MALAISE DANS LA DÉMOCRATIE
Il y a deux sexes. Essais de féminologie, Gallimard collection Le Débat, 1995 et 2004 (édition revue et augmentée), Poche Folio n°161, 2015 (édition revue et augmentée)
Article paru dans Profession politique n°149, 10 février 1995.
Il y a près de soixante-dix ans, s’impose à Freud[1] « l’idée que la religion est comparable à une névrose infantile », enracinée dans un nostalgique et puissant « besoin de protection par le Père ». A la fiction religieuse, il oppose un « sens du réel particulièrement marqué », sa confiance en la rationalité, en une science imparfaite mais en mouvements et en progrès.
Qu’après quatorze ans de pouvoir socialiste, que j’ai appelé ailleurs la république des fils, soit saluée majoritairement en France, la « revanche de Dieu »[2] et de l’image du Père, à travers le candidat conservateur apparemment le mieux placé pour gagner l’élection présidentielle, indique une régression psychologique et une réaction politique de nos compatriotes. Et cette régression-réaction touche directement aux conditions de démocratisation permanente nécessaires à notre pays, comme à tout Etat moderne, dans son identité nationale, européenne et mondiale.
La démocratie est malade, ici comme ailleurs, de s’être figée dans des dogmes monocratiques et des conduites oligarchiques. La démocratie est malade de ce que la république des fils a été incapable d’évoluer vers une république adulte, d’hommes et de femmes, et s’est fixée dans une posture narcissique, où elle ne pouvait être rattrapée, sur la pente de sa dépression essentielle, que par la politique du Père. Qui n’avance pas, recule. Le propre de la logique narcissique est de s’autocontempler, indifférente à tout autre, adolescente perverse, stérile et excluante (le socialisme, comme le féminisme, est une étape adolescente de la démocratie).
La gauche en a oublié, non seulement les luttes, les mouvements des forces vives qui l’ont portée au pouvoir, mais au nom d’une égalité aussi abstraite que creuse, elle a oublié de penser les différences de classes, de races et de sexes, qui n’entraient pas dans son admiroir auto-spéculatif. Elle a été incapable de prévoir qu’avant que les trois grands exclus de son règne ne reviennent en manifestations protestataires le vieux démon lui-même, et son horreur de l’autre, occuperait le terrain. Le socialisme n’aura été qu’une seconde droite, comme le christianisme, un second monothéisme. Et le mouvement protestataire, avec les réformes qui l’ont accompagné ces vingt-cinq dernières années, va se conclure par une contre-réforme vaticane, qui est en fait une véritable réforme conservatrice. La révocation de l’évêque d’Evreux, annoncée par les commandos anti-IVG (comme l’intégrisme islamiste, en Algérie, fut annoncé par l’instauration du Code de la famille, en 84), ne fait-elle pas écho à la révocation de l’Edit de Nantes ?
La reprise en mains du politique par le religieux, et du religieux par les valeurs morales, milite aujourd’hui pour les discriminations, les exclusions et l’ordre ancien le plus scandaleux. La peur de l’autre des nationalistes natalistes rejoint les obsessions identitaires qui voient dans l’être différent par sa classe, sa culture, ou son sexe, une dangereuse force d’altération du moi viril, national, aristocratique. La démocratie athénienne excluait les esclaves, les métèques et les femmes. La démocratie moderne, en se référant à l’homme universel, a entraîné la répression des ouvriers, des colonisés et la mise en apartheid des femmes.
Gynophobe, hétérophobe, le pouvoir (faut-il rappeler encore qu’il y a moins de 6% de femmes à l’Assemblée nationale, et que la classe politique est quasi exclusivement coulée dans un seul moule ?) est devenu « démophobe », au point de qualifier de populistes ceux à qui le peuple ne ferait pas peur, les accusant de mettre en danger la démocratie, quitte à reprendre, quelques mois après, leurs propositions[3]. Est-ce vraiment le populisme qui menace notre démocratie, ou bien cette « démophobie » et son refus de l’autre ? Est-ce vraiment le populisme qui menace notre démocratie, ou bien un intégrisme jusqu’ici rampant, aujourd’hui montant ? De Villiers, Pasqua, Vatican, même combat, pour les valeurs d’avant-hier, pendant que le berger socialiste, Narcisse et Endymion, est en état d’autohypnose.
La démocratie est malade, faute d’avoir suffisamment avancé, faute d’avoir pratiqué une pensée analytique, faute d’avoir su élaborer une « personnalité démocratique », c’est à dire une personnalité capable d’autre. Comme le prolétaire, qui étymologiquement est celui qui procrée, les femmes peuvent et doivent apporter en politique la spécificité de leurs talents et de leur génie propre. Le processus de démocratisation, sur le modèle de la couplaison, exige que l’un n’aille pas sans l’une.
Avant d’administrer des remèdes miracles et assassins, il faut poser un diagnostic étiologique à ce malaise dans la démocratie. Supprimer le handicap symbolique des trois grands exclus, les jeunes, les immigrés et les femmes, exige des analyses et des propositions fortes, nouvelles, qui permettent de lutter réellement contre le chômage et l’exclusion, et d’instaurer une véritable parité femmes et hommes et société civile et partis.
C’est notre devoir, urgent et présent, de faire advenir la démocratie. Démocrates de tous les pays, réveillons-nous et unissons-nous !
[1] A travers deux textes complémentaires d’une modernité programmatrice plus que jamais contemporaine : L’Avenir d’une illusion et Malaise dans la civilisation.
[2] Gilles Kepel, La Revanche de dieu, Chrétiens, Juifs et Musulmans à la reconquête du monde, Paris, Le Seuil, coll. « L’épreuve des faits », 1991.
[3] Comme le souligne une journaliste de L’Express (12 janvier 1995), parlant d’une des premières mesures que proposerait M. Balladur concernant le chômage des jeunes.