COMMENT DÉMOCRATISER LA PSYCHANALYSE
Il y a deux sexes. Essais de féminologie, Gallimard collection Le Débat, 1995 et 2004 (édition revue et augmentée), Poche Folio n°161, 2015 (édition revue et augmentée)
Article publié dans Passages n°65, novembre 1994.
Passages : D’où vous est venue l’idée de créer, dès la naissance du Mouvement de libération des femmes, le groupe de recherche intitulé « Psychanalyse et Politique » ?
Antoinette Fouque : Vous ne savez probablement pas, parce qu’on l’a oublié depuis, qu’au tout début du Mouvement des femmes, la plupart de celles qui s’y impliquaient ne voulaient pas entendre parler de psychanalyse et en particulier celles qui se disaient féministes. Pour elles, Freud n’était qu’un horrible macho.
L’idéologie de la masculinité qui pesait sur la révolution psychanalytique ne parvenait pas, je l’ai souvent dit, à me faire rejeter un tel instrument de connaissance, surtout pour lui opposer une contre-idéologie féministe. « Psychanalyse et Politique », c’était mon souci de comprendre ce qu’il y avait d’inconscient dans les engagements politiques, et de politique dans la psychanalyse, dans les institutions, mais aussi dans la théorie.
J’ai affirmé, dès le début de notre mouvement, qu’il n’y avait pas que le phallus, que ce « ne… que » (nœud-queue) était impérialisant et dangereux pour les femmes, que cette fixation à la phase phallique, le féminisme, les maintenait dans une immaturité prégénitale, qu’elle les privait de leur génitalité. Le féminisme était (est) sur des positions anté-œdipiennes d’accrochage souvent haineux au père sous prétexte de lutte contre le patriarcat ; au père comme autorité à contester, et non comme fonction symbolique à introjecter. Il s’agit d’une position régressive, contestataire, illusoire, infantile ; je disais à l’époque, parodiant la célèbre formule : le féminisme est la maladie infantile du M.L.F.. Renoncer à l’illusion qu’on aura un jour le phallus ne constitue pas une perte, mais une différenciation. Le stade phallique n’est pas un stade ultime pour les femmes. Son dépassement existe, inscrit réellement dans le corps de chaque femme : c’est ce que j’ai appelé le stade utérin. Ce symbole, le phallus, que Lacan a tiré de la théorie freudienne, il l’a fétichisé : il fait de l’Un de l’Un seul, et il met en position absolutiste la proposition de Freud : « il n’y a qu’une libido et elle est phallique ».
Passages : Comment a commencé votre travail à « Psychanalyse et politique » ?
A.F. : Dans les années soixante-dix, nous sommes parties à la recherche d’une libido 2, le deux n’étant que le pluriel, le premier chiffre après le un. Cette libido, je la désigne plutôt maintenant par « libido femelle » ou libido utérine. Il y a du un, de la fonction phallique, du « Nom du Père ». Il y a du deux, il y a un stade génital postphallique pour les femmes. Plus tard, à ce propos, j’ai parlé de révolution du symbolique.
Pourquoi cette fonction phallique s’est-elle trouvée à une place impérialiste, absolutiste ? Pour le petit garçon, c’est le pénis, voire le phallus, qui lui permet de prendre du recul et de se différencier du corps dont il a été le parasite, qui l’a nourri, et par rapport auquel il est dans un état d’extrême asservissement et dépendance. La première relation du garçon, celle à sa mère, est hétérosexuelle, et la relation au père, homosexuelle, est déjà prise dans un processus secondaire de refoulement du corps. Pour la fille, au contraire, la première relation est homosexuelle, le premier corps d’amour est celui d’une femme, l’homosexualité est native, elle est primaire.
Si « nativement », nous sommes homosexuées, ne pas tenir compte de cette première relation, de cette terre de naissance, c’est se vouer à un conflit oral, avec toutes ses séquences hystériques, voire schizophrènes. Le plus souvent, cette terre native est simplement forclose en une espèce de retrait, de chambre noire, d’ombre qui fait que les femmes ont peur d’elles-mêmes, peur de leur autre, qui est leur semblable et en même temps de la différence.
Mettre en évidence cette relation de la fille à l’autre femme, c’est-à-dire de la fille à la mère, à ce qu’il y a de femme dans la mère, à ce qu’il y a en elle de non asservi au système patriarcal, de non prescrit à la fonction de mère, c’est lever la forclusion du corps de la mère (comme équivalent de la formule de Lacan, « la forclusion du Nom du Père »). « Corps de la mère » c’est une fonction symbolique ; ce n’est pas du corps réel qu’il s’agit, ce n’est pas d’utérus en tant qu’organe biologique ; c’est d’un rapport à un corps, à une terre, à un lieu de naissance, à une trace inscrite, le rapport de la fille, voire du fils, au corps de la mère.
Le garçon, pour se rendre indépendant du fantasme de la toute-puissance maternelle, dont il a pâti, fait barre là-dessus avec le phallus. La fille n’a pas cette barre à laquelle s’accrocher pour faire la différence : en proie à la mère, elle est, dit-on, aspirée par la psychose, ou dans une relation dite défectueuse ou inadéquate à la mère. Cette relation, nous ne voulons la qualifier ni d’inadéquate (comme Grunberger), ni de ravageante (comme Lacan). Mais c’est un fait, le conflit oral est ravageant, ce conflit oral qui est déjà la conséquence du primat phallique et du refus d’articuler la relation de même sexe, d’une femme qui enfante une fille.
La reprise d’une pré-histoire du corps des femmes devrait se retrouver dans l’élaboration d’une histoire et d’une société enfin génitalisée, postphallique. Ce qui faisait pré-histoire fera après-histoire par rapport à l’étau phallique qui borne la maturation psycho-sexuelle d’une femme, en deçà et au-delà.
Cette homosexualité des femmes, native, c’est la première « chambre à soi », d’où élaborer une langue, une pensée, un corps, une vie à soi : narcissisme, oui, mais topique, dynamique a- et post-phallique ; homosexualité structurante, vitale pour le devenir femme ; homosexualité qui n’a rien ou pas grand-chose à faire avec le lesbianisme, qui, lui, désigne une homosexualité de type secondaire, construite sur une identification au père. Je parle au contraire d’une homosexualité primaire, fondamentale, prioritaire dans l’élaboration d’une connaissance de soi, prioritaire et permanente ; seul lieu d’où assumer ce dépassement de la relation de la filse (fille légitimée par le père) au Père, seule issue à l’Œdipe pour Antigone, seule échappatoire à n’être que son bâton de vieillesse, à l’aveugle, son dernier flambeau, le dernier pilier du patriarcat que fonde mieux que tout autre le couple Père/Filse, au double intitulé de l’hystérie et du féminisme.
Passages : Alors, comment penser autrement cet énoncé de la psychanalyse : il n’y a qu’une libido et elle est phallique ?
A.F. : Il y a deux sexes, il y a des hommes, il y a des femmes, il y a une libido phallique, il y a nécessairement aussi une libido propre aux femmes ; il suffit de les écouter parler pour sentir la souffrance de n’être pas entendues par la théorie, et de n’être donc pas recevables dans l’ordre du symbolique en tant que femmes. Ce que vous dites est considéré comme inarticulé, inarticulable, nul et non avenu, et est renvoyé à du silence ou à du mutisme.
Je travaille depuis vingt-cinq ans sur cette libido que j’appelle, pour le moment, « libido utérine », faute de mieux[1]. Je pense que l’utérus est un espace qui n’est pas du tout hors psyché. Les femmes sont des êtres parlants et pensants, la gestation est un acte culturel et humain, en rapport avec l’inconscient, la parole et la pensée.
Mais peut-être les raisons pour lesquelles la théorie analytique n’avance pas sont qu’elle est, comme toutes les institutions, aux mains de ceux qui sont enfermés dans le bastion monarchique, narcissique. L’enfer œdipien et tout-phallique se borne d’une double forclusion : en deçà, le stade où on est soi-même procréé, c’est-à-dire la vie intra-utérine, le fœtus que nous avons été et, au-delà, la capacité procréatrice d’engendrer et d’avoir une descendance ; une double forclusion, de l’utérin de la procréature que nous sommes et de l’utérin, au-delà de l’Œdipe et du phallique, comme capacité de procréer. Je pense que c’est là une direction dans laquelle on n’a pas beaucoup avancé ; probablement parce que les hommes n’ont pas cette capacité, dans leur corps, de procréer, de revivre l’expérience de la mise au monde sur le mode actif. Cela crée pour eux une frustration, une envie d’utérus qui semble insurmontable ; ils ne veulent pas, ils ne peuvent pas considérer la gestation comme moment de la psyché, parce qu’ils n’en ont pas l’expérience. Si cette envie d’utérus était reconnue, elle pourrait se sublimer en gratitude. Le lien vital au matriciel, au maternel, serait renoué et levée l’anamnèse sur ce qui est forclos. On pourrait commencer à penser la généalogie.
L’envie principale qui habite la psychanalyse n’est pas l’envie de pénis (celle qui concerne les femmes) que je ne conteste pas, mais celle, sous-jacente et plus puissante, l’envie d’utérus. Il y a partout une véritable obsession du contrôle de la maternité, de la procréation, de la descendance, liée à l’incapacité d’assumer, pour les hommes, cette production et à l’idée que la maîtrise leur en échappe.
Passages : Comment voyez-vous l’évolution de la psychanalyse aujourd’hui ?
A.F. : Je me demande toujours comment peuvent fonctionner les femmes psychanalystes en particulier avec cette idée qu’il n’y a qu’une libido et qu’elle est phallique. Et je regrette que les lacaniens (ou les lacanistes) se soient fixés ainsi de manière fétichiste sur ce dogme parce que de mon travail avec Lacan a quand même surgi quelque chose des femmes, avec certaines formulations comme « La femme n’est pas toute », elle n’est pas toute prise dans du phallique, et « la jouissance supplémentaire » qui amorçait quelque chose d’un au-delà de ce tout phallique. Lui, Lacan, est toujours resté à l’affût de ce qui pouvait le faire avancer. Quant aux femmes psychanalystes, je crois que dans leur pratique et dans leur clinique, elles en savent beaucoup plus long que ce qu’elles en énoncent dans leurs textes théoriques ; beaucoup plus long sur l’homosexualité native des femmes et sur la libido utérine. Mais on commence seulement à lire quelques articles çà et là, à partir de ces concepts. Ça avance doucement.
La psychanalyse doit se démocratiser et passer du un, du mono, à du deux. La démocratie, c’est l’acceptation de l’autre. Elle doit élaborer une théorie de la génitalité pour chaque sexe, qui prenne en compte la constitution de la génitalité « femelle » – et de la génitalité mâle.
Il y a deux sexes, mais la modalité de ce deux, quand elle est duelle, dualiste et guerrière, nous fait régresser du côté de l’anal, du prégénital ; du côté de la génitalité, la modalité de ce deux, c’est la couplaison, le paradigme de la procréation et de l’éthique.
Avec Serge Leclaire, nous travaillions justement sur ce que j’appelle maintenant la personnalité démocratique, celle qui reconnaît qu’il y a de l’autre et qui l’accueille. Le séminaire que nous avions projeté de faire à l’École freudienne, en 1977, et qui a été interdit dans ce lieu, portait sur le deux ; il a donné, en réponse, ironique, ce petit texte qui s’appelait « Pas de deux » ! En 1979, dans son rapport pour Tbilissi, « Un soulèvement de questions »[2], Serge Leclaire énonçait clairement comment pouvait être subverti le dogme du tout-phallique, et quel pouvait être le moteur du mouvement psychanalytique, et à propos de notre travail « Psychanalyse et Politique », il déclarait : « Elles donnent enfin lieu à de l’autre hors de portée de toute prise réductrice : des femmes, et du même coup, des hommes. ».
Malheureusement, tous les monismes portent en germe leurs intégrismes ; le monisme phallique comme les autres. Freud n’a peut-être analysé la religion que pour mieux restaurer le monisme mâle. C’est le seul véritable danger de la psychanalyse. Aujourd’hui le pape peut citer Malraux : « Le XXIème siècle sera religieux ou ne sera pas ». Je préfère penser que le XXIème siècle sera démocratique.
[1] Et que, depuis, j’appelle libido creandi (cf. préface, page XVIII).
[2] Serge Leclaire, Rompre les charmes, op. cit.