes en Folio (Gallimard 2015).
Conférence introductive prononcée lors du congrès Rencontres de la maternité : les professionnels et la naissance de la mère, tenu à Marseille les 19 et 20 novembre 2012.
Je ne suis pas une professionnelle de la naissance et je ne peux que vous faire part des difficultés que j’ai rencontrées depuis quarante-quatre ans, c’est-à-dire depuis la création en octobre 68 du Mouvement de Libération des Femmes, pour imposer un travail de pensée qui s’intéresse à la procréation. Parler de procréation ou de « maternité » renvoyait alors, soit au triptyque conservateur « Travail, Famille, Patrie », c’est-à-dire « toute la femme dans l’utérus », soit au mode soi-disant émancipateur de la proposition de Simone de Beauvoir, « On ne naît pas femme, on le devient », qui élimine la procréation et revient à « toute la femme sans utérus ».
Ma voie est toute différente : au moment de ma grossesse, en 1964, la gestation a déclenché chez moi un mouvement de pensée autour de la différence des sexes. La procréation m’est apparue comme l’enjeu d’une action à mener : une action non pas idéologique, mais symbolique. Ce travail s’est trouvé confronté à une culture monothéiste, androcentrée, exclusivement mâle, dominante, qui a relégué la grossesse à un service esclave : comme Dieu a besoin des hommes, les hommes ont besoin des femmes pour assurer leur descendance. Une culture où le grand prêtre de l’époque, Jacques Lacan, assénait non seulement que la femme n’existe pas, mais que la procréation échappe à l’ordre symbolique, c’est-à-dire à l’ordre du discours, du langage, de la raison.
A la naissance de ma fille, j’ai compris que c’était le fils qui faisait la mère, qui donnait à l’épouse une place dans la maison du père, la légitimait, à condition qu’il soit objet non ambivalent pour elle (dit Freud), c’est-à-dire qu’elle disparaisse, qu’elle n’existe que par lui et pour lui : la mère toute au fils, le phallus absolu. Il n’y a pas de père, disais-je à Lacan : il n’y a que du fils, qui régénère, génération après génération, la machine patriarcale à faire disparaître les femmes.
Mais parce que je suis née dans une famille où les filles ont eu tout leur prix, j’ai pu penser que c’était une chance de donner la vie à une fille et de pouvoir lutter contre leur mise en esclavage et contre le crime de division des mères et des filles ordonné par le patriarcat régnant. Mon destin m’est alors apparu clairement : cette fille ferait de moi une femme et me donnerait la liberté de l’être. Une femme, parmi des femmes.
C’est à quoi s’est attelé le MLF, et plus précisément la voie que je préconisais. Avec Psychanalyse et Politique, qui a placé la libération des femmes sous l’exigence d’un double travail : révolution de l’intime et révolution politique, transformation de la condition historique des femmes liée à la révolution de l’inconscient.
Né dans la foulée de Mai, véritable mouvement de civilisation – ainsi que je l’ai souligné d’entrée -, le Mouvement de Libération des Femmes a permis le passage d’une sexualité contrainte et d’une fécondité esclave à une sexualité libérée et à une fécondité maîtrisée. La parole des femmes, que le MLF libérait, a confirmé qu’elles voulaient être libres de décider d’être ou non mères.
La loi Neuwirth[1] de 1967, autorisant la contraception, n’était qu’insuffisamment appliquée. Nous avons milité pour son extension et pour le droit à l’avortement libre et gratuit. Avec le slogan « un enfant si je veux, quand je veux », nous avons posé, bien au-delà du droit à avorter, le droit à la procréation permettant l’affirmation d’un désir jusqu’ici ignoré ou forclos.
Les femmes qui sont passées dans ce MLF ou qui en ont bénéficié par des libertés, des droits, ont affirmé ce désir premier : la pulsion de vie que j’ai appelé la libido creandi. Et on est bien loin désormais de toutes les expressions humiliantes que j’entendais dans mon enfance assimilant une grossesse volontaire à une grossesse subie : « tomber enceinte », « se faire faire des enfants », « être enceinte de ses œuvres »… Tout ce qu’expriment les femmes enceintes aujourd’hui va dans le sens de l’affirmation de leur désir matriciel, procréatif et créatif, qui se conjugue avec leur pulsion d’ambition. Et l’on voit que la France est le seul pays européen où s’articulent le plus fort taux de fécondité au plus fort taux d’activité professionnelle des femmes.
Mais, si l’apport des femmes à la richesse nationale est considérable, la production de vivant ne compte ni dans le P.I.B. ni dans le P.N.B. ; elle est comme une valeur au noir, méconnue, enfouie, quand elle n’est pas dévalorisée ou quand elle ne pénalise pas le travail extérieur. Les femmes font deux enfants chacune[2] ; elles sont « l’autre moitié du ciel » mais elles ont en charge l’humanité toute entière, puisqu’elles renouvellent les générations de filles et les générations de garçons. Personne n’a encore calculé quelle quantité d’heures de travail à plein temps représentent ces deux enfants, ces dix-huit mois de leur vie, vingt-quatre heures sur vingt-quatre – un travail incessant de tout le corps, auquel il faut ajouter le travail professionnel et le travail domestique, toujours massivement à leur charge : les femmes sont trois fois travailleuses[3].
Quand, il y a vingt ans, je présentais ma « triple dynamique » au Parlement européen, ce que j’appelais les 3 D – Démographie, Développement, Démocratie[4] -, j’essuyais des rires narquois. Or aujourd’hui, il n’y a pas un penseur de haut niveau qui ne considère l’indice démographique d’un pays comme un marqueur de richesse. Cette démographie est toute entière le produit direct du corps des femmes.
Nous sommes ici réunis pour parler de la « maternité », donc des mères, des pères, des enfants… Mais c’est des femmes que je veux vous parler – de celles qui ne sont pas mères, comme de celles qui ont fait ou font des enfants.
Je veux élargir le champ au-delà de la « maternité ». Toute femme a, sauf exception, une compétence à faire des enfants qu’elle est seule à avoir dans l’humanité, puisque les hommes, une fois donnée la semence, n’ont plus de contrôle physique et biologique, et pas de contrôle psychique plénier, corps et psyché, sur la gestation. Et une femme enceinte n’est pas encore une mère, de même que ni l’embryon ni le fœtus ne sont des enfants (autrefois on disait pré-maman et on disait aussi que les filles passaient du statut de jeune fille à celui de mère). La gestation fait bel et bien partie d’une vie de femme.
En essayant de comprendre le lien entre mère et fille, j’ai trouvé que c’était d’abord une homosexuation[5]. Une femme gestante revit, sur un mode actif, ce qu’elle a vécu dans le corps de sa mère : il y a une transmission de ce travail, de cette expérience. A la différence du fils, une fille n’a pas à faire retour au pays natal, puisqu’elle est ce pays natal. Elle porte la poésie en elle, dans cette compétence de gestatrice ; l’expérience de création est là, déjà. L’homosexualité à la mère doit se structurer. C’est une sécurité identitaire, une stabilisation du sujet, qui permet d’aller vers l’autre sexe, vers cette différence qu’est l’homme – car c’est l’homme qui est différent, deuxième sexe, né du premier, qui est celui d’une femme.
Je ne connaissais pas alors la trace d’inscription par l’ADN mitochondrial[6] du destin des générations et des populations, mais je sentais que se transmettait là quelque chose et que le don véritable, sans perte, sans retour, générique et généreux, résidait dans cette dyade, dans ce pluriel, mère/fille, femme/femme.
Jusque-là, et encore aujourd’hui, la relation mère-fille est interdite de fondation et de structuration, et si radicalement que l’interdit est intériorisé et ne se perçoit même pas. Nombreuses sont les petites filles qui deviendront des jeunes filles et penseront qu’elles ne sont rien, qu’elles n’ont rien, parce qu’elles n’ont pas de pénis. Depuis le fondement de l’humanité, les femmes reproduisent des garçons, ou des filles, pour reproduire des hommes. Rien ne changera tant que les femmes ne donneront pas la vie à des filles pour qu’elles affirment leur vie, leur liberté. Celles qui viennent doivent prendre conscience de leur formidable puissance créatrice, propre aux femelles de l’espèce, plutôt que de rêver de genres imaginaires, sinon elles resteront prisonnières de ce à quoi l’androcentrisme assigne leur sexe.
Le désir philosophique est l’objet de thèses et de milliers de pages de livres. Le désir procréatif est largement inconnu, redouté, mis à l’écart ou dominé par des idéologies natalistes, conservatrices… et donc rarement soumis à sa propre logique.
Or le désir d’enfant est le désir même. Et là, au cœur de ce désir, se pose la question des troubles de la grossesse. Celle-ci est double, physique et psychique : la grossesse physique doit aller avec une grossesse psychique chez la femme gestatrice, tout autant qu’une grossesse psychique peut s’accompagner de signes physiques comme dans la grossesse nerveuse. Le déni de grossesse est une stérilité psychique qui contrevient à la fertilité physique. Le refus d’élever l’enfant, qui peut aller jusqu’à l’infanticide à la naissance, met en lumière que la fonction de mère rassemble des fonctions très diversifiées et souvent professionnalisées aujourd’hui, et que la procréation constitue un énorme travail, et surtout une énorme responsabilité. Je pense que le déni de grossesse est l’effet direct de la forclusion du symbolique d’une expérience singulière et universelle pour le moment sans mot ou sans parole, de l’exclusion internée ; c’est le refus du plein intérieur, le maintien du « ça n’existe pas ».
J’ai lu un très beau texte de la psychanalyste Claudie Cachard qui s’appelle Vivre d’angoisse[7]. Vivre d’angoisse, c’est, pour moi, le temps de la grossesse. Il y a très longtemps, dans ma prime jeunesse, j’avais fait un DES sur « L’angoisse et l’espérance dans le Journal d’un curé de campagne » ; ce curé faisait un cancer faute de pouvoir faire un enfant… Mais Georges Bernanos disait quand même, par le détour de la foi et du mysticisme, qu’à l’angoisse, sorte de sixième sens à la limite du monde visible et invisible, répondait, quelque part, l’espérance. L’angoisse de la grossesse est l’espérance du vivant qui vient, de l’enfant qui vient. Avoir des espérances, c’est attendre un enfant.
Voilà comment la grossesse m’est apparue, à la fois comme le lieu de l’acte interprétatif – l’interprétation de ma génitalité – et le lieu de la pensée par excellence. Et si le rêve est la voie royale qui mène à l’inconscient, c’est-à-dire à l’origine du processus de symbolisation (c’est le travail du rêve), et puisque, pendant le sommeil, le sujet rêvant revient à un stade intra-utérin, alors pourquoi la vie in utero ne serait-elle pas, pour la gestante puis pour le fœtus, l’autre voie royale ? C’est ce qui m’est venu à l’esprit dès 1968, 1970, quand les femmes ont affirmé « notre corps nous appartient » : cette part-là de formation de l’inconscient nous appartient.
Puis ma question est devenue très vite : comment ça travaille dans un corps d’homme ? Comment un enfant vient-il à un homme ? Je me suis aperçue d’une incapacité à penser cette question, en particulier en psychanalyse : comment se fait-il que les analystes continuent à considérer que la gestation se traduirait en termes d’inconscient par le cauchemar du « continent noir »[8] ? Pour qui la gestation est-elle un dark continent, sinon pour celui qui ne peut pas faire retour sur elle comme sujet actif et éthique et qui souffre de cette gestation en impasse, de ce réel décrété impossible ?
Je vous renvoie, une nouvelle fois, à cette citation de Lacan dans son Séminaire sur les psychoses, où il invente en même temps le concept de réel : « S’il y a quelque chose qui échappe à la trame du symbolique, c’est la procréation dans sa racine, qu’un être naisse d’un autre être »[9]. J’ajoute : naît d’une femme, et non pas d’un homme, un être vivant, parlant, pensant. Un analyste m’a récemment rapporté le mot d’un de ses analysants qui ne supportait pas d’être « né de ça ». Ignorance du sexe des femmes, mépris de la génitalité : l’horreur de voir « ça », de savoir comment ont été conçus les enfants, de la gestation.
Le mouvement des femmes a démasqué que ce « continent noir » était, en réalité, un continent au noir – puisque la femme travaille au noir, sans reconnaissance symbolique, politique, économique de son apport à l’évolution humaine. Il s’agit maintenant d’explorer ce continent et de comprendre qu’il n’est ni un lac inconnu[10], ni la réserve de l’incréable[11] mais le lieu charnel et symbolique qui va devoir se lire et se dire, se créer, au-delà de la procréation, dans un destin commun ou universel pour les femmes et leurs filles. Car c’est un lieu ouvert. Un homme peut connaître l’expérience de la grossesse, grâce à une écoute poétique, et avec sa propre analyse qui doit aller le plus loin possible dans sa gestation par sa mère ; dès lors, il peut sortir du mythe, du monstre matriciel et investir la matrice créatrice, formatrice, accepter une passivité totale et se faire archéologue de sa venue au monde, et écouter la langue de l’autre. La procréation est à tous.
Mais si nous avons tous, hommes et femmes, cette expérience génésique comme créatures – être né -, comme créateurs – faire naître – il n’y a que des créatrices. De là, la concurrence, la rivalité et la domination sur les femmes.
S’il y a deux économies, l’économie phallique et l’économie matricielle ou (gynéconomie), j’insiste sur l’importance de la libido matricielle dans la création de vivant, et sur l’impossibilité de créer du vivant avec la seule libido phallique.
Il y a une méconnaissance de ce que donnent les femmes : l’énergie vitale. Dire que cette énergie vient des femmes, c’est passer d’un mode de pensée religieux, métaphysique, à un mode de pensée matérialiste, scientifique ; ce que Freud, fin biologiste, a toujours indiqué.
Je travaille sans cesse, depuis la création du MLF, à faire reconnaître la compétence spécifique des femmes comme une compétence de civilisation, c’est-à-dire symbolisable, et peut-être le lieu même de l’humanisation de l’humanité, puisque à chaque naissance l’ontogenèse porte la phylogenèse : à chaque naissance se rouvre l’archive de l’humanisation. Les femmes sont à la fois archivistes et productrices de mutations multiples, gestatrices, nourrices charnelles, puéricultrices, et finalement anthropocultrices. Certains ont parlé de womanity. C’est un travail de culture de l’humain. Naissance après naissance, non seulement elles donnent vie à l’humanité, mais elles cultivent l’humanité dans l’humain.
Il y a un savoir singulier et en même temps universel qui se déploie là, et c’est peut-être sa trop grande richesse qui a entraîné l’absence d’une discipline particulière pour une telle science. Ce n’est pas de la biologie, ce n’est pas de la génétique, c’est de la génésique. Et c’est l’objet de cette féminologie que j’élabore depuis plus de quarante ans[12], science humaine interdisciplinaire qui part de l’expérience procréatrice et pose la femme de l’affirmation. Le premier environnement de l’être humain, le corps génésique d’une femme, est déterminant pour la formation du corps, du cerveau… C’est la base de l’écologie humaine. Je ne sais pas si en discutant du maïs transgénique, de la couche d’ozone, des justes combats qu’ils mènent, les écologistes pensent assez à cette condition unique qui est la nôtre, celle de vivants-pensants né d’une femme. Et cet environnement est en même temps une vie en évolution permanente. Tout est là ! L’archéologie a permis de faire avancer l’histoire en arrière, c’est-à-dire en avant. Nous devrions entrer dans le siècle de l’archéologie humaine : comment la parole est venue aux humains, comment la vie a pu se façonner, comment la transmission peut se faire aujourd’hui du corps génésique à l’œuf, à l’embryon, au fœtus.
« Le ventre d’une femme enceinte connaît un million de réactions biochimiques à le seconde » écrit Michel Serres dans L’Incandescent[13]. Il existe des échanges materno-fœtaux qui laissent des traces du matriciel chez l’homme. La preuve de ces échanges, l’ADN mitochondrial, n’est pas que biologique : Hölderlin serait devenu poète dans le ventre de sa mère parce qu’elle lui a fait écouter de la musique[14]. La trace de la vie intra-utérine se retrouve chez beaucoup d’écrivains – par exemple dans Cristobal nonato, l’auteur raconte sa vie in utero[15]. Chez les Inuits une place est faite à cette expérience, il existe un discours codifié pour le dire : certaines personnes ont le pouvoir et la capacité de raconter leur vie dans l’utérus.
Mon souci est que tout ce qui pourra être dit, analysé et travaillé, le soit. Il serait important que les anthropologues, les psychanalystes, peut-être les philosophes, questionnent ce savoir du matriciel. Diderot, dans ses Eléments de physiologie, dit que l’enfant a appris in utero ce qu’il sait en naissant [16] ; et Freud parle d’interactions pendant la vie intra-utérine[17]. Mais je ne connais qu’un texte, que j’ai lu aux Etats-Unis en 1987 ou 1988, « Processus de régression et de réintégration dans la grossesse » de Judith Kestenberg[18], qui examine les rêves de la mère, les échanges materno-fœtaux et explique comment, lors des trois premiers mois de la grossesse, il se passe tel type de régression chez la mère, tel autre dans les trois autres, tel autre encore dans les trois derniers mois. Mais dans les revues d’obstétrique les échanges materno-foetaux restent vus sous l’angle biologique, très rarement psychique. L’interdit est reconduit : tu ne mordras pas au fruit de l’arbre de la connaissance, péché absolu qu’entérine la métaphysique.
Dans les manuels scientifiques, la femme est ramenée en ce qui concerne le fœtus à une fonction de femelle au lieu que, par l’obstétrique, la femelle mammifère soit orientée vers de l’humain ; pour eux, la femme n’humanise pas la grossesse mais la grossesse animalise la femme. Dans tout traité d’obstétrique honnête, il devrait y avoir un descriptif du physiologique d’une femme, tenant compte aussi d’un inconscient qui fonctionne dès avant la grossesse, dès l’utérus maternel. Le rapport sexuel devient un rapport humain et crée une anthropoculture, invente toutes les nuances de l’éthique, ce qui se symbolisera comme le propre de l’humain, alors que, chez les animaux, cela ne construit aucune culture et se dissout dès que l’animal nouveau-né acquiert son autonomie.
L’origine de l’éthique est là, dans la femme qui porte secours une première fois par l’hospitalité charnelle, une deuxième fois par l’hospitalité psychique, qui invente ou retrouve en elle la ressource altruiste pour répondre (respons, littéralement : responsabilité). Elle est celle qui porte le désir, qui porte l’enfant, qui répond à sa détresse, qui le désaltère.
La gestation est le paradigme de l’éthique : naissance de l’autre et naissance du langage et de la pensée ; penser à l’Autre et penser l’Autre. La femme qui, dit-on, « attend un enfant » en réalité n’attend pas, elle travaille, elle pense, elle rêve, elle transforme la chair en une autre chair avec un double programme, celui du géniteur et celui de la génitrice. Une femme enceinte est en portance, constamment en présence d’autre et en attente d’une co-présence : elle travaille sur ce qui vient et pas sur l’absence.
Ce qui me séduit dans la procréation, c’est l’espace et le temps, leur mise en rapport où toute femme se creuse, se fait espace accueillant pour accueillir le corps étranger. Cet espace s’élargit au fur et à mesure qu’il est occupé : le vide et le plein s’échangent, le vide se creusant selon le bon désir de l’occupant. Il nous manque un mot en français pour dire cet espace/temps de la création. Mais que deviendraient ces échanges si la dématérialisation galopante qui règne dans la métaphysique et la science aboutissait à la réalisation du fantasme qui habite les grands mythes : se passer de l’utérus ? Les enfants d’aujourd’hui seront peut-être les derniers avant l’utérus artificiel, enfants d’une chair plutôt qu’enfants de la machine.
Aujourd’hui, avec la première greffe d’utérus de mère à fille réalisée avec succès en Suède[19], je préfère imaginer la dimension inédite et la fécondité insoupçonnée que les échanges intra-utérins pourront atteindre avec la conjugaison d’une partie maternelle et d’une partie matricielle.
Je pense aussi à la question de la gestation pour autrui, à laquelle je me suis attachée dès le début des années 80 et qui est revenue par le biais du débat sur le mariage pour tous. Il me semble que la reconnaissance de la G.P.A. est la dernière étape historique connue du mouvement amorcé avec la libération des femmes en 1968[20]. Le MLF était un mouvement homosexué qui a permis de libérer la femme dans la mère, de la libérer de tous les rôles qui ont été prescrits jusque-là, et qui ont été des rôles pour contrarier sa compétence de gestation.
Or, quand celle-ci est entravée, il peut falloir plus d’une femme pour faire un enfant. Avec la G.P.A., par une alliance entre femmes, dont sont bénéficiaires les hommes et les femmes, vient un enfant qui ne naîtrait pas sans cette solidarité. C’est tout un patrimoine génétique qui est donné, toute une histoire humaine, une archéologie du corps ; c’est un métissage au niveau de la vie intra-utérine, de la préhistoire du sujet, qui me paraît porteur de richesse et de fécondité. La gestation pour autrui, c’est tout simplement l’hospitalité charnelle. Elle met en évidence ce qu’est la gestation : le paradigme du don et l’origine de l’éthique.
Vient ici la question de l’homoparentalité. Des hommes, des femmes, quelle que soit leur orientation sexuelle, veulent se marier et avoir des enfants ; les hétérosexuels le peuvent, les homosexuels ne le peuvent pas. Je pense que le droit doit rendre possible tout ce qui est de l’ordre du désir humain, réservé jusqu’ici aux couples hétérosexuels. Je suis donc favorable au mariage pour tous et à l’homoparentalité. C’est le MLF non mixte, homosexué, qui, dès sa naissance, a posé pour la première fois la question de l’homosexualité politique et accompagné la naissance du F.H.A.R.[21].
Certains, certaines voudraient accorder la P.M.A. aux couples de lesbiennes et refuser la G.P.A. aux couples gays. Au lieu que la différence des sexes engendre une inégalité en accordant un privilège, cette fois à l’avantage des femmes, je trouve que le droit doit essayer de stabiliser une parité à partir de cette différence. Le droit démocratique doit abolir les privilèges : refuser aux homosexuels la parentalité priverait les hommes de la richesse de l’utérus.
J’ai le désir, depuis plus de quarante-quatre ans, de faire de l’expérience génésique une révolution anthropologique. Le fait de devoir penser avec, grâce à cette expérience de femme, là se situe le tournant éthique. C’est un degré de maturation de l’humanité.
Au fond, je milite pour un mouvement de gratitude envers celles qui, par ce travail de la gestation, donnent la vie depuis l’aube de l’humanité. Et je pense que cet élan de gratitude donnerait définitivement une dimension éthique à l’humanité, qui ne percevrait plus l’étranger comme un ennemi, mais comme un hôte. Cette reconnaissance du don gratuit qu’est la vie peut modifier radicalement le contrat humain.
Chaque expérience comme origine de vie humaine.
Chaque gestation comme réinvention de l’humanité.
[1] La loi Neuwirth abroge partiellement la loi de 1920 ; c’est une libéralisation de la contraception, mais elle maintient l’interdiction de l’avortement.
[2] Le taux de fécondité se maintient en France à deux enfants par femme en 2012 comme en 2011 (source : Institut national d’études démographiques).
[3] Tel était le slogan de la Confédération Syndicale des Femmes que nous avons fondée le 22 avril 1982 pour prendre en compte cette triple activité.
[4] Lors de la Conférence des Nations unies du Caire, en septembre 1994, sur « Population et développement », au Parlement européen en 1995 et 1996, à New Delhi en 1997, j’ai affirmé que les femmes, transformant leur triple fardeau en triple dynamique, étaient le cœur battant de cette tresse dont aucun des brins ne pouvait être désolidarisé des autres.
[5] « Homosexuation à la mère », « homosexualité primaire », « native », sont des concepts que j’ai élaborés dès les deux premières années du MLF (tract « Femmes, sexualité, politique » diffusé à l’automne 1970 et publié dans Génération MLF 1968-2008, collectif, Editions Des femmes, 2008).
[6] L’ADN mitochondrial, molécule d’ADN circulaire que l’on retrouve dans les mitochondries, est transmis uniquement par la mère et permet, en comparant le degré de similarité, de suivre les populations à travers les siècles.
[7] Claudie Cachard, Vivre d’angoisse, in Revue Française de Psychanalyse vol. 43, n°1, PUF, 1979.
[8] « Les femmes, c’est le continent noir », affirmait Freud, comparant le « féminin » à une contrée sombre et inexplorée, parallèle qui a nourri le fantasme du monstre matriciel, de la Méduse : en réalité, le continent matriciel devient le dark continent quand les hommes ont peur de l’utérus.
[9] Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre III, Les psychoses – Du signifiant et du signifié – Qu’est-ce qu’une femme ? p. 202 – Ed. du Seuil, 1975.
[10] Jean-Yves Tadié, Le lac inconnu. Entre Proust et Freud, Gallimard, 2012.
[11] André Green, La réserve de l’incréable, in La Déliaison. Psychanalyse, anthropologie et écriture, Hachette, 1998.
[12] Voir Gravidanza. Féminologie II, des femmes-Antoinette Fouque / Génésique. Féminologie III, des femmes-Antoinette Fouque
[13] Michel Serres, L’Incandescent, LGF, 2005.
[14] Hypothèse avancée par Pierre Bertaux dans sa biographie Hölderlin ou le temps d’un poète, Gallimard, 1983.
[15] Carlos Fuentes, Christophe et son œuf, Gallimard, 1990.
[16] « La raison ou l’instinct de l’homme est déterminé par son organisation et par les dispositions les goûts, les aptitudes que la mère communique à l’enfant qui pendant neuf mois n’a fait qu’un avec elle. » (Denis Diderot, Éléments de physiologie).
[17] « La vie intra utérine et la première enfance sont bien plus en continuité que ne nous le laisse croire la césure frappante de l’acte de naissance » (Sigmund Freud, Inhibition, symptômes et angoisse, PUF, 1975).
[18] Judtih S. Kestenberg, « Processus de régression et de réintégration dans la grossesse », in Les trois visages de la féminité, des femmes-Antoinette Fouque, 2008.
[19] Dépêche de l’AFP reprise dans Le Parisien, 18 septembre 2012 (« Premières greffes d’utérus de mères à filles ») ; en avril 2013, on apprenait qu’une jeune femme turque greffée était enceinte, mais la grossesse n’a pu être menée à terme.
[20] C’est ce que j’ai développé dans un entretien avec Marcel Gauchet publié dans Le Débat n°157, novembre – décembre 2009 (Les enjeux de la gestation pour autrui).
[21] Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire, mouvement fondé en 1971.