ELLE ÉTAIT UNE BELLE PERSONNE
Géni(t)alité. Féminologie IV, des femmes-Antoinette Fouque, 2023
Texte d’hommage à Sylvie Boissonnas, publié dans le catalogue de l’exposition La culture pour vivre, éditions du Centre Pompidou, septembre 2002.
Sylvie Boissonnas était une femme exceptionnelle.
Je remercie son mari, Éric, et leurs enfants de me faire l’honneur et l’amitié de me souvenir d’elle ici, à Beaubourg, dans ce musée qui est aussi un peu sa maison.
Sylvina m’a fait rencontrer ses parents en 1971, au tout début du Mouvement de libération des femmes. Et pendant près de trente ans la sympathie bienveillante, la générosité lumineuse de sa mère, accompagnera, aidera notre mouvement, pourtant peu conforme, en apparence, à son monde. Oserai-je dire qu’elle nous a parfois encouragées dans nos prises de risques calculées ? Quelle tolérance, quelle confiance de sa part.
Je parlerai ailleurs, longuement, de nos voyages ensemble :
- pérégrination studieuse dans les jardins de Bomarzo, en Italie, en 1973, pour l’art baroque ;
- expédition politique en Chine populaire, en mars 1975, en pleine révolution culturelle, pour l’histoire contemporaine ;
- périple de mémoire en eaux familiales avec la publication de La Traversée du temps perdu chez des femmes. Notre maison d’édition.
Je dirai aussi son désir et son bonheur d’être présente, à nos côtés, pour les manifestations, colloques, salons, débats, universités, fêtes…
L’accueil réciproque était le cœur battant de notre relation.
Elle chez nous, nous chez elle.
Sylvie nous ouvrait ses maisons. Non seulement elle nous en transmettait la passion, mais son hospitalité matricielle transformait la rigueur des lieux, leur beauté hiératique ou la modernité de leur architecture en lien vivant.
Nous vivions chez elle quelques jours comme pour toujours. Comme au paradis.
De la Normandie à la Méditerranée, sans jamais perdre le Sud, ni nous éloigner de la mer. Blonville, Val Richer, rue de Varenne, Cap Bénat…
Le temps de vacances ou d’un tournage, chacun de ces sites privilégiés offrait au moindre de nos projets d’action, de réflexion, la chance de naître.
Sylvie avait le don du don.
Le don fécond et illimité de qui ne calcule pas, ne gère pas, mais rayonne et génère.
L’été 1973, Sylvie et Éric ont mis à notre disposition leur maison de la rue de Varenne, somptueux décor, pour plusieurs scènes du film Une jeune fille, que je réalisais avec mes camarades du groupe Psychanalyse et Politique. Commentaire critique d’un texte de Freud, le scénario hésitait encore, incertain, entre plusieurs directions, plusieurs fins.
Dans la salle de bains Sylvie avait « oublié » une toile, un Hommage au carré bleu et vert d’Albers.
Lors d’une scène intime entre les deux héroïnes, la mère et la fille, ce paysage marin, de carrés en abîmes, qui déploie et qui détaille tous les bleus et tous les verts, agit comme un révélateur, un passeur de sens, un passeur du décor au corps.
Après avoir traversé la tentation de la psychose, l’ennui narcissique, l’indifférence des genres, le film pouvait s’achever. Plan de jeune femme en fin de grossesse, sur le point d’accoucher dans l’eau.
Au-delà du Carré blanc de Malevitch, la chair des couleurs vibratiles d’Albers m’a guidée jusqu’aux trois artistes qui entrent, contemporaines, dans ce Musée pour le XXI e siècle.
Trois générations de peintres femmes ont choisi la géométrie simple, la surface parfaite, la stabilité dynamique du carré. Œuvre d’art, œuvre d’être.
Aurélie Nemours est née au début du XX e siècle. Avec force, je dirais presque avec acharnement, elle travaille la matière élémentaire, le réel du spectre, pour hausser jusqu’au noir la couleur absolue.
Geneviève Asse est à la fois une femme d’action et une ascète. Après avoir participé à la libération de l’Europe avec les armées alliées à la fin de la Seconde Guerre mondiale, elle a inventé ce bleu unique, qui porte son nom et sublime ici le plus banal des supports.
Catherine Lopes-Curval est née dans la seconde moitié du XX e siècle. La Mise aux carreaux I, c’est une course au trésor des signifiants ; c’est une balade dans la mémoire planétaire de l’artiste, et, même geste, cent arrêts sur images aux écrans de nos rêves. Explosion fixe de la beauté.
Autant de richesses ne vont pas, c’est logique, sans produire quelques hasards objectifs, rencontres improbables mais absolument nécessaires.
Par hasard, à Beaubourg, la séquence chromatique d’Aurélie Nemours a été accrochée à la suite de plusieurs Hommage au carré d’Albers.
Par hasard, au Festival de Cannes, le 26 mai 2002, Julie Lopes-Curval, la fille au regard bleu-vert de Catherine, a reçu la Caméra d’Or pour son premier long-métrage Bord de mer.
On s’y retrouve. De rencontre en maison, d’hospitalité en passion, d’œuvre vivante en génération, non sans passeur, de mère en fille, de femme en femme, à l’infini…
Sylvie Boissonnas est à jamais une femme d’exception.
C’est vers elle, aujourd’hui, que vont nos pensées et nos actions de grâce.
Antoinette Fouque, Boulouris, 30 mai 2002