LA GESTATION POUR AUTRUI, PARADIGME DU DON

novembre 2009 | - |

Génésique. Féminologie III, des femmes-Antoinette Fouque, 2012 (Poche, 2021)

Entretien avec Marcel Gauchet, paru dans la revue Le Débat nº 157, novembre-décembre 2009, sous le titre « Les enjeux de la gestation pour autrui ».

 

Le Débat – La gestation pour autrui a fait couler déjà beaucoup d’encre. Vous la voyez, pour ce qui vous concerne, comme une étape supplémentaire du Mouvement de Libération des Femmes. En quoi ?

Antoinette Fouque – Elle représente à mes yeux, en effet, une troisième étape aussi importante que les deux précédentes, celle de la bataille pour l’avortement et celle de la parité.
Ici même, lors de notre première rencontre[1], je disais qu’au moment de ma grossesse, en 1964, la gestation avait déclenché chez moi un mouvement de pensée autour de la différence des sexes. La procréation m’est apparue comme l’enjeu d’une action à mener : une action non seulement idéologique, mais surtout symbolique. C’est ce que Mai 68 a rendu possible et surtout efficace : l’engagement dans une action politique pour transformer les mentalités, opérer cette révolution de soi(e), conquérir des droits et lutter contre des discriminations qui, à mon sens, émanaient de ce noyau de différence. L’articulation, d’une façon inédite, de la scène privée et de l’engagement politique, l’une et l’autre se questionnant, afin qu’émerge le sujet « femme ». La possibilité d’un lieu où naître femme, politiquement et historiquement.
C’était le point de départ du MLF, tel que nous l’avons lancé avec Monique Wittig dans la foulée de Mai 68, en octobre. Je voulais, de manière peut-être idéaliste, qu’une femme surgisse, se libère en chaque mère ; et Monique voulait que le terme « femme » disparaisse derrière celui de « lesbienne ».
La question de la différence sexuelle, telle qu’elle la posait de son côté, a aujourd’hui abouti à la théorisation du queer, à l’indéterminisme sexuel. Pour moi, la question de la différence des sexes (et pas de la différence sexuelle) trouve son point d’orgue avec la gestation pour autrui : celle-ci achève d’établir le roc de la procréation comme point inexpugnable de la réalité qu’il y a deux sexes.
Un des premiers points de cette révolution a été de s’opposer à la tradition socialiste et féministe de l’entre-deux-guerres, pour laquelle l’émancipation consistait à s’intégrer à la République laïque, se consacrer à la vie professionnelle, à l’enseignement ou à l’écriture, à la sexualité aussi. Cette intégration à un modèle homosexué par le biais d’une différence internée m’apparaissait comme une amputation.
J’ai écarté dès le départ cette notion de liberté par la stérilité pour lier procréation à libération. J’ai parié sur la libération par une gestation porteuse d’identité, donc de libération de l’aliénation symbolique à la structure phallocentrique. Tout ce que disent les femmes enceintes aujourd’hui va dans ce sens : affirmation de leur désir matriciel, procréatif et créatif, qui n’exclut pas leur pulsion d’ambition.
Les indices de fécondité et d’activité professionnelle des femmes sont chez nous parmi les plus élevés d’Europe : les Françaises ont eu la sagesse de tenter de ne sacrifier aucun de leurs désirs d’exister.
Et comme je l’ai souhaité en fondant ce Mouvement de Libération des Femmes, on voit, avec la gestation pour autrui, que le mot « femme » a été dégagé du mot « mère », car le mot « gestatrice » apparaît. Ce qu’on a d’abord appelé « mères porteuses » puis « mères de substitution », est devenu « femmes porteuses » par la désignation appropriée de la ministre Nadine Morano. Il me semble que c’est le point d’aboutissement, la dernière étape connue, du mouvement amorcé avec la libération des femmes en 68, qui a transformé en acte politique l’avancée technique de la contraception, et qui l’a liée à l’avortement.

Le Débat – Comment concevez-vous l’enchaînement de ces différentes causes ?

A.F. – La première grande lutte a été engagée pour libérer les femmes de la grossesse non voulue, et je l’ai interprétée non pas comme un droit à avorter mais comme un droit à procréer, que les femmes n’ont pas tant qu’elles ne sont pas libres de dire « Un enfant si je veux, quand je veux ». Notre slogan n’était en aucun cas « Pas d’enfant si je n’en veux pas » ! Pour moi, l’avortement était l’instant négatif d’un droit positif à la procréation, un premier pas : droit apparemment négatif qui passait par le droit à la non-procréation, permettant aux femmes de se libérer d’une fécondité contrariée, d’une maternité esclave.
Il a fallu passer par toutes les étapes sociales, avec Giscard puis les socialistes, pour arriver à un combat terrible, celui de la parité, deuxième lutte, au-delà de l’égalité. La parité était une chance pour la révolution du symbolique, une alternative au malaise dans une civilisation de guerre contre les femmes.
Mais, avec les dispositions arithmétiques qui ont été prises, la parité me semble encore uniquement quantitative. Certaines féministes pensent que la parité n’est qu’un outil pour l’égalité : avec cette conception numérique, anale, jamais on n’ira vers l’inscription d’une hétérogénéité, d’une différence des sexes, et de la fécondité que cela reflète, ce que j’ai appelé la parité qualitative. Il ne peut y avoir de fécondité sans différence des sexes. Il y a des différences sexuelles, soit, mais ce n’est pas la même chose.
Quand le Premier ministre espagnol Jose Luis Zapatero fait une loi-cadre, il l’applique : il y a un nombre égal de ministres femmes et hommes au gouvernement, il y a même une vice-Premier ministre femme, ce qui signifie qu’elle traitera ou d’autres problèmes ou des problèmes autrement. Quand il met une femme à la tête du ministère de la Défense, et que cette femme est enceinte de huit mois, cela a une signification, puisque la grossesse est l’indice de la différence irréductible d’un sexe à l’autre. La parité qualitative est une manière – à partir du quantitatif, c’est-à-dire des 30 % nécessaires dans une assemblée pour qu’une parole différente soit entendue, et à plus forte raison des 50 % – d’avancer des propositions qui, tenant compte du réel de la gestation, sont celles de l’éthique ou de la philosophie du vivant.
La gestation pour autrui est un élément qui vient avec la parité. La grossesse est devenue politique : parmi toutes les questions où les femmes sont apparues, j’attire l’attention sur celle de la procréation chez les femmes politiques. La gestation objet d’une loi est la légitimation définitive de la différence des sexes, non pas comme une inégalité, mais comme un supplément à la parité quantitative.
De même que la parité reprenait le droit de vote, accordé par de Gaulle mais pour lequel les femmes s’étaient battues, et lui donnait une sorte de correctif, de droit à l’éligibilité, de même la gestation passive, ou négative dans l’avortement, préfigurait la question de la forme affirmative.
L’IVG a libéré le droit à la procréation, le désir d’enfant. La parité a inventé l’hétérosocialité et l’hétérogénéité politique. Avec la gestation pour autrui, il y a levée de la forclusion sur le corps d’une femme comme producteur de vivant.
Il s’agit de regarder de très près comment penser la gestation, ou la gestation comme pensée qui peut se porter au-delà de l’être métaphysique, au-delà de l’Œdipe, au-delà de ce mur des Lamentations derrière lequel est emmuré l’utérus, l’organe de culture de l’humanité, tout en continuant à produire pour la structure qui le maintient en esclavage.
Voilà quarante ans que je me préoccupe de ce que constituerait l’économie utérine. Je ne pouvais suivre Lacan qui, dans son séminaire sur les psychoses, pose qu’« Il y a tout de même une chose qui échappe à la trame symbolique, c’est la procréation dans sa racine essentielle – qu’un être naisse d’un autre[2] » ; et qui en se demandant « Qu’est-ce qu’une femme » ? répond, au fond : « Une folle », puisqu’elle est hors champ du symbolique. Le mouvement de Libération voulait libérer une femme en toute mère, fille ou sœur, en toutes les fonctions patriarcales.

Le Débat – Où l’on retrouve l’embarras de la psychanalyse avec la question féminine…

A.F. – J’ai eu à questionner dès avant 68, chez Lacan ou Freud, ce « la femme n’existe pas », et l’égalité, c’est-à-dire la question de la différence des sexes en politique. En psychanalyse, il n’existait qu’une différence des genres, répartis d’ailleurs en masculin/féminin, actif/passif : quel citoyen actif pouvait être une femme ? L’activité du féminin devenait aussitôt le féminisme, mais n’incluait pas cette particularité universelle qu’est la compétence de la grossesse.
La gestation reste ou innommée ou innommable, comme on le voit chez Freud dans le processus qui conduit à la Naissance de la psychanalyse. L’« Esquisse d’une psychologie scientifique » de 1895 est au fond une gestation de la psychanalyse, où Freud se crée son propre utérus tout en le confiant à son alter ego, Fliess, par un transfert. Or ce terme même de transfert est de l’ordre de l’échange entre l’embryon et une femme, ou le fœtus et une femme. Tous les mots de la psychanalyse disent la gestation sans la nommer.
Toute femme privée de gestion de sa gestation (à la fois interdite et contrainte, coupable comme Ève et soumise au diktat « tu enfanteras dans la douleur ») est dès lors prise dans une anxiété, que par le transfert elle transmet in utero à l’enfant à naître. La gestation, pendant des millénaires, a été un processus d’hystérisation, de transfert d’angoisse et d’angoisse de transfert. Il y a là un paradoxe de la création de vivant, un refoulement de l’utérus et un enfermement dans une économie de la loi. Une loi mâle au-dessus des lois, gérant la gestation comme un ensemble de lois vitales pour le renouvellement de l’espèce. D’où le transfert d’angoisse de la domination masculine sur toute femme.
Dans ce texte singulier qu’est la Vue d’ensemble des névroses de transfert, Freud pose que l’anxiété serait une conséquence de l’environnement climatique à l’époque glaciaire[3], ce qui soutient mon propos : le monde à ce moment-là aurait fait utérus, et contenant anxiogène.
Il faudrait calculer les conséquences du refoulement de la génitalité des femmes : à la fois l’obscurcissement du sexe, l’interdit d’une science le concernant, l’origine forclose. Les Lumières sont le « faire lumière » sur ces parties honteuses et sacrées à la fois, taboues – d’où la naissance de l’obstétrique. On connaît les méfaits de cette forclusion de la génitalité femelle pour les deux sexes, les ravages des monothéismes et du vir seul pour représenter et affirmer l’humanité.
Il faudrait voir comment la forclusion et le clivage, la régression mâle à un monde homosexué, unisexe, sont finalement une régression à un moi auto-érotique qui, devant l’hostilité du monde extérieur, se retire et retire son investissement de l’objet, fait du mêmisme ou du modèle unisexe. Ce moi n’a besoin de l’objet que pour apaiser ses pulsions d’autoconservation.
De cette décision de l’ère glaciaire s’ensuit l’hystérie des femmes, condamnées à la passivité ou à devenir des hommes si elles veulent exister sur le plan social.
Dans une lignée strictement freudienne, et en poursuivant son travail du côté des femmes et donc de la génitalité, il s’agit bien de lever la forclusion. Le travail est encore à venir.

Le Débat – D’où peut-il partir ?

A.F. – La révolution lancée par le MLF en octobre 1968, la plus longue des révolutions, est double : elle s’appuie sur la science, avec la pilule permettant la maîtrise de la fécondité ; elle est humaniste avec la libération des femmes, qui a investi en quarante ans tous les domaines de la civilisation.
Par la lutte pour l’IVG, aux débuts du MLF, il s’agissait de reconnaître ce que méconnaissent encore les opposants à la gestation pour autrui : le réel du corps, c’est-à-dire le désir d’enfant qui, chez certaines femmes, est inapaisable, même s’il peut être limité ou contrarié. Regardez ces mères de famille nombreuse qui veulent toujours un enfant de plus.
Dans ses entretiens avec François Poirié, Emmanuel Levinas cite Derrida : « Le mouvement du désir ne peut être ce qu’il est que comme renoncement au désir[4] ». Il est en effet inapaisable, lié à l’infini. « L’Infini, dit Levinas, se produit comme Désir. Non pas comme Désir qu’apaise la possession du désirable, mais comme le Désir de l’Infini que le Désirable suscite, au lieu de satisfaire. Désir parfaitement désintéressé – Bonté[5] ». Je pense que c’est cette charge de désir qu’investissent des femmes dans la gestation pour autrui, exemple parfait d’un désir parfaitement désintéressé, de bonté, qu’oublie la geste philosophique, qui a forclos l’hospitalité charnelle de sa réflexion. Le désir d’enfant est le désir même, le désir du désir.
C’est au cœur de ce désir que se pose la question des troubles de la grossesse, dont le plus apparent aujourd’hui est le déni. Le déni de grossesse est l’effet direct de la forclusion du symbolique, d’une expérience singulière et universelle pour le moment sans mot ou sans parole, l’exclusion internée, le refus du plein intérieur, le maintien du « ça n’existe pas ».
Le fait que la grossesse soit un élément déterminant dans la vie d’une femme se vérifie, y compris dans le déni : on ne peut dénier qu’un événement qu’on ne peut nier. On ne peut donc pas contester qu’elle est une situation très particulière et entraîne des bouleversements de tous ordres. C’est la grossesse qui fait la différence.
Le déni de grossesse est un refus psychique de la grossesse, une stérilité psychique qui contrevient à la fertilité physique. Quand l’enfant naît et qu’il y a infanticide, il y a refus de l’élever : on voit là la fonction de mère nourrice, puéricultrice, anthropocultrice, tout ce que le mot rassemble de fonctions très diversifiées, et souvent professionnalisées aujourd’hui. Cela met en évidence l’énorme travail que constitue la procréation, et surtout l’énorme responsabilité.
Aujourd’hui, nombre de femmes contemporaines affirment que leur vie de famille ne passe pas après leur carrière. C’est une métamorphose du matriciel, une affirmation. Voilà la seule alternative à la guerre entre l’Occident étatique, du totalitarisme à la démocratie, et l’Orient marchand, au système phallocentrique : le système génital qui s’annonce, comme une réalité innocente, incontournable. Ces femmes avec des enfants illustrent l’articulation progressive et efficiente de la procréation et de la création, de la pulsion érotique et de la pulsion d’ambition dans la géni(t)alité.

Le Débat – Le désir d’enfant conduit aussi à la gestation sans femme, à l’utérus artificiel…

A.F. – J’y vois plutôt l’aboutissement du long refoulement des femmes dans un délire technophile extrême. La menace de l’utérus artificiel est de créer un enfant sans corps, sans chair, alors que la promesse de la gestation pour autrui est que deux corps valent mieux que pas de corps.
De même que les philosophes et les poètes tirent parti de cette génitalité, de même les techniciens ou les obstétriciens, en intervenant dans la procréation, veulent s’approprier, aux niveaux symbolique, économique, idéologique, ce qui surgit de la procréation, sans nommer l’actrice principale, la créatrice de richesse, de vivant. Et en lui interdisant d’autre part, par une pensée castratrice, féministe, appuyée sur différentes philosophies (le queer, l’anti-Œdipe), la mise au jour du terme « femme », du sujet « femme ».
Dans ce contexte de refoulement par les sciences, par les docteurs, toutes les phobies se mobilisent pour que la femme n’existe pas. Cet effacement des femmes, fantasmées comme mères toutes-puissantes, est à l’origine de la misogynie, exacerbée par l’avènement du MLF, car toute proclamation ou désir d’indépendance fait apparaître qu’il y a la guerre – guerre de colonisation, guerre de mainmise sur la fécondité.
Non seulement la gestation a été, mythiquement, contestée comme compétence des femmes, mais même ainsi déniée elle servait la puissance paternelle, la puissance dominatrice. La transcendance absolue de la gestatrice est l’objet de toutes les convoitises. La malédiction sur la procréation vient du principe de « ce que je ne peux pas avoir, je le détruis » : le mâle détruit la gestation en la maudissant et pervertit, dénature l’œuvre de civilisation. L’envie de l’utérus mène l’androcentrisme et les monothéismes qui se sont approprié ces vertus femelles de l’enfantement pour en faire les vertus théologales. Donner la vie est le paradigme du don, mais Marcel Mauss, anthropologue du don, n’évoque pas une seule fois la gestation !
En commençant le MLF, je disais qu’après les trois blessures symboliques énoncées par Freud (la découverte par Galilée que la Terre n’était pas le centre de l’Univers, la découverte par Darwin que les humains sont des animaux comme les autres, la découverte par Freud que nous avons un inconscient et que la conscience n’est pas reine du moi) la quatrième blessure narcissique est de reconnaître que l’on naît d’un corps de femme, d’une chair pensante. Je l’ai appelée la blessure génésique. C’est Adam qui naît du corps d’Ève : voilà un retournement de la Genèse, qui ne pouvait qu’engendrer une résistance terrible. Toute la philosophie de la fin du XXe siècle tourne autour de cette obsession. Les textes sur l’hospitalité parlent – sans en parler – de ce que j’ai nommé l’hospitalité charnelle, la capacité d’autre, recevoir un corps absolument étranger : l’ovule et le spermatozoïde font un œuf, étranger à une femme et qui demande à cette gestatrice d’inhiber ses capacités biologiques de rejet et de l’accepter comme un hôte.
La grossesse est le modèle de toute greffe d’organe par l’inhibition de la capacité de rejet. Voilà pourquoi je pose que la gestation est le paradigme de l’éthique.

Le Débat – Revenons à la gestation pour autrui. Vous n’avez pas eu de doutes, comme beaucoup, avant de vous prononcer en sa faveur ?

A.F. – Ma position est le résultat d’un cheminement de pensée entamé depuis des années : ma mère a été dans un déni de grossesse jusqu’à cinq mois, jusqu’à ce que sa sœur lui dise : « J’ai quatorze ans de moins que toi, j’élèverai ton enfant, confie-le moi. » Donc depuis le cinquième mois de ma conception, j’ai eu deux mères, une mère de chair, de cœur et d’utérus, et une adoptante. Je l’ai toujours su et accepté puisque j’offrais deux bouquets pour la fête des mères. Si ma marraine a parlé ainsi, c’est pour que cesse le déni de grossesse, pour que ma mère accepte. C’est le soutien d’un corps et d’une écoute : un corps compassionnel, qui fait don de sa personne, un corps d’appoint pour toute sa vie. La gestation pour autrui est précisément l’endroit dont le déni de grossesse est l’envers.
Quand je rencontre cette question au début des années 1980, la gestation est déjà au cœur de mon engagement de pensée et de ce que j’appelle la révolution du symbolique, donc je m’y attache favorablement. Je vois et je comprends tous les dérapages, toutes les exploitations possibles : mais, si c’est à partir de la névrose et des manquements qu’on peut établir le fonctionnement normal du psychisme, on peut, de même, envisager à la fois tous les dangers attachés à la gestation pour autrui, et le dévoilement que cette pratique constitue.
À cette même période, la question de la surrogate mother (mère de substitution) est apparue ; j’étais alors aux États-Unis. On a commencé à voir des reportages sur cette pratique, qui en fait existe depuis toujours dans l’humanité : une épouse adopte un enfant à sa naissance, le plus souvent en feignant d’être la mère. J’ai tout de suite signifié ma position favorable : une femme doit pouvoir dire « oui ou non, je veux être mère », et dans quelles conditions. Il y a longtemps que j’ai souligné que la procréation artificielle fait apparaître la richesse de la procréation naturelle, que reconnaître celle-ci est un acte de décolonisation de l’utérus, et qu’en France la volonté d’interdiction infligeait aux femmes une nouvelle dépossession de leur corps.
Mes réflexions m’ont donc très logiquement amenée à signer la pétition pour la légalisation de la gestation pour autrui – je connais de longue date l’avocate qui en est à l’origine, Nathalie Boudjerada[6]. J’avais moi-même adressé, il y a cinq ans, à Michèle André, alors vice-présidente du Sénat, Laure Camborieux, la présidente de l’association MAIA d’aide aux couples infertiles.

Le Débat – La gestation pour autrui soulève tout de même la question du service rendu contre argent, avec toutes les dérives marchandes que cela peut entraîner.

A.F. – En réalité, je considère que la gestation pour autrui est une lutte contre la prostitution de l’utérus. Il y a souvent amalgame des deux parce que les féministes favorables à la gestation pour autrui sont, pour beaucoup, des réglementaristes de la prostitution.
L’utérus, on le sait depuis L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, de Engels, est la terre colonisée, exploitée, pillée par l’androcentrisme, les monothéismes et par toute institution androcentrée. Avec l’économie libérale du tout-profit, on passe à un nouveau statut de l’utérus esclave ou de l’utérus acheté, prostitué. On passe d’un bricolage à une industrie à découvert, qui prend la forme, en particulier, du tourisme sexuel ou du tourisme procréatif, c’est-à-dire de l’exploitation de la chair du tiers-monde. L’achat de la production du corps des femmes peut se faire à très bas prix dans le tiers-monde ou à prix très élevé en Californie.
Il faut parler de l’empire des dominants, qui exploitent la terre et toutes ses espèces, et le premier de ses environnements, l’utérus, environnement producteur comme tous les environnements. Si cet environnement est sous contrôle des riches des pays riches (ou des riches des pays pauvres), on est non seulement dans la marchandisation du vivant parlant et pensant, mais dans la marchandisation de la gestation, et, ensuite, dans la mise en place d’un comité d’éthique pour contrôler la pervertisation de l’éthique même, pour contrôler la transgression des lois humaines par le profit.
Il y aura toujours le monde de la prostitution de l’utérus, et le monde du don, de la gestation pour autrui. Dans l’économie capitaliste, il s’agit de libéralisation ; dans l’économie du don, de libération. Il y aura toujours une course entre l’asservissement et la libération des femmes. Je vous rappelle que le MLF, par le slogan « L’usine est aux ouvriers, l’utérus est aux femmes, la production de vivant nous appartient », a posé que l’utérus est aux femmes.
Il semblerait que la gestation pour autrui ait toujours existé, qu’elle se soit toujours pratiquée de manière non officielle ou, en tout cas, non légiférée. Certains philosophes avancent que l’on pourrait rester dans l’artisanat. Mais, en période d’industrialisation mondialisée, la question se trouve déjà prise dans un système économique spéculatif qui fait de la chair humaine une des ressources principales – or gris, or rouge, banques de sperme, trafic d’organes, cellules du cordon ombilical…
Pourquoi dire que le don d’organes n’a rien à voir avec le don d’enfant ? Pourquoi le trouver convenable ? Parce qu’il est gratuit. Et parce qu’il va d’un mort à un vivant. En France, on ne tolère donc que les dons de mort à vivant, ou de vivant à vivant qui ne causent pas la mort et ne demandent pas un travail, mais un sacrifice. Il y a tout de même quelque chose d’une dette, qui est coûteux. Dans le don d’enfant, il est question qu’il y ait dédommagement : la dette ou la gratitude peut rester, mais quelque chose est différent de ce corps morcelé, qui fait dire à Jean-Luc Nancy qu’il a pu considérer l’organe qui lui a sauvé la vie comme un intrus[7].
Ce ne sera pas une rémunération. On peut se poser la question du prix de ce travail sans prix. Comment le gratifier ? Par un au-delà de l’argent ? Le dédommagement fait apparaître la misère de la vraie mise en servitude des femmes, encore plus que l’esclavage : il dévoile qu’elles font une production irremplaçable, qu’elles ont une compétence distinctive, qui est nécessairement du don, gratuite, gracieuse, de pure gratitude envers l’espèce. Il ne leur en revient rien. Le dédommagement ne saurait être qu’une aumône.
Nous sommes un pays capitaliste, mais qui ne veut pas céder au dogme de la pensée unique libérale comme les pays anglo-saxons en général : en même temps qu’on pose des limites, on fait avancer une pensée vraiment alternative, une pensée du don qui soit dans un dépassement. Dans la gestation pour autrui, une femme vient au secours d’une autre femme. Ces enfants seront peut-être les derniers avant l’utérus artificiel, enfants d’une chair, d’un sang, plutôt qu’enfants de la machine, enfants enracinés dans un corps plutôt que tomates sans terre.
Il y avait jusqu’ici, avant commercialisation, des éléments altruistes, mais le génie humain est en train de s’industrialiser et de se dématérialiser : il perd non seulement la chair et l’origine mais l’inconscient, la préhistoire. Avec la gestation pour autrui, il y aura toujours cette double économie, mais, pour la première fois, il y aura aussi mise en évidence de l’économie du don qu’est la gestation d’une femme pour une autre femme. Ce n’est pas prioritairement une question économique, c’est une question réelle qui traverse toutes les couches de l’organisation humaine, mais qui doit atteindre la fonction symbolique. Il faut une reconnaissance de la fonction génésique des femmes pour lutter efficacement contre la prostitution sexuelle et contre la prostitution utérine, contre la prise en otage du tiers-monde et du corps des femmes par la marchandisation et le libéralisme.
Aujourd’hui, on nous présente la question de façon polémique : il faut être pour ou contre, sans que rien ne soit pensé. Penser uniquement en termes juridiques comme les libertariens ne peut pas convenir. Essayer de se déterminer en fonction de données économiques ne convient pas plus. Le projet de loi en France veut donner un cadre à une pratique sauvage et extra-territorialisée et, surtout, au commerce du vivant. La France est un pays de droit, opposé à la marchandisation de vivant. Une loi sur la production de vivant va nommer, limiter et donner son plein sens à ce geste de la gestation. Cette reconnaissance non seulement lèverait le déni mais affirmerait cette compétence chez la gestatrice. Et loin de l’éthique de restriction et d’interdit qui a cours actuellement, ce serait une éthique affirmative, matérialiste, libératoire.

Le Débat – La gestation pour autrui soulève également des réticences d’un ordre beaucoup plus profond touchant aux rôles sexuels, à l’identité psychique des acteurs…

A.F. – Justement ce qui m’intéresse dans la gestation pour autrui, c’est qu’il y ait plus d’une femme pour faire circuler la gestation. Cela me paraît un excellent moyen de désacraliser la fonction maternelle patriarcale, et de mettre en évidence les différences de compétences : l’ovule n’est pas un spermatozoïde ; même si certaines peuvent parler de parthénogenèse, il faut tenir compte de l’hétérogène qu’il apporte. Chez beaucoup de femmes qui sont contre, il y a le spectre de l’homoparentalité – il ne s’agit pas de justifier « moralement » l’homoparentalité en étant de « meilleurs » parents, mais de faire reconnaître cette réalité manifeste – et il y a aussi cette question perturbante : une femme a-t-elle le droit de donner un enfant à une autre femme ?
Une des premières lois postérieures au MLF, en 1970, contemporaine de la lutte pour l’IVG, a été l’abolition de la notion de « puissance paternelle ». À partir du moment où le parental se dissocie, on va vers la fragmentation. Le corps en morceaux, ce sont les organes d’un corps vivant que l’on donne. Un embryon n’est pas un morceau, c’est un avenir ! C’est au contraire la gestation recomposée : tout converge pour créer un enfant vivant.
Dans la gestation pour autrui, l’infertilité dont il s’agit provient bel et bien de l’absence d’utérus dans un couple : il n’y a pas d’utérus pour accomplir la gestation et créer l’enfant. La gestation pour autrui donne alors la possibilité de contribuer à plusieurs à la fécondité. Qu’il s’agisse d’un couple homme-femme, de deux hommes ou de deux femmes, cela n’a pas d’importance, puisque la génitalité est toujours au moins tripartite : elle est plurielle.
On peut imaginer un ovule, un spermatozoïde, une génitrice, une gestatrice, une mère adoptante – ou bien dire que la génitrice est la mère qui recevra l’enfant par l’accouchement d’une autre femme. On introduit horizontalement la filiation matricielle. Cela ne concerne pas seulement l’ADN mitochondrial mais aussi la transmission de l’inconscient incarné. Mon corps est un corps inscrit, qui se souvient et qui pense – et qui donne. Il me semble qu’il ne s’agit pas de morcellement mais d’une volonté de rassembler : plutôt qu’un corps morcelé, un corps pluriellement conçu et enrichi. Plutôt qu’un enfant pour deux femmes, deux femmes pour un enfant.
Dans la gestation pour autrui, il y a une très belle idée qui fait sauter la matriarche, le fantasme de toute-puissance maternelle, positif ou négatif, qui partage plutôt qu’il émiette – partage de responsabilité et de vie. C’est cette diversification des fonctions du plus beau métier du monde qui permet une critique radicale de la métaphysique mâle ou femelle. La Diane des Éphésiens ne saurait mieux convenir que la croyance en un Dieu tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, et d’Adam. Ce n’est pas un utérocentrisme qui va nous guérir du phallocentrisme.
Il ne faut pas enfermer la procréation dans la maternité, car tout sur la mère, c’est la mère toute. Cela fait déraper et entrer dans un autre phallocentrisme ou dans une morale conservatrice, car au lieu de libérer « femme » par la procréation, on l’enferme dans « mère ». Les opposants à la gestation pour autrui, croyant protéger la « mère », ne renforcent-ils pas finalement le patriarcat ? Les bienfaits de la procréation se trouvent aliénés dans la naturalisation de la fonction maternelle, au lieu qu’il y ait symbolisation de l’activité matricielle, que la chair se fasse verbe, parole qui ne soit pas logocentrée et écriture qui ne soit pas du semblant. Au lieu que ce soit « femme » qui fasse changer la structure de la philosophie androcentrée ou la structure lacanienne, c’est alors la structure inchangée qui intègre la femme mère, ce qui a toujours été la position conservatrice. La révolution de soi(e), c’est libérer une femme de tous les rôles qui ont été prescrits jusque-là, dans le but de contrarier cette compétence.
La gestation pour autrui va dans ce sens. Le nom du père se multiplie et s’échange à l’infini, entre l’adoptant, le géniteur… Et le corps de la mère non phallique se multiplie en plusieurs corps de femmes. La forclusion du corps de la mère renvoyait les femmes à la psychose ; mais si l’on se met à penser que « mère » se diversifie, alors il y a plusieurs femmes qui se libèrent. C’est là qu’advient un « je », un sujet femme, pleinement. C’est sa singularité et sa part d’universel. C’est l’aventure commune au plus grand nombre de femmes, et son extension à la gestation pour autrui ne peut qu’accroître la connaissance de tous.
Je suis pour la gestation pour autrui, parce que je suis au-delà du féminisme et que je suis psychanalyste. Ma pensée de la gestation est non totalitaire, c’est-à-dire non maternaliste ; elle est matérialiste.
Le simple fait d’indiquer « la gestation » réintroduit du matérialisme non maternaliste justement. Je rêve d’une femme libre, intégrale, avec toutes ses compétences, le cerveau, l’utérus et le cœur.
Si le coup de force de Freud était la levée du refoulement sur l’inconscient, celui du mouvement des femmes est la levée de la forclusion sur le corps procréateur : non seulement « notre corps nous appartient », mais « nos corps sont là, nous existons ». À partir d’une situation négative, le débat a permis de penser la condition historique des femmes. Aujourd’hui comme hier, et pour demain, il ne faut pas rester là où l’on en est : il faut avoir le courage de dépasser. Il faut travailler sur la fonction du corps d’une femme, la fonction utérine et le dévoilement métaphysiologique de cette fonction. Pour la première fois, on ne voit pas l’utérus en creux, in absentia, comme dans l’hystérie, amputé comme dans l’hystérectomie, mais dans sa nécessité, dans sa fonction vitale.
Voilà la culture, la civilisation : essayer d’ordonner sans réprimer, sans détruire le foisonnement de la culture. Il y a des problèmes à résoudre, qui ne peuvent être résolus par le déni des questions qu’ils posent, déni qui pourrait être la réponse négative à toutes les questions.

Le Débat – C’est entre les femmes, donc, pour vous que se joue l’essentiel ?

A.F. — La femme porteuse vient là où il n’y a pas d’utérus. Et elle vient en quelque sorte par création d’une solidarité, d’une alliance entre femmes, dont sont bénéficiaires les deux sexes. À ce moment-là, je la vois comme une alliée, une « co-mère » (commère), qui accomplit le rôle de la marraine des contes de fées, qui répare ce dont souffre sa filleule. Pendant cet épisode va s’instaurer un dialogue entre femmes, sur un temps long.
La coresponsabilité n’est pas seulement maternelle mais matricielle, utérine. Il y a un autre partage et une autre compassion qui se fait suivant les lois du corps vivant plutôt que selon les lois de l’esprit et du droit. Il est donc logique que cela entre dans le droit. Il ne faut ni forclore la femme porteuse dans l’anonymat, ni banaliser son don. Il y a un parent de plus et non pas une gestation en moins. Il s’agit d’envisager la portance au sens philosophique du terme : une sculpture du vivant. Entre deux femmes, l’homosexuation permet non seulement le partage de la fécondité, mais une co-création de vivant parlant. Il est impossible qu’une femme sans utérus fasse un enfant ; et pourtant, c’est possible, si une femme gestatrice porte l’enfant à ses côtés, si elle fait œuvre éthique et poïéthique.
L’alliance des femmes assume la compétence et la responsabilité de cet acte longtemps tenu pour le péché originel. La gestation pour autrui est un des premiers actes libérateurs de cette gestation non coupable. Si les femmes ont la possibilité de parler de leur grossesse, elles diront leur jouissance au-delà, toute angoisse surmontée, toute espérance accomplie. Et ce sera la fin des trois monothéismes assassins de la matière humaine.

Le Débat – Vous avez fait allusion à plusieurs reprises à l’enjeu laïque qui s’attacherait à la gestation pour autrui. Qu’entendez-vous par là ?

A.F. – Au travers de cette législation, il s’agit aussi, à mes yeux, de laïciser une maternité encore trop sacralisée, et de proposer une éthique du côté du pour autrui – littéralement une éthique laïque.
Les femmes, les artistes et les ouvriers, la trilogie révolutionnaire proposée par Auguste Comte pour la transformation du monde doivent se renouveler (non qu’on les abandonne), pour devenir les femmes, les écologistes et les laïques. Par « laïcité », j’entends les femmes et la sécularisation des mythologies par la métapsychologie, la psychologie des profondeurs, mission que Freud assigne à la psychanalyse. La psychanalyse doit se préoccuper des femmes et l’anthropologie de l’écologie.
La spéculation doit céder le pas à la rematérialisation du monde, qui va avec la sécularisation ou la laïcité, à la fois passage du religieux au scientifique (mais pas forcément au technique) et de la fantaisie à la réalité (à l’expérience clinique).
D’où la voie royale de la psychanalyse à venir qu’est la gestation, pour la scène analytique, et pour les processus créatifs, comme pour le travail de l’inconscient, et le traitement des névroses de transfert, névroses précoces liées à des expériences récentes (par exemple la prématuration et le refoulement prégénital chez la petite fille).

Le Débat – Les femmes sont pour vous les actrices par excellence de la laïcité ?

A.F. – L’alternative à tout discours, à toute science métaphysique, à tout discours du maître, est une exploration de la « planète Femme » – qui est une partie de la planète Terre. Planète Femme – Planeta Femea – désignait au Sommet de la Terre de Rio, en 1992, la réunion des associations mondiales qui ont ensuite fait Pékin. Il y avait des femmes du monde entier. Il s’agissait de dire que face à Dieu, il y a des femmes, et c’est là le lieu de la laïcité. Les femmes s’affrontent aux clercs, aux docteurs de la Loi, de toutes les lois, religieuses, scientifiques. La voix des laïques, c’est la voix des femmes.
Je l’avais dit à Rio : l’utérus est le premier environnement de l’être humain. Aujourd’hui, on voit la relation que la gestation peut avoir avec l’écologie : comment peut-on, après le Grenelle de l’Environnement, ne pas envisager qu’existe cet environnement ? À l’inverse de l’écologie, il ne s’agit pas d’un homme et de la nature, il s’agit d’un espace intermédiaire qui n’est pas la nature, qui est strictement humain, où se joue quelque chose d’un environnement et d’un avenir psychique de l’espèce, dont les femmes, anthropocultrices, sont les gardiennes. Je ne crois pas que la terre soit un utérus, mais je crois en revanche que l’utérus est à la fois une terre et un monde, terreau de la civilisation, de la culture. Toute la phylogenèse revécue au niveau de l’ontogenèse, c’est la génésique. C’est là que se rejoue sans cesse le procès d’humanisation de l’espèce.
Les sciences humaines antérieures ne suffisent pas pour en rendre compte. Il faut un nouvel espace épistémologique, la mise au jour d’un continent noir, par un discours que va poser ce sujet décentré, éthique, hospitalier. C’est l’objet de cette féminologie que je propose depuis des années. Cette science des femmes, ces sciences des femmes, plutôt, parlent de la gestation, de la génitalité au génie. La féminologie laïcise, elle fait passer du côté du peuple le savoir des maîtres, docteurs, clercs, philosophes, auteurs, de tous les capitalistes du sens, tout en libérant ce que cette domination tenait en esclavage. Une politique de civilisation passe aujourd’hui, nécessairement, par les femmes et leur apport d’humanisation. Car notre civilisation, en jetant la malédiction sur la procréation, a perverti la geste humaine.

Le Débat – Comment entrevoyez-vous ce stade supérieur de civilisation ?

A.F. – Il se résume pour moi dans l’accès au stade de la génitalité. L’envie, dont Melanie Klein dit qu’elle est primordiale, doit se transformer en gratitude pour le don des femmes à l’humanité, ou en admiration pour une chose si incroyable. Pourquoi Descartes écrit-il que l’admiration est la première des passions qui se formeraient in utero? Pour ma part, je la vois comme s’opposant terme à terme à l’envie (faire envie, c’est être ou admiré ou l’objet d’une gratitude).
On peut aussi mettre en équivalence la foi, l’espérance et la charité avec les trois clefs que donne Heidegger pour penser : « se souvenir, penser et remercier ». Ou dire, encore, que la vertu majeure de Dieu est la miséricorde, et rappeler que la racine hébraïque de ce mot est la même que celle d’« utérus ».
Cette génitalité, dont la psychanalyse n’a pas voulu faire la théorie, est connue. Partout, dans les livres de philosophie que je lis, il y a trace de ce fait que la gestation est l’évènement. Par exemple, dans la religion juive, on dit qu’à la naissance un ange vient poser son doigt sur les lèvres de l’enfant, pour qu’il oublie tout le savoir appris, que la Torah lui réapprendra. Diderot, dans ses Éléments de physiologie, affirme que l’enfant in utero a déjà tout le savoir du monde – Élisabeth de Fontenay l’appelle « gynéconome[8] ».
L’humanité entière sait que le nouveau-né est un humain ou une humaine parfaitement équipé, créé pour créer, c’est-à-dire pour être poète, commerçant, artiste, médecin, ouvrier, artisan, ingénieur – tout ce qu’un esprit humain a créé et peut continuer à créer, et que les femmes, par la gestation et par la procréation, vont cultiver toujours plus. Il faut arriver à dire qu’il y a là une structure du réel proprement humaine, donc parlante et pensante, pour ce qui serait le souci de l’autre – mais pas d’une manière maternante. Les femmes font des enfants et, depuis l’homo erectus, sont dans la culture, participent à la création du geste, de la parole, du langage.
Notre histoire précède chacun de nous, bien avant le moi. La gestation, c’est le mouvement vivant, l’invention permanente du monde et de soi. L’engramme, cette trace dans le cerveau gravée avant la naissance, dans laquelle je vois une archi-écriture, est une programmation : il n’y a pas de passé qui ne soit un futur. Selon Freud, « Le développement psychique de chaque individu répète en raccourci le cours du développement de l’humanité[9] ». Et l’humanité circule avec le désir. Pas plus que l’écologie ne s’arrête aux frontières, l’ADN mitochondrial, lui aussi transmis par les femmes, ne s’y cantonne. Cela signifie qu’à travers les gestations l’humanité se déplace. C’est une diaspora généralisée, et les femmes sont la traçabilité de cette diaspora universelle, transhistorique, transcontinentale.
Mais une forclusion se réactive partout, sans arrêt. Tous les efforts sont faits pour regagner ce champ – découvert depuis quarante ans – en clôturant les femmes dans une programmation psychotique et schizophrène. C’est toute la partie non entendue.
Que serait cette gynéconomie, de l’ordre de l’humain absolu ? Ce n’est pas du tout de l’ordre du naturel : la femme est une femelle humaine, mais elle est humaine bien plus que femelle. Que trame-t-elle quand elle fait un enfant ? Que se passe-t-il pendant cette grossesse, quels échanges intra-utérins ? On ne pourrait pas avoir une mère porteuse parce que toute la vie intra-utérine sera perdue ? Bien au contraire ! Outre l’héritage culturel, symbolique, génétique, généalogique, il y a un don lié à une personne unique, qui laissera des traces, au niveau des humeurs, des pulsions, de la création d’une personnalité. Si le lien est maintenu, comme la loi française va certainement le prévoir, on peut dire que cela enrichira d’autant la personnalité de l’enfant qui viendra – et on en aura davantage les clés que chez un enfant adopté. Cet enfant bénéficiera d’origines multiples, d’une sorte de feuilletage d’affects, d’émotions, de résonances. L’apport de la gestatrice sera considérable.
Il se passe là quelque chose qui m’importe beaucoup, où gît, forclose, la vérité, pas seulement des femmes, mais de leur procréature que sont tous les humains, ce que Freud dit retrouver dans L’Interprétation des rêves : dans le rêve, on dort et on retrouve la vie intra-utérine.
Où aller chercher ce terme de « femme » comme élément absolument vital pour l’humanité de l’espèce dans l’humanisme à venir ? La femme, pour moi, serait dans cet acte : la grossesse n’est pas qu’un état, c’est même le dépassement de l’opposition état et acte, c’est un lieu de réciprocité absolue, d’altérité sans altération. C’est tout le performatif de la grossesse : plutôt que « j’écris ou je meurs », c’est « je donne naissance, je crée ». Tous les créateurs de génie, les poètes, le disent : Freud écrit que pendant que Martha arrive au terme de sa grossesse, lui accouche de L’Interprétation des rêves. Notre culture connaît cette géni(t)alité, mais la marginalise, même chez les hommes, car ce n’est pas recevable par la raison phallique.
Plutôt qu’aux forces de l’esprit, à la Trinité homosexuée, Père, Fils et Saint-Esprit, je crois aux forces de la chair. La transcendance première est une trinité bisexuée puisque c’est la mère, l’enfant et la chair. La chair est le sixième sens, sexué, lié à la jouissance, plutôt qu’à l’angoisse ou à sa spiritualisation, l’espérance. C’est la transcendance charnelle, première, qui n’est pas du tout l’immanence, qui est transformation d’un état en un acte.
Ces trois mots, Gestation, Pour, Autrui, sont magnifiques, car ils élèvent l’éthique à la puissance n – ou à la puissance g (gestation, génésique, générosité) – comme valeur absolue, possibilité humaine de donner sur soi une priorité à l’autre. Pour la première fois, ce qu’on pourrait appeler l’éthique première et la philosophie première se rejoignent, par la médiation de la loi, pour affirmer un ordre symbolique accompli au-delà d’une civilisation mercantile et dématérialisée. Cet au-delà du frivole représente l’occasion, enfin, de penser la génésique, de penser autrement. Toute la procréation pour autrui est marquée de ce signe : le don comme interprétation du monde, connaissance et reconnaissance d’autrui. Au cœur de l’éthique, il y a l’éthique même : donner la vie.
Mais il faut avoir la générosité de penser un tel don. L’amour des femmes serait de leur faire confiance, de compter sur leur sagesse. L’avenir de l’espèce humaine est là, dans les femmes porteuses d’éthique, et dans l’éthique favorisant la prise de conscience des femmes et des hommes.
Il me semble que ce que nous avons amorcé dans l’Histoire était cette révolution-là : un accès au toujours encore forclos, à la géni(t)alité, au génie humain.

 

[1] « Femmes en mouvements, hier, aujourd’hui, demain », Le Débat, n°59, avril 1990 ; republié dans Il y a deux sexes, Paris, Gallimard, « Le Débat », 1995, réed. 2004.

[2] Jacques Lacan, Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, Paris, Ed. du Seuil, 1981, p. 202.

[3] Sigmund Freud, Vue d’ensemble des névroses de transfert, Paris, Gallimard, 1986, p. 36.

[4] Dans L’Écriture et la Différence, cité dans François Poirié, Emmanuel Levinas. Essai et entretiens, Arles, Actes Sud, 1996.

[5] F. Poirié, Emmanuel Levinas, op. cit.

[6] Initiatrice de l’appel du 28 mars 2009 en faveur de la légalisation en France de la gestation pour autrui.

[7] Jean-Luc Nancy, L’Intrus, Paris, Galilée, 2000.

[8] Élisabeth de Fontenay, Diderot ou le matérialisme enchanté, Paris, Grasset, 1981.

[9] Sigmund Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, Paris, Gallimard, 1987.

Documents en relation :

Mars 2011 | |

VERS UNE RÉVOLUTION ANTHROPOLOGIQUE ?

Génésique. Féminologie III, des femmes-Antoinette Fouque, 2012 (Poche, 2021) Extraits de l’entretien avec Jennifer Schwartz, paru dans Le […]

Novembre 2009 | |

UNE ÉTHIQUE DU VIVANT

Génésique. Féminologie III, des femmes-Antoinette Fouque, 2012 (Poche, 2021) Extraits de Qui êtes-vous Antoinette Fouque ? Entretiens avec Christophe […]

LA PARITÉ, POUR UN QUATRIÈME MODÈLE RÉPUBLICAIN

Gravidanza. Féminologie II, des femmes-Antoinette Fouque, 2007 (Poche, 2021) Texte écrit à la demande de Madame Nicole Ameline, […]

Janvier 2005 | |

LE DISCOURS DU (DE LA) FEMINISTE

Gravidanza. Féminologie II, des femmes-Antoinette Fouque, 2007 (Poche, 2021) Intervention au jury d’habilitation à diriger des recherches de […]

Janvier 2005 | |

DIX ANS APRES PEKIN

Gravidanza. Féminologie II, des femmes-Antoinette Fouque, 2007 (Poche, 2021) Entretien avec Robert Toubon et Marie-Claude Tesson-Millet pour la […]

Décembre 2002 | |

LA MISOGYNIE, CE QU’IL Y A DE PLUS UNIVERSEL DANS L’HUMAIN

Gravidanza. Féminologie II, des femmes-Antoinette Fouque, 2007, Poche 2021) Entretien réalisé par Florence Assouline, paru dans Marianne du […]

Octobre 1997 | |

DU PASSÉ PRÉSENT AU PRÉSENT FUTUR DES FEMMES

Gravidanza. Féminologie II, des femmes-Antoinette Fouque, 2007 (Poche, 2021) Extraits de la communication par laquelle Antoinette Fouque, chargée […]

Janvier 1995 | - - - |

MALAISE DANS LA DÉMOCRATIE

Il y a deux sexes. Essais de féminologie, Gallimard collection Le Débat, 1995 et 2004 (édition revue et […]

Septembre 1992 | - - - - |

NOTRE POLITIQUE ÉDITORIALE EST UNE « POÉTHIQUE »

Il y a deux sexes. Essais de féminologie, Gallimard collection Le Débat, 1995 et 2004 (édition revue et […]

Septembre 1989 | |

FEMMES, SOCIALISME ET DÉMOCRATIE

Gravidanza. Féminologie II, des femmes-Antoinette Fouque, 2007, (Poche, 2021) Extraits d’un programme remis à Madame Michèle André, secrétaire […]

Mai 1982 | - |

NOTRE TERRE DE NAISSANCE EST UN CORPS DE FEMME

Gravidanza. Féminologie II, des femmes-Antoinette Fouque, 2007 (Poche, 2021) Entretien réalisé par la mensuelle Des femmes en mouvements […]

Août 1981 | |

CULTURE DES FEMMES, UNE GESTATION

Gravidanza. Féminologie II, des femmes-Antoinette Fouque, 2007 (Poche, 2021) Extraits d’un entretien réalisé par Marie Claude Grumbach et […]

Août 1975 | |

UNE FEMME, UNE ANALYSTE – Dialogue avec Michèle Montrelay

Gravidanza. Féminologie II, des femmes-Antoinette Fouque, 2007 (Poche, 2021) Cette « Rencontre » est parue dans La Quinzaine littéraire du […]