LAÏCITÉ, FEMMES, DÉMOCRATIE
Géni(t)alité. Féminologie IV, des femmes-Antoinette Fouque, 2023
Extrait de l’intervention d’Antoinette Fouque au meeting pour les élections en Algérie du Mouvement pour la République (MPR), le 15 octobre 1994, parue dans La Lettre de l’Alliance des femmes pour la démocratie n°4/5 de février 1995.
« Qu’attendez-vous de la France ? » a demandé Bernard Pivot sur le plateau de Bouillon de culture, consacré le 7 octobre dernier à Taslima Nasreen[1], au chanteur kabyle Fehrat, qui lui a répondu : « Nous n’attendons pas d’armes, mais un appui, un soutien moral, une attitude ferme vis-à-vis de l’intégrisme ». Sommes-nous vraiment capables, nous Français, de répondre à cet appel, sommes-nous vraiment capables d’avoir une attitude ferme vis-à-vis de ce que Khalida[2] et vous tous ici appelez « le fascisme vert », l’intégrisme qui se répand partout dans le monde ? Car si notre gouvernement a renoncé à nos principes démocratiques d’accueil et de libre circulation des personnes et a refusé d’accorder un visa à Taslima Nasreen condamnée par une fatwa dans son pays, n’est-ce pas sous la pression, ici, de l’intégrisme ?
Qu’en est-il de notre démocratie ? Elle s’est appuyée longtemps sur les principes de la laïcité. Or si la laïcité qui a donné en France l’école libre et gratuite pour les pauvres et les riches, pour les filles et pour les garçons, était sous Jules Ferry une valeur de combat, si elle affirmait la force de la République contre le pouvoir de l’Église, elle n’a cessé, tout au long des dernières années, de capituler. Elle est devenue aujourd’hui une laïcité de gestion des religions. Elle a capitulé notamment dans ce qu’on a appelé « l’affaire du foulard »[3]. Lorsque le foulard est apparu dans les écoles françaises, nous l’avons immédiatement perçu et dénoncé pour ce qu’il était : un signe de discrimination et d’inégalité entre les sexes, un signe d’asservissement des femmes – je fais ici référence à la Convention de l’ONU de 1979, sur toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, Convention ratifiée par la France en 1983 et que deux pays musulmans ont signée, la Tunisie et la Turquie -. Mais la laïcité française a très vite évacué la question de la discrimination des filles et reproduit des pratiques de neutralisation qui les alignent sur le modèle masculin. Elle est une laïcité de l’indifférence, une laïcité abstraite, neutralisante, qui renonce à penser la « nouvelle donne », qui renonce à penser la différence des sexes et les droits des femmes. Aujourd’hui, en France, nous nous trouvons confrontés au retour des religions qui disent cette différence sur le mode archaïque de la discrimination, et à une laïcité neutre qui ne veut rien savoir des femmes et recule du fait de ne pas penser ce qui pourrait la faire avancer.
Mais la laïcité a régressé aussi parce que depuis vingt ans en France les gouvernements, les politiques et les intellectuels, ont cédé régulièrement devant la revanche de Dieu, la montée des monothéismes. Et l’intégrisme aujourd’hui dans le monde, ce n’est pas que l’intégrisme musulman, c’est aussi l’intégrisme catholique ! Au Caire[4], la question de l’empowerment des femmes, la question de l’auto-détermination des femmes par rapport à la procréation s’est heurtée autant aux ayatollahs qu’au Pape. Nous qui vivons en France, nous avons à faire à plus d’un intégrisme.
Sous couvert de laïcité, on a refoulé ce dont il s’agissait, c’est-à-dire, ici comme en Algérie, des signes avant-coureurs d’une destruction de la démocratie.
[1] Taslima Nasreen, médecin et écrivain féministe du Bangladesh sous le coup d’une fatwa pour avoir dénoncé la condition des femmes dans son pays. Antoinette Fouque viendra à son secours et publiera Femmes, manifestez-vous ! (des femmes, 1994).
[2] Khalida Messaoudi, vice-présidente du MPR, fondatrice de l’Association indépendante pour le triomphe des droits des femmes, figure de la lutte contre l’intégrisme islamiste, dont un groupe terroriste l’a condamnée à mort.
[3] En octobre 1989, à Creil, l’exclusion de trois collégiennes refusant d’enlever leur voile en classe suscite une vive polémique et provoque des débats intellectuels, médiatiques et politiques.
[4] Conférence des Nations unies sur la population et le développement, tenue au Caire en septembre 1994.