VERS UNE RÉVOLUTION ANTHROPOLOGIQUE ?
Génésique. Féminologie III, des femmes-Antoinette Fouque, 2012 (Poche, 2021)
Extraits de l’entretien avec Jennifer Schwartz, paru dans Le Monde des Religions nº 46, mars-avril 2011, avant la dernière révision des lois de bioéthique.
Jennifer Schwartz – Après une année 2009 marquée par les États généraux de la bioéthique, la mission d’information sur la révision des lois de bioéthique a rendu sa copie en janvier 2010, ouvrant la voie au Parlement, qui se prononcera prochainement sur une nouvelle version de la loi. Pour l’essentiel, ce rapport encourage députés et sénateurs à ne pas bouleverser les principes établis par les textes précédents. Antoinette Fouque, regrettez-vous ce statu quo et comment l’expliquez-vous ?
Antoinette Fouque – Les questions n’ont pas véritablement été travaillées depuis la dernière révision législative. Et l’opinion au départ favorable à la gestation pour autrui a été influencée par le clergé politique, si j’ose dire, au moment des États généraux. Il y a bien un certain conservatisme : celui des docteurs, des savants, des penseurs, des techniciens, de ceux qui veulent garder la maîtrise du vivant, contre le mouvement engagé pour la libération des femmes, la maîtrise de la fécondité, ce que j’appelle le droit à la procréation dont la première inscription législative a été la loi sur l’interruption volontaire de grossesse (IVG).
J. S. – Commençons par le sujet qui fait actuellement le plus débat. Les critères de dérogation au principe général de l’interdiction de la recherche sur l’embryon et les cellules souches embryonnaires seront vraisemblablement élargis. Pensez-vous que nous assistons à un rétrécissement du concept de « personne » ? Comment rendre compatible la recherche scientifique, l’utilisation des techniques biomédicales et le principe de dignité humaine ?
A. F. – Quel équilibre définir entre les avancées biomédicales (recherche sur l’embryon ou les cellules souches embryonnaires) et le principe de dignité humaine ? L’Église catholique considère l’embryon comme une vie humaine « commençante », une personne qui doit être respectée, et s’oppose à la recherche scientifique sur l’embryon ainsi qu’à l’instrumentalisation de la femme enceinte.
L’embryon humain n’a jamais été « libre ». Il a toujours été pris dans des religions, des modes de pensée, qui, voulant la maîtrise de la matière et de la fécondité des femmes, l’ont aliéné. Avec la loi sur l’IVG, quelque chose de l’esclavage des femmes, de l’asservissement à la reproduction inscrit depuis la Genèse – en particulier dans la religion catholique – est aboli. L’IVG est bien le premier acte historique d’une libération du vivant, d’une révolution anthropologique. Depuis, les femmes ont leur mot à dire. Sur les questions de la production de la vie, elles s’expriment en tant que peuple par rapport aux docteurs et aux membres des comités d’éthique. Elles entrent dans l’Histoire.
L’embryon humain, aujourd’hui, avec le droit des femmes à disposer de leur corps, est sous l’autorité de ce que l’on appelle l’éthique – pas la « bioéthique » -, c’est-à-dire la part de la responsabilité dans la philosophie, une pensée pour autrui, une pensée de l’humain, d’une humanité responsable unique dans une société hyperlibérale et individualiste. Voilà l’origine de l’éthique : le lieu de l’expérience, le corps fécond d’une femme accueillante, la sagesse d’un sujet conscient œuvrant à chaque naissance, à chaque don de vie, pour l’humanisation de l’espèce – produisant une chair pensante, les femmes sont des anthropocultrices.
Concernant le respect de la dignité des femmes, l’Église est dans le dogme et c’est pour elle légitime. Mais Jésus est conçu par la Trinité, le Père, le Fils et le Saint Esprit, sans les femmes : Marie n’est au fond qu’un utérus d’accueil qui abrite, nourrit et sculpte le Christ. Dieu a besoin des femmes : Eve est instrumentalisée et maudite ; Marie est bénie mais aussi instrumentalisée. Il n’y a pas un au-delà du masculin dans le sacerdoce catholique, qui n’est exercé que par des hommes.
En outre, que dit l’Église catholique, qui refuse catégoriquement l’avortement de ces femmes qui ont subi un inceste ou un viol et qui créent un enfant dans la violence ? Il y a peu, au Brésil, la mère d’une petite fille violée par son beau-père, enceinte de jumeaux à 9 ans, l’a aidée à avorter et a été excommuniée par l’archevêque de Recife, puis par le Pape, car il fallait sauver la vie des fils, quitte à sacrifier la vie de cette mère enfant… L’Église a incité d’autres jeunes filles à accoucher sous X. N’est-ce pas une violence inouïe que de forcer une jeune fille à faire un enfant et puis à l’abandonner ?
Il apparaît clairement que l’éthique catholique ne saurait être celle qui doit présider à la bioéthique. Il nous faut une expression laïque de l’éthique, c’est-à-dire détachée de toute fable, mythologie et théologie, comme Freud et ensuite Levinas l’ont dit. Non pas une éthique limitative, qui contrôle, qui interdit et qui dicte des principes, mais l’éthique en tant que telle, principielle, affirmative, qui au départ est la relation de la gestatrice à son embryon puis à son bébé, l’éthique de l’être pour autrui.
J. S. – Une proposition de loi émanant du Sénat prévoyait d’autoriser la gestation pour autrui sous certaines conditions limitatives. Les États généraux ont fait basculer l’opinion vers un refus. Selon vous, la gestation pour autrui constitue une étape supplémentaire du Mouvement de Libération des Femmes. Expliquez-nous en quoi cet acte serait « le paradigme de l’éthique », alors même que nombre d’intellectuels et de politiques le considèrent comme une forme nouvelle d’asservissement des femmes ?
A. F. – Je dis depuis longtemps que la gestation est le paradigme de l’éthique parce qu’elle est accueil, dans le corps d’une femme, d’un corps étranger. C’est l’hospitalité charnelle. C’est dire oui à l’autre qui vient.
Quant à ces arguments d’asservissement des femmes, qu’ils soient le fait du clergé ou des intellectuels, ils sont tout à fait recevables, mais ils situent la question au seul plan économique : ce sont des arguments marxistes, d’exploitation d’une classe par l’autre. Il est vrai que cette marchandisation du corps, absolument condamnable et proche de la prostitution et de la traite des êtres humains, se pratique des pays hypercapitalistes vers les plus pauvres. Ce n’est pas le cas de la France. Et l’avis rendu par le Sénat voulait au contraire limiter, encadrer strictement les choses et permettre justement d’éviter les débordements et les dérapages qui ne manqueront pas sinon de se produire.
Du point de vue des femmes, je considère depuis longtemps que la gestation pour autrui est l’étape supplémentaire de leur libération parce qu’avec elle, c’est le dévoilement même de la gestation et de la génitalité qui est en jeu. L’IVG a libéré le droit à la procréation, le désir d’enfant ; la parité a inventé l’hétérogénéité politique ; avec la gestation pour autrui, point d’orgue de ces deux avancées, il y a levée de la forclusion sur le corps d’une femme comme productrice de vivant, reconnaissance que la gestation est une création de richesse. Il faut penser la libération au-delà de l’économie ultralibérale.
Je perçois, qui plus est, chez nombre de personnes opposées à la gestation pour autrui, un désir inconscient de conserver la sacralité de la maternité et le principe que l’on n’a qu’une seule mère. La gestation pour autrui les fait voler en éclat. Il faut défaire cette fable, ce mythe du monstre matriciel – Bellérophon et la Chimère, Œdipe et la Sphinge, Persée et la Méduse – qui, depuis la nuit des temps, accable l’humanité : la mauvaise mère, la « fantasmère », la mère toute puissante, toute la mère, on en a qu’une et elle est tout… Cette sacralisation de « la mère » renforce le patriarcat, à l’opposé de ma propre démarche au sein du MLF, qui était de libérer la femme dans la mère. Dans la gestation pour autrui, le géniteur et la génitrice représentent l’apport génétique (pas seulement biologique), et la gestatrice, l’environnement vivant et psychique ; la richesse de ce métissage est telle qu’il ne faut pas reléguer dans l’ombre la femme porteuse.
Là où les opposants à la gestation pour autrui discernent une dissociation, je vois une multiplication. Il y a des sociétés moins mononucléaires que la nôtre où les enfants grandissent dans des familles pluralisées. J’ai moi-même été élevée par ma mère mais aussi par ma grand-mère, ma sœur aînée et des marraines. La mère n’était pas toute puissante. Par ailleurs, la gestation pour autrui est aux antipodes du corps chosifié qu’ils évoquent. Un corps de femme, c’est-à-dire le premier environnement de l’être humain, ne peut en aucun cas être un outil ou un instrument. Une femme qui crée, qui procrée, est en état de gestation, avec son utérus, mais aussi avec sa tête et son cœur. Il y a de l’amour dans le fait d’accepter de porter un enfant pour une autre femme. Là, avec la gestation pour autrui, c’est un monde qui s’ouvre sur la sagesse des femmes, sur une économie du don.
Une femme « porteuse », en France, serait consentante et dirait : « Oui, je peux donner cet enfant à une femme, à un couple, je peux faire ce don ». C’est un don absolu. L’utérus a trop longtemps été la terre colonisée, exploitée, pillée par les monothéismes et par toutes les institutions androcentrées. L’accès des femmes à une compétence utérine délivrée de l’esclavage est une vraie révolution anthropologique, aussi importante que la révolution chrétienne en son temps.