1974, JE ME SOUVIENS …
Il y a deux sexes. Essais de féminologie, Gallimard collection Le Débat, 1995 et 2004 (édition revue et augmentée), Poche Folio n°161, 2015 (édition revue et augmentée)
Texte publié dans la revue Globe, le 24 mars 1994.
Je me souviens que Vincente vient d’avoir dix ans ; Sylvina, pendant les vacances de Pâques, nous fait découvrir l’Amérique, ainsi qu’à Marie-Claude, Brigitte et les autres. Je me souviens de Vincente et Sylvina patinant au Rockfeller Center et du show de Cyd Charisse à Las Vegas ; nous rentrons par le Japon, pour faire le tour du monde et vérifier que la Terre est bien ronde.
Je me souviens de mon village, la rue des Saints-Pères et le Twickenham, de Jacques, le barman, et de mes voisins, Sonia Rykiel, Jean-Jacques Debout, Chantal Goya, Bernard-Henri Lévy, Michel Butel, Isabelle Doutreluigne. Je me souviens du client François Mitterrand, extraordinairement jeune avec son chapeau à larges bords et ses légères rouflaquettes ; nous échangeons parfois un salut ou un sourire de proximité.
Je me souviens qu’à la conférence de presse-baptême des éditions Des Femmes, il y a Régine Deforges. Je m’amuse comme d’une provocation d’installer éditions et librairie rue des Saints-Pères. Je me souviens de Claudine en librairie. Je me souviens de cette année-création : les femmes et leur courage infatigable, leur intelligence vive, le rire, la force, le dynamisme, l’enthousiasme et l’énergie de cette année-là. Je me souviens de nos mille et un commencements.
Je me souviens de la première foire internationale du livre à Sao Paulo, des flashes de la milice brésilienne à l’aéroport. Je me souviens que je cherche à rencontrer Clarice Lispector, dont je viens de découvrir le génie. Pendant ce temps, en voyage à Paris, elle passe à la librairie Des Femmes. Je me souviens d’Anaïs Nin, belle et fraîche comme une jeune fille en fleurs, qui a voulu me rencontrer à cause de « Psychanalyse et Politique », ses deux passions, me dit-elle.
Je me souviens de ma rage en lisant L’Homme Moïse et le monothéisme ; Freud exalte l’écrasement des femmes, des sens, de la matière, par le triomphe de l’abstraction, de la spiritualité, du patriarcat et du matricide. Pour réveiller les Euménides, qui, depuis, sont ensevelies sous taire, je fais une association, Les Erinyes. Je me souviens de Lacan, qui joue avec des cubes, des ficelles et des noeuds pendant mes séances, sans perdre un mot de ce que je lui raconte.
Je me souviens du bandeau de l’éditeur sur chaque exemplaire de Speculum de Luce Irigaray : « Le M.L.F. reçoit ses premières justifications théoriques ». Quelle humiliation, quelle offense ! Qu’avions-nous besoin de justifications ! La théorie, nous n’avions cessé de la produire en même temps que l’action depuis six ans.
Je me souviens qu’en voyant Lacombe Lucien je me souviens de la Gestapo, de la milice, de l’occupation à Plan-de-Cuques, de l’évacuation du quartier Saint-Jean, du bombardement de la Belle-de-Mai, de la guerre à Marseille. Je me souviens que Soljenitsyne est expulsé d’URSS. Je me souviens que je redécouvre la démocratie, à la fois par le scandale de Watergate, la révolution des Oeillets au Portugal et la fin des généraux en Grèce. Je me souviens que Franco, qui a pris le pouvoir le 1er octobre 1936, le jour de ma naissance, tient toujours l’Espagne sous sa botte. Je me souviens de notre mobilisation pour Eva Forest et ses amis emprisonnés, torturés, parfois assassinés. Mais je me souviens aussi qu’en Italie les féministes obligent la démocratie chrétienne à organiser un referendum sur le divorce. Je me souviens encore de la quatrième rencontre européenne et internationale, organisée cette fois à Arcachon par mon M.L.F.
Je me souviens de notre déception que la droite repasse après la mort de Georges Pompidou et crée un secrétariat d’Etat à la Condition féminine bien pâlichon aux yeux de notre flamboyant M.L.F. Je me souviens du Manifeste des 343, des manif-fêtes joyeuses et des réunions sans fin. Je me souviens de notre déception d’une I.V.G. non gratuite et donc très peu libre pour la majorité des femmes. Je me souviens du premier livre publié par Des Femmes, quinze ans avant le ras-le-bol des infirmières : Hosto-Blues, de Victoria Thérame.
Je me souviens que je n’ai toujours pas la télévision mais que je participe aux « Dossiers de l’écran » avec mon amie Michèle Montrelay sur La Femme de Jean. Mais c’est surtout Charlotte Rampling et Liliana Cavani que j’ai admirées passionnément pour Portier de nuit. Je me souviens de Julie Dassin, ma copine musicienne, et des chansons de Joe, son frère. Je me souviens du premier festival de films de femmes organisé à Paris par « Musidora ». Je me souviens qu’il me reste à monter le film que j’ai tourné, l’été 73, avec Delphine Seyrig.