DIALOGUE AVEC ISABELLE HUPPERT

Il y a deux sexes. Essais de féminologie, Gallimard collection Le Débat, 1995 et 2004 (édition revue et augmentée), Poche Folio n°161, 2015 (édition revue et augmentée)

Dialogue avec Isabelle Huppert, paru dans Les Cahiers du cinéma n°477, mars 1994, numéro spécial conçu et réalisé par la comédienne.

Parole enfouie
Parole informe
Parole muette
Avec Antoinette Fouque
C’est la parole qui prend corps
Les idées qui se font claires
C’est la générosité d’une écoute
C’est le plaisir de comprendre
Isabelle Huppert (Les Cahiers du cinéma)

 

Isabelle Huppert : J’avais envie de vous rencontrer comme j’ai eu envie de rencontrer Nathalie Sarraute. Je voulais que ce numéro des Cahiers du cinéma que j’ai en charge soit ouvert, qu’il ne soit pas uniquement sur le cinéma.

Antoinette Fouque : Laissez-moi d’abord vous remercier. Votre proposition m’a beaucoup touchée. A quelques années près, vous pourriez être ma fille. Il est souvent reproché aux féministes de ma génération de n’avoir rien transmis. Votre désir de me rencontrer me fait penser que quelque chose a pu passer, qu’une transmission a eu lieu. Je vous en suis reconnaissante.
J’aimerais vous dire aussi combien je suis honorée de me trouver dans la proximité de Nathalie Sarraute ; elle est le cour de mon cœur en écriture -je voudrais qu’elle ait le prix Nobel de littérature-, et elle est ma passion de jeunesse. Quand j’étais adolescente, j’aurais fait n’importe quoi pour la rencontrer.

I.H. : Nathalie Sarraute vous a sans doute dit qu’elle n’aimait pas être définie comme un écrivain femme. Vous avez dû en parler avec elle.

A.F. : Elle a raison. Il me semble que la source de son écriture, ou la couche dans laquelle elle puise, si on fait une coupe géologique dans les terrains où l’écrivain trouve sa matière, est une couche présexualisée, d’un narcissisme absolument préfiguratif, préreprésentable, une sorte de nébuleuse pulsionnelle. J’ai toujours pensé que Nathalie Sarraute était l’écrivain qui a fait passer l’écriture du figuratif au non-figuratif. C’est la même révolution qu’en peinture. Au cinéma, je ne sais pas si la révolution se fera jamais. Malina, peut-être, sort du cinéma figuratif pour tenter quelque chose de l’abstraction cinématographique. C’est très difficile. L’écriture de Nathalie Sarraute est celle de la pulsion, de ce que Freud aurait appelé les passions élémentaires ; on pourrait dire qu’elle est pré-sexuée et en même temps constitutivement femelle et/ou embryonnaire. Elle est du côté de la gestation, de l’embryon ou de la gestatrice. C’est une écriture concrète, une écriture de la chair, du vivant. Nathalie Sarraute arrache ce réel à l’impossible, à l’indicible, à l’improbable ; elle le fait venir au sens et le donne à lire au monde. Comme Rilke, comme Hofmannsthal. Mais elle ne le traite pas de manière poétique ; elle le traite de manière narrative, en romancière.

I.H. : Vous pensez qu’elle est la seule à faire ça ?

A.F. : Je pense qu’elle a suivi la voie de Virginia Woolf, mais qu’elle va beaucoup plus loin. L’extraordinaire, c’est qu’elle n’est pas folle, si on peut dire une chose pareille.

I.H. : Oui, elle travaille aux confins, à la limite de la folie. Les passerelles entre son œuvre et sa personne sont, au contraire de Virginia Woolf -qui puisait dans sa vie et les accidents de sa vie-, totalement invisibles. Dans l’œuvre de Nathalie Sarraute, on ne retrouve rien, apparemment, de sa vie. Ce qu’elle rend visible dans son œuvre, c’est ce qu’il y a d’invisible dans sa personne. Il y a là une zone totalement mystérieuse pour moi, c’est son secret.

A.F. : Elle est une exploratrice du réel. Elle s’est affrontée à ce que j’appelle l’archi-inconscient qui est en dessous de l’inconscient, de sa figurabilité. C’est une zone informe, amorphe. Dans Enfance, elle livre son système de défense, et comment elle a aménagé le cadre, la scène de l’écriture ; ce que sont ses praticables et ses protocoles et comment elle a résolu, ou non, la relation à sa mère. Ce n’est pas une écriture féminine, mais il se trouve que, dans la littérature, c’est une femme qui a fait ce tour de force de beauté.
Personne ne semble avoir eu envie de faire un film à partir de Martereau ou du Planétarium. Pensez-vous qu’il y a des formes littéraires qui ne peuvent pas être transposées au cinéma ?

I.H. : Bien au contraire. De mon point de vue d’actrice, je trouve que les états qu’elle transmet à travers ses figures sont tout à fait incarnables. Je dirais même beaucoup plus incarnables que des soi-disant figures limitées dans leur dessin habituel de personnage. Elle traque la vie à un point tel que ça me paraît représentable. Comme vous le disiez, ce qu’elle écrit est de la chair.

A.F. : Je revoyais à la fois Malina et Après l’amour et je me disais que, dans ces deux films, vous étiez un écrivain, mais de deux sortes, très différentes. Il faudrait trouver les équivalents pour le cinéma de ces catégories, un peu galvaudées peut être, qu’avait données Barthes : l’écrivant et l’écrivain.

I.H. : Oui, comme actante et actrice. Actante, pour moi, ce serait avoir une part active dans l’émission d’un rôle. Je me suis toujours posé la question de savoir si, dans les films, j’étais sujet ou objet. Je me suis toujours sentie plus sujet qu’objet, tout en ayant bien conscience qu’il y a un hiatus peut-être infranchissable entre être sujet et être objet. Ne dit-on pas communément ou par cliché, qu’une actrice est censée être simplement objet ? J’aime dans les films être à la fois sujet et objet, c’est-à-dire pouvoir créer un espace où je peux être en retrait. C’est d’ailleurs à la fois une liberté et une contrainte, dans la mesure où je ne peux pas faire autrement que d’avoir ce double regard. Double, pourquoi je l’appelle double ? En principe, c’est juste le metteur en scène qui devrait avoir ce regard en retrait. Quand j’ai cette démarche d’analyse, je rejoins le lieu de l’écrivain plus que celui de l’actrice.

A.F. : Ce déplacement vers le lieu de la création de l’auteur est tout à fait perceptible dans votre travail. Avec vous, l’actrice est plus importante que le personnage. Le transfert se fait à l’intérieur du corps de l’actrice au lieu que ce soit elle qui se glisse dans la peau, dans les vêtements ou dans le costume du personnage. Le personnage est obligé de venir habiter chez vous, de se mettre à l’épreuve de transférer sur vous.
La première fois que je vous ai vue dans La dentellière et Les Indiens sont encore loin, vous m’avez immédiatement évoqué Ingrid Bergman. Mon inconscient vous a rapprochée d’elle. Quand j’étais enfant, j’ai vu La Maison du Dr Edwards, où elle joue le rôle d’une psychanalyste qui sauve Gregory Peck de la culpabilité. Mon premier contact avec la psychanalyse a eu lieu dans ce film, mon premier transfert s’est fait sur Ingrid Bergman. Son rôle, décentré par rapport aux codes de la femme objet – et c’est le génie d’Hitchcock ‑, m’a fait découvrir la fonction transférentielle. Tout au long de l’histoire, elle essaie, dans une position absolument active, de défaire le nœud d’une névrose. L’actrice s’est trouvée être le lieu d’une véritable transformation psychique, d’un travail de l’inconscient pour le spectateur.
De fait, l’actrice se propose toujours au transfert, à moins d’être pur Narcisse, et alors, objet. Le travail que vous avez fait, d’entrée, dans La Dentellière et Les Indiens sont encore loin, a été d’introduire un écart entre celle qui est prise dans l’espace pervers du monde tel qu’il est, une femme traquée, et vous. Cet écart produit un effet cathartique. Le spectateur ou la spectatrice peut analyser ce qui se passe, même si, comme dans la plupart de vos films que j’ai revus ces temps-ci, l’héroïne court à sa perte, va en prison, meurt ou devient folle.
Si les réalisateurs mettent toujours les femmes dans la même structure, l’actrice peut, par l’écart dans lequel elle se maintient et qu’elle apporte en supplément, l’expliciter, dire en quoi le monde est disjoint ou pervers. Cet écart est très perceptible dans toutes vos créations. C’est la part créatrice que vous assumez, votre écriture. Elle est très moderne. Vous êtes certainement l’actrice la plus résolument, absolument moderne, sauvegardant cet écart d’un sujet divisé à l’intérieur du film. Quand vous avez fait La Dentellière, en étiez-vous consciente ?

I.H. : Non, pas du tout, mais j’avais la conscience cependant ou plutôt l’intuition qu’être actrice pour moi, ce n’était pas tout à fait être actrice comme on l’entend au sens classique de la séduction. C’était une expérience vivante, et non une imitation. C’était un engagement total de ma personne. C’était forcément aller au-devant du mystère de la vérité.

A.F. : Vous avez un rapport à la psychanalyse ?

I.H. : J’ai commencé une analyse quand j’avais vingt ans, à peu près au moment où j’ai commencé à jouer. J’ai senti très tôt qu’il y avait certaines images, certains clichés qui sont attachés à la fonction d’actrice ; que ce n’était pas par là que j’allais expérimenter le fait d’en être une. Je pensais, d’abord, qu’être actrice, c’était exprimer quelque chose de l’ordre de la souffrance. Ce que j’appelais la souffrance était peut-être simplement le regard.

A.F. : Le regard de qui, de l’autre ou le vôtre ?

I.H. : Le mien. Voir la vérité. C’était peut-être ça que j’appelais la souffrance.

A.F. : Violette Nozière est à la fois « reluquée » par son père, comme elle dit, et voyeuse. L’héroïne de La Truite aussi. Toutes ces voies, presque obligées pour l’actrice, autour de l’exhibitionnisme, vous les avez arpentées.

I.H. : Je crois que dès le début, il y a eu pour moi ce travail sur la vérité. Les acteurs disent communément qu’ils adorent s’abandonner dans les personnages, mentir, se déguiser ou penser qu’ils ont d’autres vies. C’est un discours qui m’a toujours été totalement étranger. Je n’ai jamais pensé qu’être actrice, c’était aller habiter d’autres vies. Pour moi, c’était au contraire une inlassable exploration de moi-même, un mouvement en profondeur et non pas un élan vers l’extérieur ; une verticalité. Ce qui rejoint ce que vous disiez tout à l’heure, finalement, ce n’est pas moi qui vais vers les personnages, ce sont les personnages qui viennent à moi. Et c’est en ce sens que j’assimile un peu le travail d’actrice à celui de l’écrivain. Je devrais dire l’autobiographe, parce que l’écrivain peut être aussi dans la fiction et dans le romanesque. Dès le départ, devenir actrice n’a été en aucune façon renoncer à moi pour devenir quelqu’un d’autre, au contraire, c’était chercher qui j’étais. L’idée, bien sûr, étant de ne jamais le trouver.
Mais ce que j’ai découvert aussi, depuis, c’est que la vérité, ce n’est pas seulement la vérité douloureuse ou la vérité du drame. Cela peut être la vérité de la légèreté ou du bien-être, la vérité de l’envie de vivre, tout simplement.

A.F. : Vous énoncez ce qui pourrait s’appeler « le paradoxe de la comédienne » : traquer la vérité, c’est se débarrasser de ce que les analystes appellent le faux-self, la personnalité « comme si », et il peut paraître paradoxal qu’une manière de vous rapprocher de votre vrai moi et de vous débarrasser du faux, soit d’incarner des personnages et de les faire passer par votre corps.

I.H. : Oui, c’est paradoxal, mais c’est en se déguisant qu’on se révèle le mieux.

A.F. : Cela demande presque un double travail, un retournement. Freud, reprenant le propos de Michel Ange, parle de cette double possibilité de l’art : « un per via di posare, un per via di levare « . Le peintre apporte de la matière et le sculpteur en enlève. Vous avez plutôt la démarche du sculpteur, qui retire de la matière pour arriver à donner sa forme au moi, au vrai moi. Ce qui peut apparaître comme un paradoxe, mais qui me parait juste. Cette traversée du faux, des oripeaux, des identités plaquées ou rapportées est une attitude extrêmement contemporaine. L’artiste veut le vrai ou le réel. Votre démarche est plus d’artiste ou de créatrice que d’actrice.

I.H. : Je ne sais pas si c’est une démarche d’artiste.

A.F. : Quelqu’un qui essaie de transformer la réalité. Vous n’aimez pas le mot artiste ?

I.H. : Disons que je ne me retrouve pas dans ce mot. Pour moi, il est très attaché à l’idée de l’artiste maudit. Et l’artiste n’est plus maudit maintenant. Trop de gens voudraient se voir créditer de cette malédiction qui les légitimerait.

A.F. : Je l’emploie dans le sens catégoriel. Je cherche, après des années de travail, de pratique et de théorisation, comment les femmes peuvent, non pas échapper à cette structure où elles sont piégées, mais la transformer, comment elles peuvent émerger ou parler en tant que femmes. Elles peuvent tenir plusieurs types de discours : celui qui ne se tient pas, celui de la mutique ou de l’homosexuelle primaire, qui sombre à un moment ou un autre dans le blanc, dans la dépression absolue, dans l’inexistence, dans la forclusion, hors du champ du symbolique, hors de la parole ; ou bien celui de l’actrice, de l’hystérique qui est habitée par le discours du maître et qui se travestit ; ou encore, le discours de celle que j’appelle l’artiste, l’écrivain. C’est Virginia Woolf, endolorie et douloureuse, en danger de mort. Ce sont Clarice Lispector, Ingeborg Bachmann, Marina Tsvetaeva, toutes les femmes qui essaient de s’exprimer par l’écriture et qui souvent se suicident ou sombrent dans la folie. Elles ne veulent pas être simplement actrices et traversées, comme des porte-voix, par le texte de l’autre.

I.H. : Pour moi, il s’agit d’occuper le champ différemment. Il s’agit d’une forme de pouvoir un peu tangentiel, qui n’est pas le pouvoir habituel des comédiens ou des acteurs hommes, qui, lui, est plus frontal par rapport au metteur en scène sur un film.

A.F. : Pour créer votre propre champ, votre territoire ; c’est presque animal, ou peut-être très humain justement.

I.H. : Vous parliez de cette alternative pour les femmes : être dans le silence ou dans le travesti permanent ou …

A.F. : Oui, je continue de trouver que le monde marche sur la tête. Il y a deux sexes et toutes les lois qui nous régissent ne tiennent compte que d’un seul. Cela commence avec le monothéisme : il n’y a qu’un Dieu. La femme n’a pas un statut de divinité. La Vierge n’est qu’une sainte ; elle est sacrée mais elle n’est pas divine. Il n’y a donc pas d’identification possible pour les femmes du côté d’un maternel, d’un matriciel, d’un féminin divin et, inversement, toutes les valeurs qu’apportent les femmes sont soumises à cette structure de l’un. Il n’y a qu’un Dieu, il n’y a que le père et cet univers ignore qu’il y a deux sexes ; il dénie la réalité, il est pervers. Les hommes s’arrangent avec cette perversion généralisée. Dans La Truite, le mari est homosexuel. S’il n’est pas homosexuel, il est adultère, ou incestueux. Pour Freud, l’homme qui a des filles doit être adultère pour ne pas être incestueux ; sa femme ne lui suffit pas. Les femmes sont donc prises dans cette structure perverse. Elles ont ce que j’appelle une perversion dérivée. Violette Nozière ou Madame Bovary sont des rôles de femmes écho, de perverses dérivées, en écho à la perversion de Narcisse, puisque Écho reproduit la loi de Narcisse.
Mais je voulais vous demander : qui êtes-vous ? Comment écrivez-vous la suite ? Votre jeu n’a rien de réaliste. Il y a un déjeu, un décentrement qui fait qu’on ne peut pas s’y prendre.

I.H. : C’est vrai. Avec Orlando, j’ai exploré quelque chose de tout à fait particulier. Bob Wilson est vraiment le contraire d’un metteur en scène réaliste et concret. Avec lui, on était dans un monde abstrait, et pourtant je n’ai jamais été plus au cœur de moi-même. C’était un peu ce que vous disiez sur Nathalie Sarraute. Peut-être plutôt que de l’abstraction, c’est du non-figuratif mais ça a produit de la vie, de la chair parce que l’absence de figures repérables était totalement libératrice. Ce que j’ai fait dans Orlando n’était rien d’autre qu’être totalement moi-même. Il y a eu aussi la découverte de l’androgynie, de ma propre androgynie. Et pourtant, j’avais tendance à dire que les rôles ne m’apprenaient rien sur moi puisqu’ils ne faisaient que confirmer ce que je savais déjà. Je pensais à l’instant que les deux premières histoires qui ont alimenté mon imaginaire, ce sont deux contes d’Andersen : La Petite Sirène et La Petite Fille aux allumettes. L’une qui meurt d’amour et l’autre qui meurt de froid, mais dans La Petite Sirène, il y a aussi l’idée de l’androgynie. Cette queue de poisson est une absence de sexe. Je crois que ce que j’ai découvert dans Orlando, c’est l’androgynie, pas uniquement en tant que trouble sexuel ou possibilité de travestissement pour une actrice, mais plus profondément en tant que difficulté à choisir entre l’actif et le passif. Virginia Woolf rend compte de cette difficulté. Nathalie Sarraute m’a rappelé que Virginia Woolf dit que l’écrivain est androgyne, comme s’il y avait une sorte de subversion, d’entre-deux, entre homme et femme, où elle n’est ni du côté du pouvoir, ni du côté de la passivité.

A.F. : Elle est du côté du jeu. Vous ne pensez pas que c’est très lié à l’enfance ?

I.H. : Complètement. Dans Orlando tout est sous le signe du jeu, toutes ces explorations, ces divagations, ces substitutions sont très liées à l’enfance. Donc, dans l’expression de la féminité androgyne, il y aurait à la fois un refuge dans cette enfance et une rébellion.

A.F. : Il est vrai que dans Orlando, il y a une très forte présence de l’enfance retrouvée, de « l’enfance nettement formulée », comme le dit Baudelaire du génie. Et votre exigence et celle de Bob Wilson, lui ont donné une perfection dans la forme qui permet d’ouvrir tous les tiroirs. Cette androgynie-là est aussi riche que l’enfance. On peut l’explorer toute une vie. C’est un peu ce qu’a fait Nathalie Sarraute. Ce n’est pas par hasard si un de ses derniers textes s’appelle Enfance. On revient là d’où ça vient. C’est une manière de créer, de produire. Cette androgynie, comment la mettez-vous en relation avec votre vie de femme, avec le fait d’avoir des enfants ?

I.H. : Je ne sais pas, je ne la mets pas en relation. Il y a d’un côté ma vie, de l’autre côté ces projections de moi. Ça se rejoint sans doute mais je ne sais pas où ! Apparemment, c’est étanche.

A.F. : C’est sûrement capital pour une actrice de passer par l’androgynie parce que autrement elle court à la mort. C’est Greta Garbo ou Martine Carol. Garbo a peut-être fait ce que vous disiez ; elle a clivé et sauvé ainsi sa vie. Tout le monde parle du mystère Garbo. Pourquoi n’est-il pas dit que sa séduction extrême ou son charme subjuguant était en rapport avec son homosexualité ? En clivant, elle ne s’est pas suicidée. Je crois qu’il y a une certaine homosexualité symbolique qui est très structurante pour les femmes. Ce n’est justement pas le lesbianisme vécu ou illustré par des travestis, mais c’est quelque chose de complètement intérieur, qui est le rapport au premier corps d’amour qui est la mère, pour la fille et le garçon. Il reste une trace de cette intimité.

I.H. : Ça me fait peut-être mieux comprendre pourquoi je m’aventure vers l’androgynie. Pourquoi dites-vous que ce serait la survie pour une actrice ?

A.F. : Comme pour un écrivain, parce que mettre en jeu du masculin permet de jouer avec la différence des genres au lieu de se laisser happer, complètement, par un sexe qui est le sien mais qui n’a pas droit de cité.

I.H. : L’androgynie serait donc là pour se protéger d’une certaine image de la féminité ressentie comme menaçante par celle qui l’incarne.

A.F. : Je pensais aussi à Bergman et à Persona, à Cassavetes et Une Femme sous influence ou Opening Night. Cassavetes est allé très loin dans la description presque entomologique de ce piège dans lequel les femmes sont prises. « Une femme sous influence » est finalement le motif de tous les films sur les femmes piégées par une sorte de perversion dérivée, de perversion secondaire, en écho à la perversion des hommes. J’ai beaucoup de mal à voir comment au cinéma il peut y avoir une transformation de cette scène de la folie des femmes. Je me demande toujours vers quoi vont aller les grands réalisateurs, et ce que les femmes réalisatrices pourraient apporter de différent.

I.H. : Garbo a incarné emblématiquement ce moment paradoxal, cette zone opaque entre le retrait et le moment de paraître. Je crois que pour une actrice, tout se joue là. Comment être à la fois visible et invisible. Idéalement, le visible devrait être invisible, et l’invisible devrait apparaître sur l’écran. Vous me demandiez comment j’écris la suite, je ne sais pas, je crois que j’essaierai toujours d’être au cœur des choses, au cœur des projets.

A.F. : Aller au-devant des gens et des choses, être active. Avez-vous pensé être réalisatrice ?

I.H. : Non, pas pour l’instant. J’y ai pensé pour beaucoup plus tard. Le beaucoup plus tard finira bien par s’approcher un jour. Pour le moment, je me sens complètement actrice, même si je me sens à la fois sujet et objet, j’aurais beaucoup de mal à renoncer à cet état d’objet, à cet état de séduction. Je me sens actrice des pieds à la tête.

A.F. : Comment le métier d’actrice intervient-il dans le métier de vivre, dans le métier de femme ?

I.H. : C’est aussi le contraire, le métier de vivre qui intervient dans le métier d’actrice. Mais être actrice, c’est également un rapport au monde, une façon d’être là et de ne pas y être. On incarne des états, des pulsions.

A.F. : C’est en rapport avec la passion. L’état était exprimé en latin par un verbe passif à sens actif, un déponent. Un état, on pourrait dire que c’est un acte passif ou une passion active, qui ne s’arrête pas à un moment ou un autre, qui revient dans les rêves, qui vous habite. Comment se passe cette espèce de transfert permanent entre vous et les personnages ? Entre vous et ces hôtes du corps, ces hôtes de l’inconscient, ces hôtes de la pensée ? Que sont-ils pour vous, des hôtes de votre corps, de votre inconscient ou de votre pensée ?

I.H. : Dans Orlando, je crois que c’était les trois : de l’inconscient, de la pensée et du corps. Au théâtre, ce sont plus des hôtes du corps parce que le corps est beaucoup plus engagé, surtout comme il l’était dans le spectacle de Bob Wilson, avec toute une mémoire qui ressurgissait dans des gestes, des attitudes de l’enfance, la danse comme la pratiquent les petites filles. Je regarde ma fille danser en ce moment et je retrouve les mêmes gestes. Je ne fais rien d’autre dans Orlando que jouer, jouer à faire comme si. Ce que je ne connaissais pas chez moi, c’était peut-être cette capacité de rébellion, la volonté de m’affranchir, d’être plus libre et Orlando me l’a fait découvrir. Même si on se croit libre, on se voudrait toujours plus libre, non ? Vous allez me dire qu’une actrice de cinéma est arrivée à un certain degré de liberté, mais, en fait, on a toujours un fantasme de liberté plus absolue. Comme les rôles successifs me font toujours entrevoir des possibilités, des états différents, je me sens toujours un peu en danger dans ma vie, toujours au bord d’un précipice.

A.F. : Quand vous vous trouvez devant un précipice, comme vous dites, est-ce que vous n’avez pas le sentiment, au point où vous en êtes, que vous avez une œuvre derrière vous ? Qu’il y a quelque chose qui s’est construit, peut-être à votre corps défendant, mais qui est là et à quoi vous pouvez vous adosser ?

I.H. : Pas vraiment, non. Une actrice pense toujours qu’elle est tout et rien à la fois. C’est l’hystérie de l’actrice !

A.F. : Avez-vous l’impression d’avoir ouvert tous les tiroirs, d’avoir mis le moi dans tous ses états, justement ? Quels seraient les moi ou les émois de femme qui n’auraient pas été exprimés ?

I.H. : Ce seraient les moi de la liberté…

A.F. : Dans l’univers des petites filles, il y a aussi les petits garçons, forcément, le Petit Poucet, par exemple, qui sauve sa famille ; c’est l’enfant roi. Ce qui ne nous est pas proposé à nous.

I.H. : Ce serait plutôt vers de tels états que j’aimerais aller à l’avenir. J’ai eu envie de donner à Emma Bovary une certaine arrogance, et une certaine compréhension de ce qu’elle faisait. Je pense que cette arrogance la rendait plus moderne. Je donne la possibilité au spectateur, comme Flaubert, de comprendre des mécanismes qui fonctionnent dans l’histoire et à l’extérieur de l’histoire. Je pensais toujours en faisant le film qu’elle était la première grande héroïne féministe de la littérature, qu’elle menait un combat, dans la limite de ses moyens (et Dieu sait s’ils sont limités), qui préfigure les grands combats à venir des femmes.

A.F. : Ingeborg Bachmann dit dans Malina, comme dans tous ses livres, que la femme apprend à jouer aux échecs et qu’elle perd, toujours. Alors qu’un certain féminisme a voulu nous faire croire qu’il y avait une liberté ou une libération dans le féminisme.

I.H. : Vous n’y croyez pas ?

A.F. : Dès le début, je voulais trouver une éthique au-delà du féminisme, c’est-à-dire une pensée. Je voulais travailler sur l’expérience de la pensée et ses limites, et c’est ce que j’ai fait. On m’a accusée d’être antiféministe. Quand nous avons commencé ce mouvement, en 68, nous avions les moyens d’aller au-delà du féminisme. Nous avions des outils de pensée, en France en particulier, avec des penseurs comme Lacan, Derrida, avec nous-mêmes, avec notre expérience, pour dépasser le féminisme, c’est-à-dire au fond, une forme de l’hystérie. Mon projet était de réussir là où le féminisme et l’hystérie échouent.
Les risques étaient énormes. Je me suis beaucoup questionnée. Renouer le lien spécifique de la fille à la mère, c’est essayer de faire sauter la forteresse de l’Un, du monothéisme, du « il n’y a qu’un Dieu », et de la monodémocratie. A Athènes, seuls les hommes étaient des citoyens et finalement, ici aussi. Les hommes sont libres et égaux en droit, entre eux, mais sans les femmes. Il s’agissait de faire apparaître la perversion d’un univers qui nous impose le patriarcat, Dieu, l’or, la langue, une logique de l’un, alors qu’il y a du deux ; il y a deux sexes et ils sont non seulement différents, mais dissymétriques dans le travail de la procréation. Une femme peut faire tout ce que fait un homme, ou presque, mais elle est capable aussi de gestation. C’est là peut-être que je me déplace hors de la problématique de Virginia Woolf et de l’androgynie qu’on pourrait dire prégénitale. Pour une actrice, elle est parfaite. Pour un écrivain, elle n’a pas empêché Virginia Woolf de se suicider. Mrs Dalloway est sauvée par sa fille. Virginia Woolf n’a jamais pu avoir de fille puisque son mari et ses médecins le lui avaient interdit, décrétant qu’elle devait choisir entre la création et la procréation. Peut-être, si elle avait eu un ou plusieurs enfants, ne se serait-elle pas suicidée.
Je pense que cette généalogie féminine de la transmission de pratiques, d’apprentissages, de capacités de la mère à la fille et à la mère, qui n’est pas du tout un retour en arrière sur la maternité, est peut être porteuse d’autre chose que du modèle ancien, porteuse de ce que les philosophes comme Levinas appellent l’éthique, comme accueil de l’autre. Les femmes ont cette capacité d’autre, de contenance active liées à la gestation. Et comme nous sommes des êtres humains doués de parole, ce n’est pas une capacité seulement biologique, mais imaginaire et symbolique. C’est de cela qu’il s’agit chez une actrice féconde, qui ne se glisse pas dans ses personnages, mais les accueille dans son sein, c’est-à-dire dans son cœur, dans son corps et dans son utérus, pourquoi pas. La grossesse d’une femme, la gestation, est le seul phénomène naturel d’acceptation par le corps, et donc par la psyché, d’un corps étranger. C’est le modèle de toutes les greffes.
Cette capacité d’accueil, certains hommes l’ont, bien sûr. Je me disais, en regardant Orlando, que Bob Wilson avait fait contenant matriciel pour vous. Vous dites d’inconscient à inconscient, mais c’est presque de chair à chair. Il vous a comme mise au monde. Tout d’un coup, c’est une nouvelle naissance, un événement. En même temps, il n’est pas exclu que, ayant donné corps à Orlando, vous ayez engendré chez lui quelque chose dont sa fécondité avait besoin. C’est une interrelation, parce qu’il a certainement des capacités femelles en lui. L’androgynie se passe sur le mode présexuel mais elle pourrait se passer sur le mode mythologique ou mythique de la double fécondité.
Vous, vous avez l’expérience d’une femme qui a fait des enfants et celle d’une actrice. C’est pour cela que m’intéresse cette question d’être contenant des personnages plutôt que contenue en eux. En analyse, c’est pareil. Si l’analyste est un véritable analyste, il est généreux, il est un contenant, et il vous met au monde. Je pense que toute la théorie de Freud est habitée par son envie d’avoir un utérus. L’envie d’utérus chez les hommes compte tout autant, peut-être plus, que l’envie de pénis chez les femmes. Pendant que sa femme faisait un enfant, Freud, selon son propre dire, a accouché de L’Interprétation des rêves. En 1973, j’ai fait un film sur Psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine. Dans tous les cas d’homosexualité féminine qu’il a analysés, il a cru qu’il était le lieu du transfert en tant que père, il n’a pas vu que la fille transférait sur la mère ou sur une femme. Dans ce cas précis, l’homosexuelle est amoureuse d’une actrice de cinéma. Alors que se passe-t-il, là, entre la psychanalyse, la jeune homosexuelle et l’actrice de cinéma ? Comment l’actrice fait-elle écran de rêve et écran de transfert ? Comment incarne-t-elle à la fois la différence des genres et la différence des sexes ?
Quelqu’un comme Lou Andreas Salomé s’est arrêtée en deçà de la procréation. Elle a pensé quelque chose de la symbolisation des qualités ou des valeurs féminines, mais elle est restée une mystique. La mystique incarne, se fait chair et puis elle brûle, elle flambe ou bien, comme dans La Petite Sirène, elle devient un nuage. Elle se spiritualise et elle ne va pas jusqu’au bout de son expérience qui serait la transmission de ce que vous appelez l’invisible. Finalement, l’invisible, c’est la chair, le dedans. C’est la matière même, pensante, qui est à l’œuvre dans le rêve ou dans les pulsions. Peut-être qu’au commencement n’était pas le Verbe mais la chair, cette forme de sous-couche de l’inconscient, l’inconscient prénatal.
Il y a des échanges biologiques et des échanges psychiques entre le fœtus et la génitrice. On ne les connaît pas encore parfaitement. On ne sait pas, par exemple, dans quelle mesure la femme enceinte et le fœtus partagent leurs rêves. Mais dans tous les cas, il y a des échanges nombreux entre eux, et ces échanges sont le modèle, le paradigme du transfert. D’ailleurs, une femme enceinte ne fait pas que rêver, elle écoute le fœtus, elle lui parle. C’est pour moi la scène inaugurale de la langue. Je pense que ce sont les femmes qui, en voulant communiquer avec le fœtus, et ensuite l’enfant, ont inventé le langage articulé. Les femmes sont des anthropocultrices.
Les hommes ne peuvent pas faire retour sur l’expérience de la gestation. Les femmes, oui, elles revivent sur un mode actif ce qu’elles ont vécu sur un mode passif. Elles ont été contenues et elles peuvent être contenantes. C’est tout à fait exceptionnel. Je crois que c’est la raison pour laquelle nous sommes persécutées. Je pense que Dieu et les monothéismes sont des substituts à la gestation. La Genèse en est une forme imaginaire, illusoire, et Dieu est un fils qui se rêve à la place de contenant. Lui, non créé et créant l’homme, puis tirant la femme de l’homme. C’est une inversion, et tant que les femmes ne remettent pas le monde à l’endroit, nous marchons tous sur la tête. Il y a une investigation à mener sur cette expérience de l’intérieur que vivent les femmes, cette expérience du dedans vers le dehors. La psychanalyse ne s’en occupe pas encore. On y parle de la mère, de l’enfant qui naît, mais de la période prénatale, jamais. Mais pourquoi les femmes qui en savent sur la gestation, se laissent-elles prendre au piège du féminisme ?

I.H. : Du féminisme ? C’est un comble…

A.F. : Je pense que le féminisme a voulu dissocier la création et la procréation, et imposer aux femmes de choisir entre faire des films, par exemple, ou faire des enfants. Il a renvoyé les femmes à sacrifier une part d’elles-mêmes. Et quand elles ont fait les deux, c’est en maintenant une coupure. Je pense qu’au XXIème siècle, on aura les moyens de lancer une passerelle entre la création et la procréation.

I.H. : J’ai expérimenté au plus profond de moi-même ce que vous venez de théoriser. J’ai été très tôt obsédée par l’idée d’avoir des enfants. J’avais la conscience très forte qu’être actrice et avoir des enfants, c’était la même chose, que c’était une transformation comparable, une même attente -d’ailleurs, on dit bien « accoucher d’un rôle »-, mais en aucun cas antagoniste.

A.F. : J’étais très naïve quand j’étais enceinte, je savais en tous cas que je le voulais et j’étais habitée par des paysages, comme un rêve dans lequel on revient. On dit « être » enceinte, c’est un état comme l’état de rêve. En même temps, on travaille vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

I.H. : Je ne sais pas si vous avez vu ce film de Jack Clayton, The Pumpkin Eater. C’est un très beau film où Ann Bancroft est perpétuellement enceinte. Là, l’idée du contenant est rendue d’une façon plus négative que ce que vous décrivez ; il y a l’idée aussi que, par définition, un contenant est vide, s’il n’est pas rempli.

A.F. : Non, parce que c’est un contenant transformant. Ce n’est pas un vase.

I.H. : Vous avez dit quelque chose à propos de la femme écrivain qui m’a évoqué le vide, quelque chose que j’ai ressenti très fort. Je pense souvent qu’une actrice est vide, que sa fonction n’est que de se remplir, qu’elle est en attente et que ce vide est souvent douloureux.

A.F. : Votre travail d’actrice me fait penser à une écriture qui laisse venir le blanc dans la phrase, ou le silence. C’est de l’ordre d’un certain regard, d’une coloration ou d’une transparence de la peau, d’un masque qui peut apparaître sur le visage de l’actrice, qui n’a rien à voir ni avec le maquillage ni avec l’éclairage, mais qui fait revenir au devant une opacité ou une transparence, quelque chose entre les deux, d’opalin. Peut-être même d’un peu amorphe comme dans un certain art non figuratif. C’est très concret, comme si la chair ou la pulsion, quelque chose du dedans, affleurait. Il me semble qu’il s’agit d’un inconscient plus charnel que l’inconscient freudien, un inconscient élémentaire. J’ai toujours pensé que la chair était le cinquième élément. Il y a l’eau et l’air avec la Petite Sirène, le feu avec Jeanne d’Arc ou Malina, et il y a la terre – vous êtes souvent comparée à une paysanne -. En réalité, dans l’humain, ces quatre éléments n’en font qu’un, la chair, qui en est la quintessence. Et la chair pense. C’est la pensée première, la pensée primaire ou archi- archaïque.

I.H. : En fait, vous exprimez très clairement ce que je ressens, parfois confusément. Je suis un peu en porte à faux car je me sens la faculté d’abstraire mais pas forcément la faculté de formuler cette abstraction. C’est pour cela que je suis actrice. J’aurais du mal à écrire par exemple, à passer par la concrétude du mot. Je crois que je suis dans la zone de la non-formulation qui est nécessaire pour être actrice. Ou plutôt, être actrice serait la seule expression possible de cette non-formulation. Vous me demandiez si je pensais à être metteur en scène ; il me semble qu’être metteur en scène, c’est formuler. Je suis peut-être dans ce que vous appelez ce pré-inconscient, mais je suis aussi dans l’analyse de cette non-formulation. Je suis à la fois dans la pensée et dans la non-formulation.

A.F. : Vous formulez pourtant très bien. La pensée, c’est aussi préverbal. La vraie pensée, pas la philosophie, pas la théorie. La psychanalyse est géniale en cela qu’elle permet de penser avec des pulsions, dans le préverbal et pourtant ça s’organise, s’ordonne et devient clair. Tout d’un coup, on peut faire un acte qui n’est pas un passage à l’acte mais qui est un acte pensé, ailleurs, dans l’intimité, et qui peut s’excarner. Quelque chose s’est élaboré comme en rêve. Colette est extraordinaire à suivre dans tous ces passages : adolescente, androgyne homosexuelle, puis actrice, artiste, écrivain, et puis dans son rapport à sa mère et à sa fille, dans la transmission d’une expérience particulière, son rapport au réel, à la matérialité des choses, à la nature, aux animaux. Les enfants l’adorent. Je lisais Dialogues de bêtes à ma fille. Colette, c’est du vivant parlant. Cependant, je suis gênée par le fait qu’elle ne s’est pas engagée dans l’histoire. Il y a quand même un endroit où elle a manqué de lucidité.

I.H. : Je voudrais que vous repreniez ce que vous disiez du féminisme.

A.F. : Dans ces années qui étaient féministes, où tout le monde l’était, où tout le monde croyait que je l’étais, Simone de Beauvoir avait horreur de la psychanalyse -alors qu’une de ses héroïnes, Anne, dans Les Mandarins, est psychanalyste, mais très œdipienne, très tournée vers le père-, et elle avait une haine de ce qu’elle appelait la maternité. Elle ne voyait pas la dimension éthique de la gestation, l’expérience narcissique qu’est le fait d’être enceinte et de produire quelque chose avec son corps. Dans ces années féministes, où tout le monde croyait que tout le monde était féministe, il y avait un modèle : un homme sur deux est une femme, deux hommes sur deux seront des hommes. La ligne d’horizon pour les femmes était de devenir des hommes comme les autres.

I.H. : J’ai l’impression que maintenant les femmes font des enfants pour expérimenter la vérité de ce que vous décrivez.

A.F. : Oui, nous sommes sortis, maintenant, de cette folie de la stérilité. Heureusement…

I.H. : Je crois que j’aime autant avoir des enfants que jouer des rôles.

A.F. : C’est à partir d’un sentiment de vide ou au contraire d’un sentiment que vous allez fabriquer quelque chose ?

I.H. : Que je vais fabriquer quelque chose.

A.H. : Vous allez fabriquer un petit miracle, une surprise. Quel plus grand événement qu’une naissance ? Il y a aussi des naissances métaphoriques, bien sûr : un rôle, une pièce, un film.

I.H. : J’aurais eu du mal à supporter une vie où il n’y aurait eu que la métaphore. Il fallait qu’il y ait la réalité pour que la métaphore existe aussi. Malina, je l’ai fait dans une très grande euphorie et d’une façon très agréable, parce que mes enfants étaient là. C’était l’été, tout se faisait ensemble. Concrètement, je pouvais jouer au ballon avec mon fils dans le couloir et, tout de suite après, aller tourner, même des scènes difficiles. Et, la plupart du temps, c’est comme ça. Je dirais que c’est une façon de déplacer constamment le centre. On pourrait penser que les rôles sont le centre, en fait, ce sont souvent les enfants. Les rôles et la vie créatrice sont périphériques. Mais cette périphérie n’existe que par rapport à un centre. Bien sûr, dans ce désir d’enfants, il y a ce désir de retourner à sa propre enfance, de la faire revivre.

A.F. : Dans beaucoup de films, vous êtes très calme, on sent que finalement ce n’est pas à vous qu’il manque quelque chose. Dans Loulou, vous êtes tranquille. Il suffit qu’une femme ne soit pas dans le manque, qu’elle soit dans son corps, pour que l’hystérie se décline du côté masculin. Un des coups de force de Freud a été de montrer que l’hystérie n’était pas prescrite à un seul sexe. C’est visible à travers tous vos rôles. Je suis sûre que vous êtes habitée par la pensée de quelque chose que vous savez, pas forcément d’une manière théorique. C’est une espèce de force tranquille, quelque chose qui va. Si on faisait un travail sur l’ensemble de vos films, on le verrait se dégager comme votre création propre, votre apport contemporain de femme au cinéma. On pourrait vous faire un beau scénario avec une héroïne de ce temps, une femme qui accomplit.

I.H. : Oui, j’ai le sentiment de creuser mon propre film à l’intérieur de tous ceux que je traverse. Tous ces destins de femmes sont des métaphores de la condition féminine, mais aussi de ma propre vie.

A.F. : L’actrice a une fonction éthique. Elle est au centre des désirs. A l’adolescence, on est à la recherche d’identifications nouvelles, on change, non pas de point de vue, mais de point de désir. Une des choses les plus importantes, c’est de donner de belles pensées aux jeunes filles.

I.H. : Y compris en prenant le risque de donner des pensées qui peuvent paraître de mauvaises pensées.

A.F. : De belles pensées, pas de bonnes pensées ! Il y faut la forme, aussi.

I.H. : Ce qui importe pour moi, c’est le rythme. Dans Malina, il y a un rythme, il y a même des choses drôles à certains moments, ce n’est pas un film lent.

A.F. : C’est ce qui manque aux films français. La dynamique et le rythme. Ils n’ont pas de scansion.

I.H. : En France, on identifie le drame à la lenteur et la comédie à la rapidité. Ça n’a rien à voir. Labiche est un des auteurs comiques les plus drôles et il n’est jamais aussi drôle que quand il est monté lent.
Pour vous, le cinéma passe par les acteurs avant tout ?

A.F. : Les actrices ont beaucoup à raconter de leur inconscient, de leur enfance, de leur gestation permanente, de leur état d’actrices. État, c’est le mot que vous employez le plus fréquemment.

I.H. : Oui, ça prend en compte toute ma personne. De plus, je préfère être que dire.

A.F. : Peut-être que vous êtes plus poète que narratrice. L’état, c’est l’état amoureux, l’état passionnel, l’état poétique. Je voulais vous parler aussi de la voix dans Orlando : un travail magnifique. Ingeborg Bachmann dit dans un très beau texte, que nous allons publier aux éditions Des Femmes, que la voix, la voix humaine, a tous les privilèges du vivant, la chaleur et le froid, la douceur et la dureté, et qu’elle est le support d’une quête de la perfection, de la vérité. Comme votre voix, dans Orlando. La sonorisation transforme complètement le théâtre, en lui apportant une vraie modernité.

I.H. : Il n’y a qu’à travers ce travail sur la voix qu’on pouvait rendre le mouvement de cette langue comme étant, non pas l’expression d’une pensée, mais l’expression d’un état, justement.

A.F. : La langue surgissait de différents endroits du corps, de différentes couches, en volume. Elle prenait trois dimensions.

I.H. : La signification, le sens du texte aurait été mis en première ligne ce qui n’était pas le propos, parce que, justement, la beauté de cette langue, c’est qu’elle ne soit pas réduite à sa signification, mais qu’elle soit au contraire élargie à quelque chose de plus illimité. C’était une approche abstraite du mot. Il s’agissait de donner à voir des sentiments, des sensations, à travers des formes vocales et sonores. Avec Bob Wilson, on ne s’est jamais posé la question du sens du mot. C’est ainsi que lui et moi nous avons pu communiquer. Ça me fait penser à cette chose très belle que dit Grotowski, que jouer ça n’est pas une affaire entre soi et le public, ce n’est pas une affaire entre soi et soi, c’est une affaire entre soi et un endroit très mystérieux au-dessus de soi. Qui est un peu l’inconscient d’ailleurs. J’ai eu l’impression, dans Orlando, d’exprimer la virtualité de la danse. Ça passait à travers moi, alors que je suis incapable de danser ; Wilson a réussi à le faire passer entièrement à travers ce que j’étais. Je préfère passer par ce qu’on pourrait appeler le mensonge d’une métaphore ou le secret d’une métaphore. On peut la décrypter, mais c’est plus difficile de décrypter une métaphore que de décrypter un propos réel. Et cette métaphore passe par la forme.

A.F. : Vous devez connaître le texte de Kleist, un essai sur le théâtre de marionnettes, où il exprime que la forme la plus rigoureuse peut donner accès à la plus grande abstraction, à ce qu’il y a de plus amorphe. On arrive à créer une grâce plus qu’humaine. C’est à la fois l’esthétique et l’éthique. Ce n’est pas la mystique. C’est l’art. Plus la rigueur formelle est grande, plus l’inexprimable, ce que vous appelez l’invisible, peut être exprimé.

I.H. : Oui, Orlando c’était ça. Une forme très abstraite, où tout pouvait être dit. Mais si j’essaye de raconter l’inexprimable, je pers une chance d’y accéder. A trop nommer les choses, il y a toujours ce sentiment un peu angoissant qu’il pourrait en découler une perte irréparable. Je ne sais pas laquelle. Tout à l’heure, je parlais de cette impression d’un édifice qui s’écroule. J’ai souvent le sentiment d’un très grand danger ; d’où ma paranoïa par rapport aux interviews. Ce n’est pas un caprice, c’est une vraie angoisse de la chose dite, du secret dévoilé, du mystère dévoilé, comme s’il allait en découler une perte irréparable. Je ne sais pas laquelle.

A.F. : C’est une des raisons pour lesquelles j’ai tant de difficulté à publier. Ce n’est pas seulement l’irréparable de la chose dévoilée, c’est la question de l’adresse. A qui adresser quelque chose de l’intime, du réel intime qu’on tirerait au dehors, comme une extraction de pierre précieuse ou de chair précieuse. Qu’est-ce que ça va devenir, qui va en faire quoi ? Le monde est cruel avec ce que font les femmes. Il n’y a que dans le lieu analytique qu’on peut croire qu’on va être reçue et protégée. Ce qui d’ailleurs n’est pas vrai puisque la théorie analytique malmène aussi les femmes.

I.H. : Quand on est actrice, c’est plus difficile de résister, à la fois à la tentation et à la nécessité de la popularité, parce que c’est aussi de cela que dépend notre survie. J’y résiste un maximum mais avec beaucoup de difficulté. Nathalie Sarraute disait l’autre jour qu’elle avait toujours été sur une route solitaire, et que cela lui était indifférent. Moi aussi, je me sens souvent sur une route solitaire, mais j’y suis plus ou moins indifférente !

A.F. : Vous vous sentez solitaire ?

I.H. : Oui. J’ai une situation établie mais vouloir suivre une route très précise quoi qu’il arrive, ce n’est pas toujours facile. C’est comme la poursuite d’une obsession. Mais soyons francs, l’important dans cette vie, c’est tout de même de choisir et non pas de subir.

A.F. : Pourquoi vouliez-vous me voir ? Nathalie Sarraute, je comprends.

I.H. : Justement pour tout ce qu’on a dit sur l’androgynie, sur la création, sur la procréation. J’ai souvent eu envie de parler de ce rapport de l’état d’actrice à la maternité. Il y a Godard qui a réfléchi sur la circulation intime entre la vie et le cinéma. Ce sont des choses qui sont au cœur de l’intimité d’une actrice, Je pensais que c’était avec vous que je pouvais en parler. J’avais raison.
Ce que vous avez dit de l’état d’actrice comme contenant est très intéressant pour moi. J’en ai parlé aussi avec Nathalie Sarraute, mais ça a pris une forme différente. J’ai parlé avec elle de l’absence de personnages. Ça fait longtemps que je dis que je n’interprète plus de personnages mais que j’interprète des personnes et que plus la matière de ce que j’incarne est abstraite et apparemment inincarnable, plus elle me semble incarnable paradoxalement. Un personnage, on le dessine, il est habillé et c’est très difficile pour moi d’entrer dedans. Plus la proposition est abstraite, plus elle est illimitée et plus son incarnation est rendue possible puisque, dans cette absence de limites, je peux m’engouffrer avec mes états différents. Vous, en parlant de la femme comme contenant, de cette façon d’accueillir en soi un rôle, comme un enfant, vous me parlez de la même chose. Je ne me définis pas comme une actrice qui interprète un personnage, qui épouse un rôle, mais comme une personne qui accueille une autre personne. En parlant avec Nathalie Sarraute, j’ai eu une définition de cette approche par la forme, le style et le mental, et en parlant avec vous, j’ai une définition de cette approche par le corps. Alors finalement je me trouve réunie ! J’ai une approche mentale de ce que je fais, mais cette mentalité, cette cérébralité passe aussi par le corps.

A.F. : Le cerveau, c’est aussi du corps. Il y a des hormones du cerveau. Justement, pendant la grossesse tout circule. L’enfant baigne dans les hormones cérébrales. On sait, mais on sait aussi très peu ; les femmes savent beaucoup, mais leur savoir est forclos du savoir scientifique et tout mon travail est de faire émerger ce que nous savons sans le savoir et tout en le sachant. Ce n’est pas du savoir abstrait, mais du savoir subjectif où la subjectivité, la chair, la chair et l’esprit, sont, non pas dissociés, mais dans une relation d’échange.

I.H. : Oui, c’est vrai. J’ai l’impression de savoir tout en ne sachant pas, tout en sachant quand même.

A.F. : Ce qui affleure, on pourrait dire que c’est l’inconscient, c’est ce savoir, que vous appelez ce « savoir quand même ». Je pense que Freud a découvert l’inconscient et que les femmes depuis toujours découvrent leur corps et le corps dans l’inconscient. Mais ce n’est pas écouté, d’où la difficulté. Qu’est-ce que la folie ? C’est n’être pas entendu. Vous émettez un message dans une langue dont on vous dit qu’elle est inaudible, qu’elle est étrangère, que ce sont des hiéroglyphes. C’est une écriture qui n’est pas encore lue.

I.H. : C’est pour cela que je suis devenue actrice, pour déchiffrer les hiéroglyphes.

A.F. : La phrase clé de l’oeuvre de Freud est : « Où ça a été, je dois advenir « . Je crois que là où le je des femmes adviendra, c’est là où ça était, c’est-à-dire du côté de ce que j’appelle la création de vivant. Notre devenir n’est pas derrière nous mais devant nous, à partir de quelque chose qui est resté en arrière et qui n’a pas été pensé, et sur lequel nous n’avons pas besoin de revenir, comme les hommes, par l’inceste. Pour les femmes, il n’y a pas d’obsession de l’éternel retour. Et le préfixe qui les caractérise, c’est « pro », c’est-à-dire en avant : procréation, proposition, programmation. Pro, c’est la préposition des femmes par excellence. La promesse que, n’en déplaise à Claudel, elles seront désormais capables de tenir.

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