HOMMAGE À SERGE LECLAIRE

Il y a deux sexes. Essais de féminologie, Gallimard collection Le Débat, 1995 et 2004 (édition revue et augmentée), Poche Folio n°161, 2015 (édition revue et augmentée)

Texte lu à l’occasion de l’Hommage à Serge Leclaire, organisé par sa femme et ses enfants, le 23 octobre 1994.

 

Serge Leclaire, mon ami.

 

Quelqu’un me disait récemment, il n’y a pas d’ami en poli­tique. Y en a-t-il en psychanalyse ? Pour moi il y en avait un, vous. Vous m’avez, d’emblée, honoré de votre amitié, et j’en ai été fière autant qu’intimidée. Très vite, par vos soins, sans jamais m’y habituer, j’en ai accepté le risque et le plaisir. Et aujourd’hui, je remercie Geneviève Leclaire qui me fait l’honneur de m’inviter à en parler ici.

Je vous ai rencontré quand vous changiez de rive, à contre-écriture, de la droite à la gauche, dans le mouvement de l’histoire. Pour moi, quelques jours avant mon premier départ en Chine, pour Pékin, quelques jours avant les onze ans de ma fille, et à la fin d’une analyse de sept ans avec Lacan. Entre Occident et Orient, je me sentais, entre mère et fille, comme une femme par parenthèse.
Je suis venue à vous avec une demande de travail imprécise, indécise, indécidable peut-être. Vous avez presque immédiatement décalé la déférence, déplacé le respect, subverti la place du maître, aboli les générations analytiques pour installer entre nous la réciprocité, pour me faire votre partenaire, pour vous faire mon contemporain. Ni analyste, ni père, ni frère, ni fils. La scène ne fut ni analytique ni incestueuse entre nous. Mais, informée par votre histoire analytique, et orientée par mon histoire politique, entre l’homme que vous étiez et la femme que je suis, vous et moi, semblables mais non identiques, d’égal à égale, en cette dissymétrie différentielle qui nous occupait, nous l’avons désirée, notre relation, paritaire.

Nous ne nous ressemblions guère. Vous étiez né au Nord, bourgeois, établi, avec votre voix posée, napée, onctueuse même, avec votre discours lent et composé. Nous ne nous ressemblions guère, si ce n’est, peut-être, notre petite taille. Nous étions restés petits.
J’ai reconnu en vous l’ami premier, celui d’avant notre première rencontre ; le petit garçon de mes trois ans réapparaissait dans ma vie à l’âge d’homme, en mon âge de femme, en notre maturité. D’emblée, vous m’avez rejointe, entre père et fils, dans la parenthèse, pour vous y libérer de quelque secret qui pesait sur votre cœur d’homme.
De ce sol primaire entre nous, l’enfance, nous avons fait ce temps d’avant l’écrit, ou plutôt d’une écriture avant l’écriture, d’une écriture indéchiffrée, comme le linéaire « A ». Par ce que nous mettions en commun, nous avons pratiqué l’amitié : de l’amitié comme expérience.
Notre objet commun était la relève, la promesse, l’avenir. Notre objet de travail (inconscient) était notre invention permanente, ce que j’appellerais aujourd’hui la personnalité démocratique.

Rien de convenu, rien de familier, rien de figé, rien de naturel, entre nous. Nous ne nous serrions jamais la main, nous ne nous appelions pas, nous nous tenions simplement, tranquillement en présence ensemble, l’un face à l’autre, dans la joie et le sourire de la présence l’un de l’autre. Nous nous rencontrions dans des jardins, des paradis. J’aimais votre maison, à la montagne, vous aimiez mes maisons ailleurs.
Mais si vous aimiez accueillir, recevoir, vous aimiez peut-être encore plus aller, venir, venir chez moi, par exemple, et sûrement chez d’autres. Vous aimiez que je vous invite, et si j’oubliais trop longtemps, vous me rappeliez à l’invitation : « je ferais bien un petit saut de quelques jours ». Vous arriviez joyeux, dispos, presque sans bagages, sans phobies, disponible. Tout vous convenait, l’eau, l’air, le dehors, le dedans, les jardins, la cuisine. Vous vous installiez, vous gambadiez, vous ronronniez, mi-chien, mi-chat. Et nous parlions beaucoup, beaucoup.
L’enfance nous souriait en ces demeures respectives que nous échangions réciproquement, comme une promesse qui pourrait enfin être tenue. Dans une attention l’un à l’autre, une acceptation, l’un pour l’autre, une entente, l’un avec l’autre. C’est simple, nous nous entendions bien. Il y avait entre nous un lien, un lieu, incurablement frais et innocent. En deçà et au-delà de l’envie et de la haine, en deçà et au-delà de la sexualité et du transfert.
L’amour, entre un homme et une femme, entre deux hommes, entre deux femmes, c’est difficile mais possible. L’amitié entre deux hommes, c’est normal, entre deux femmes, c’est décrété impossible. Mais l’amitié entre un homme et une femme, c’est suspect, comme s’il s’agissait toujours d’un amour empêché, comme si la bête rodait toujours dans la jungle. Tant il est vrai que l’amitié, qu’il faudrait écrire avec un accent circonflexe l’âmitié véritable vient de l’âme, dont beaucoup considèrent encore que les femmes manquent. Mais vous, vous étiez de ceux-là, si précieux, si rares, qui de naissance savent, naïvement, nativement, que les femmes ont une âme. Il y avait entre nous, justement, cet état de l’âme, cette amitié gracieuse et fervente, légère et dense, joyeuse et pondérée, oisive et curieuse, épisodique et constante, dépassionnée et sexuée, épanouie et réservée, primaire et définitive, élective et non-excluante, volubile et studieuse, ouverte et fidèle, non exlusive, partageuse et loyale, claire et nette, en deux mots, suivant l’assignation de nos signifiants respectifs, vivante et pensante.
Ensemble, nous nous laissions être. Nous avions séparément, le goût de l’escapade, le sens de l’évasion, l’aptitude à rebondir hors du rang, à repartir dans la direction opposée à celle où nous guettent les tueurs d’espérance. Difficile de nous boucler dans le fortin du dogme, dans la prison des idéologies, de nous contraindre à errer, indéfiniment, dans le labyrinthe des libertinages, nous deux qui avons survécu, traversé les persécutions et les bombardements de la guerre et du nazisme. Il suffisait, peut-être, pour échapper de conjuguer endurance et humilité.
Nous nous faisions des confidences, nous échangions nos secrets, jamais ceux des autres ; jamais complices, jamais la guerre à qui que ce soit. Nous nous rencontrions pour, jamais contre.
Vous évoquiez, discrètement, l’amour juvénile que vous portiez à Geneviève ; vous vous émerveilliez, toujours plus depuis vingt ans, de sa jeunesse.
Je ne vous ai jamais vu fou. C’est donc que vous n’aviez pas peur. Je ne vous ai jamais vu lâche. Une fois pour toutes vous aviez décidé de faire confiance à qui était votre amie, à ses jugements, à ses choix, à elle-même. Il en fallait du courage, et j’étais fière de vous. Vous vous êtes engagé et vous avez traversé, à mes côtés, tant de champs de ragots, comme autant de champs de mines, sans jamais sauter sur les calomnies, les préjugés et les qu’en dira-t-on. Aventurier prudent, trop conscient de la valeur fondatrice de l’interdit pour accepter l’interdiction et l’intimidation, vous vous réjouissiez de ce que je réalise mes rêves, vous approuviez mes folies, parce que vous les trouviez sages, jusqu’à cette dernière, en Mai, et moi j’aimais les vôtres, j’aimais vos enthousiasmes, j’aimais toujours vos nouveaux projets.
Nous ne nous empêchions pas, nous ne nous interdisions rien. L’un pour l’autre, nous prenions le parti du risque, d’une ouverture à l’aventure, d’être vous, un homme, moi, une femme, libres. Nous aimions nos projets, même quand ils n’étaient pas communs, parce que nous savions qu’ils devraient, qu’ils devront se conjuguer en un temps, en un lieu à venir, de plus grande maturité. Nous respections la transgression légitime, créatrice, qui met à l’honneur du monde ce que les conservateurs de tous bords s’entendent à maintenir forclos. Nous appelions de tout notre travail, de tous nos vœux et de toutes nos forces cette libération, cet élargissement démocratique.
Vous êtes parti un 8 août, cet été, comme ma mère, il y a six ans.
Nous avions des projets, l’Amérique, New York, Los An­geles… En août, vous deviez venir dans mon île, entre ciel et mer.  En septembre, vous deviez venir à Strasbourg, votre ville au Parlement Babel, piquer une tête dans la piscine de l’Europe en mouvements, croiser tous ces députés, graves, convaincus, appliqués à essayer de prévenir les guerres, à faire avancer la justice.
Cette semaine, il y a deux jours à peine, à Vienne, nous avons célébré, en même temps que l’entrée de l’Autriche dans l’Union, la naissance d’une petite fille, en Suède ; la Suède où Taslima Nasreen, la femme rebelle aux intégrismes, a retrouvé une part de sa liberté. Cette petite fille, la première née dans l’histoire du monde -c’est un événement, c’est un avènement-, s’appelle « Démocratie véritable », démocratie paritaire. Pour la première fois, dans un lieu de l’État, il y a autant de femmes que d’hommes qui vont proclamer les lois et travailler à l’avenir de l’espèce humaine. C’est invraisemblable mais vrai. Vous n’y êtes pas pour rien.
Au Caire, déjà, s’était manifesté, ce qu’annonçait, prémo­nitoire, votre texte de Tbilissi : les femmes sont le cœur battant – centre et courage – du mouvement de l’histoire[1].
Vous n’y êtes pas pour rien. L’histoire de la vie continue, et je sais que je vous inviterai, demain comme hier, à en partager, dans mon cœur, dans ma conscience, quelques péripéties où je m’engagerai.

Hier, quand, avec vous, je pensais à aujourd’hui, j’ai reçu le dernier livre de l’ami philosophe, Politiques de l’amitié. Je n’ai eu le temps d’en lire que l’exergue, de Cicéron (« De amicitia »). Permettez-moi de vous l’adresser :
« Dès lors, les absents même sont présents, et ce qui est plus difficile à dire, les morts vivent[2]… »

 

[1] Serge Leclaire, Rompre les charmes, op. cit.

[2] Jacques Derrida, Politiques de l’amitié, Paris, Galilée, 1995.

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