LA DÉMOCRATIE EST AUSSI UNE FEMME
Gravidanza. Féminologie II, des femmes-Antoinette Fouque, 2007 (Poche 2021)
Texte écrit pour « la semaine de Libé », paru dans Libération du 20-21 mars 2004
Samedi 13 mars
Tous madrilènes
Il pleut. Ciel bas, noir outremer à l’est. Mer formée, lourde, de plomb ou d’obsidienne, selon les fonds. Le petit bouquet du jour, crocus et narcisses, arrive avec le café et mes trois quotidiens, Le Monde, Libération, et Aujourd’hui. Encore la Une, le 11 mars à Madrid, notre 11 septembre. Les lycéens ironisent : « Bienvenue à la Troisième Guerre mondiale ». Souvenir d’enfance. Première terreur, mémoire charnelle des bombes. Septembre 1939, les cousins italiens mais fascistes bombardent Marseille. Janvier 1943, Bousquet et les nazis nous expulsent et rasent le quartier du Vieux Port. 27 mai 1945, nos alliés américains nous libèrent par des tapis de bombes. Des tombereaux à cheval sillonnent les rues de la Belle de Mai, chargés de corps déchiquetés. Aujourd’hui, partout, comme jamais, des enfants sous les bombes. Le massacre est planétaire. L’Union nous a fait croire à la paix en Europe. Aznar a bloqué la Constitution. Tous coupables ? Quoi qu’elles fassent, nos démocraties seront « punies » pour ce qu’elles sont : tolérance, liberté, droits de l’Homme et des femmes. Les hommes d’État sont dans les rues, dans les églises ? Oui, mais surtout, d’urgence, une politique de sécurité et une stratégie anti-terroriste. Lu Le « concept » du 11 septembre offert par J.D., en écoutant Couperin. Pièces pour orgues, sombres, presque lugubres. Entre la révocation de l’Édit de Nantes et l’aube de la crise de la conscience européenne pointent, déjà, par éclair, l’Art de la fugue et les Lumières. Résister. Maîtriser la fécondité de l’ouvert. Et si responsabilité, hospitalité, géni(t)alité, gagnaient sur perversion auto-immune ? Et plutôt qu’interminable déclin, gestation d’une modernité tardive.
Dimanche 14 mars
Le jardin
Soleil ce matin. Vent tiède. Ciel lavande. Mer intense. Chaque vert, propre, encore luisant de pluie. Longtemps je me suis réveillée de très bonne heure pour embrasser ma mère qui partait travailler avant le jour. D’où est venu alors chez nous ce Jardin d’Epicure d’Anatole France ? Vacances. C’est le jour d’Ezéchiel. Nous promener dans le jardin, c’est faire le tour de l’infini. Appeler chaque plante par son nom, mille e tre essences, de mémoire. L’autre bibliothèque. Pas un jour sans cueillir un fruit mûr, un livre. Ce matin, une clémentine tardive. Poursuites dans les allées, chacun sur son engin électrique. Allegretto. Les chiens suivent. À la nuit, « Dora exploratrice » sur Disney Channel. Quand mon petit dormira, ce sera Dante ou Montaigne, mes quotidiens du soir. Journée pleine, sans « vacations farcesques ».
Lundi 15 mars
La fleur préférée
Dernière semaine d’hiver. Angela reprend la maison en main, stridule une tarentelle calabraise, arrose les orchidées installées sur le balcon par tant d’anniversaires ; sempre vive d’un peu d’eau et de belle lumière. La petite catleya orange, offerte par MC il y a six ans fleurit d’un désir inguérissable. Fécondité du temps. Fidélité des relations, des lieux, des textes. Aux antipodes, du côté de l’amour malin, chercher un texte à conjuguer à Confession d’une jeune fille (Proust), lue par Hélène Fillières pour la Bibliothèque des voix. Ça passe, hasard objectif – improbable et nécessaire – par Bataille, La Littérature et le Mal, même volume que Lascaux relu pour ma préface. Une obsession de Proust : « La mère profanée ». Volupté et horreur. « Alors tandis que le plaisir me tenait de plus en plus… il me semblait que je faisais pleurer l’âme de ma mère… ». Variation pour La Recherche, Melle Vinteuil et son amie offensant le père. Bien avant, plus sadique encore, le matricide de Van Blaremberghe et « cet acte abominable et voluptueux qui s’appelle lire le journal ». Ce matin dans Libé : « Les socialistes autrichiens signent un pacte avec Haider », dirigeant (après un Waffen SS) du Parti d’extrême droite, mis en quarantaine par les autres partis. Le mal sans littérature. Thomas Bernhard, Elfriede Jelinek, au secours !
Mardi 16 mars
Malaise dans l’espèce
Mois de célébration, le 3 mars, Vincente a eu 40 ans. Mois de colère, le 8 mars, journée des femmes, une jeune femme turque enceinte est « tabassée » par son concubin, « offensé » qu’elle ait été examinée par un gynécologue. En Espagne, les violences conjugales tuent plus que l’ETA. Dans le monde, 100 millions de femmes manquent à l’appel ; « missing women » dit Amartya Sen (prix Nobel d’économie). « Voici un assassinat : s’il est politique, c’est une information ; s’il ne l’est pas, c’est un fait divers » (Barthes). Les crimes contre les femmes restent dans la rubrique « chiens écrasés ». Refus d’y lire une violence symbolique programmée, un malaise dans l’espèce, un crime contre l’humanité. Silence, indifférence, omission, démission ; omerta des mafias misogynes. Marie Trintignant a reçu plusieurs coups au visage. « Ce qui nous interdit de tuer » (Levinas), le visage, le ventre aussi, l’humanité des femmes, c’est ce qu’ils frappent. Tu n’existeras pas. Tu ne (pro)créeras pas. Marquer la génération qui vient avant la naissance. Marie, de la même voix, unique, que son père, lisait pour nous. Douce, mélancolique. Ni romanesque, ni théâtreuse. Poétique. Nous pensons à ses enfants, à sa mère. Georges Kiejman, cœur conscient, esprit exigeant, veille.
Un homme, 35 ans, au micro-trottoir d’Aujourd’hui : « Je suis extrêmement touché par la violence qui est faite aux femmes. La dimension conjugale de cette violence constitue une circonstance aggravante ». La prise de conscience et l’espoir sont là.
En Mai 68, ils disaient : « le pouvoir est au bout du fusil, le pouvoir est au bout du phallus ». Le MLF naissant disait : « le machisme fait le lit du fascisme ».
Mercredi 17 mars
Sud Européenne
On dirait l’été. Baignade au soleil de midi avant un saut à Marseille. Il y a longtemps sur la tombe de mes parents, j’ai fait graver : « L’éternité. C’est la mer allée avec le soleil » (Rimbaud). Au bas de la Canebière une femme en niqab, noire, toute. Son corps survivra-il à la canicule, sans air, sans mer ? « Sale temps pour les libertés démocratiques », dit Libé. Époque barbare pour tant de femmes. Je pense à Nietzsche : en tant que plante, je suis née, avant de naître, dans la mer(e) ; en tant qu’humaine, je suis « n’est » dans ce port, pourtant gardé par une Dame plus humaine que divine. Bonnes Mères à son image, délivrez-nous des fous du Père, des néo-talibans d’ici qui emprisonnent et torturent. « Le soleil n’outrepassera pas ses mesures, la largeur d’un pied humain, sinon, les Érinyes, servantes de la Justice, le découvriront » (Héraclite). J’espère que la voix de C. Djavann, échappée de dix années d’enfer, va arriver jusqu’à celles qui ne savent pas lire, jusqu’aux exclues internées de la plus monothéiste des religions du Livre. Le pire des analphabétismes est celui des lettrés qui ne savent pas lire la souffrance des femmes. Quels maîtres paranoïaques osent, à nouveau, traiter les femmes d’ « hystériques » et la laïcité d’ « hystérie politique », origine de représailles sanglantes à venir ? Ne pas perdre la tête, le Nord. Garder aussi le cœur, le Sud, nos amies Wassyla, Khalida et les autres. Pour vivre libres dans une République démocratique, laïque et paritaire, la lutte contre la misogynie doit devenir Cause nationale.
Jeudi 18 mars
Trente ans d’édition au Salon
J’ai deux amours. Il faut remonter à Paris pour le Salon du livre. En voiture, très tôt. « Qui n’a pas vu une route au matin, ne sait pas ce que c’est que l’espérance » (Bernanos). Lumière radieuse sur le massif des Maures. Puis, 1000 km de France récitée par cœur. Après l’Agriculture, l’Édition. Grosses pieuvres et petits artisans. Peu d’écrivains pour beaucoup d’écrivants en mal de « poubellication », et des milliers de visiteurs-lecteurs, heureux. C’est l’année de la Chine. En 1975, première expédition de dix du MLF au pays de Mao, en pleine campagne Pilin-Pikong. Enchantement et déception. Pour protester, nous écourtons ce voyage truqué par la propagande « révolutionnaire ». Des femmes ont trente ans. Catalogue hommage à Marie-Claude Grumbach, qui a dirigé la maison, par celles qui l’aiment toujours. L’honneur d’éditer en 1975 Crie moins fort d’E. Pizzey, premier livre en Europe sur les femmes battues. Et, en 2004, Le Féminisme irréductible de C. MacKinnon, théoricienne et juriste, qui a obtenu à La Haye 745 millions de dollars d’indemnités pour les femmes victimes de violences sexuelles en ex-Yougoslavie. La joie d’éditer, avec Chawaf, le dernier livre de la première à être née là, écrivaine, et avec Kateb Yacine, le Berbère, qui aimait nos héroïnes, La Kahina, Louise Michel, Olympe de Gouges. « Le fond des Éditions des femmes…demeure une « mine » pour toute personne qui veut aller un peu plus loin…sur la question du statut et de la condition des femmes » (Le Monde, 1995).
Vendredi 19 mars
La parité aux régionales
Une peine de prison de neuf ans a été requise contre Bertrand Cantat. Pour la première fois la parité aux régionales. « L’extrême gauche va-t-elle tuer la gauche ? Les socialistes vont-ils vivre le même cauchemar que la droite républicaine avec le FN ? » H.Weber oublie la part des femmes, peu attirées par le FN. Encore la menace d’attentat suite à la loi sur la laïcité, votée par la gauche républicaine, et promulguée mercredi au JO. Le héros de l’altermondialisme, ami de Noir Désir (soutenu par les Inrocks « intelligents »), a accueilli à bras ouverts, au Forum social européen, le champion du moratoire sur la lapidation. Ramadan a poursuivi son flirt à Bruxelles avec des féministes radicales. Cette chimère macho-féministe, loin de me surprendre, confirme mes plus anciennes analyses. Envoyons les extrêmes au diable. Votons utile dès le premier tour. Pendant ce temps, le terrorisme continue : depuis deux jours, on massacre, on incendie au Kosovo. Pour le plaisir, lu Justine L. Sa vraie vie : l’écriture, grave, genuine. Elle réussit là où mère et père semblent avoir eu tant de mal : elle, à s’inventer une vie ; lui, à habiter une œuvre. Vu Sauve-moi, avec Roshdy Zem, magnifique acteur. Élégant dans sa révolte, éblouissant d’humilité.