« CE N’EST PAS LE POUVOIR QUI CORROMPT MAIS LA PEUR »

décembre 1991 | - - |
Aung San Suu Kyi

Il y a deux sexes. Essais de féminologie, Gallimard collection Le Débat, 1995 et 2004 (édition revue et augmentée), Poche Folio n°161, 2015 (édition revue et augmentée)

Article paru dans Passages n°43, décembre 1991, à l’occasion de l’attribution du prix Nobel de la paix à Aung San Suu Kyi.

 

Pour la sixième fois, le prix Nobel de la paix a été attribué, le 24 octobre 1991, à une femme, et pour la première fois, grâce à elle, à une Birmane.
Quelques mois auparavant, le 10 juillet, Aung San Suu Kyi s’était vu décerner le prix Sakharov du Parlement européen. Elle n’était pas là pour le recevoir. Le 10 décembre prochain, elle ne sera vraisemblablement pas là pour recevoir ce nouveau prix. Aung San Suu Kyi est « assignée à résidence », mais cette expression déguise en fait un isolement absolu, à Rangoon ou quelque part en Birmanie.
C’est avec une simplicité et une émotion extrêmes que Michael Aris, son mari, présente, dans un recueil de textes dont il s’est fait l’éditeur[1], celle dont la vie s’inscrit désormais dans un périple de Rangoon à Rangoon, traversant l’Inde, l’Angleterre, le Bouthan… comme une épopée, une légende, un destin exemplaire, non seulement pour le peuple birman, mais pour le monde des humains.
Aung San Suu Kyi naît en 1945 à Rangoon, capitale de la Birmanie, pas encore libérée de la domination britannique, et occupée par les Japonais. Son père, Aung San, grand résistant charismatique de la libération, est assassiné en 1947, avant que son pays n’accède à l’indépendance, le 4 janvier 1948.
Elle a quinze ans quand, en 1960, elle va vivre à New Dehli, en Inde, où, pour la première fois, une femme, sa mère, est nommée ambassadeur de son pays. Entre 1964 et 1967, elle fait des études de sciences politiques au St Hugh’s College d’Oxford dont elle est diplômée. Après quelques années au Secrétariat du « Conseil des questions administratives et budgétaires » de l’O.N.U., à New York, elle épouse, en 1972, le docteur Michael Aris, tibétologue britannique de l’université d’Oxford, spécialiste de la religion bouddhiste, d’un an son cadet, avec qui elle aura deux fils.
Jusqu’en 1988, elle poursuit ses études et voyage, en famille, du Bouthan au Japon, en repassant par l’Inde, tout en gardant Londres et Oxford pour ports d’attache.
Elle publie, en 1984, une biographie de son père, Aung San de Birmanie, précisant ainsi une image de celui dont elle n’a qu’un souvenir très flou, mais dont elle pressent qu’il est presque inévitable qu’elle lui succède dans les espoirs et les attentes des Birmans : « chez la fille comme chez le père, il y a une extraordinaire concordance entre légende et réalité, paroles et actes »[2].
En 1988, alors qu’elle vient d’être admise à soutenir une thèse de doctorat sur la littérature birmane à l’Ecole des études orientales et africaines de l’université de Londres, et qu’elle rêve et projette de créer une bourse d’études internationales pour les étudiants birmans et un réseau de bibliothèques publiques en Birmanie, elle doit rentrer précipitamment dans son pays, après vingt-huit ans d’exil. Dan Khin Kyi, sa mère, âgée de soixante-dix ans, est gravement malade. Elle la soignera jusqu’à sa mort, en décembre 1988.
L’organisation des funérailles de la veuve du héros national, le 2 janvier 1989, auxquelles assistent d’immenses foules, sera la seule occasion où les autorités gouvernementales coopéreront avec Aung San Suu Kyi.
En rentrant chez elle, ce n’est pas seulement sa vieille mère qu’Aung San Suu Kyi trouve très malade, mais la Birmanie tout entière. Autrefois, grenier à riz de l’Asie, aujourd’hui République socialiste en pleine insurrection politique, le pays est économiquement saigné à blanc, ruiné, affamé, par l’incompétence et la corruption de la junte militaire « révolutionnaire », et idéologiquement déchiré entre plusieurs minorités ethniques en mal d’autonomie.
Les Français connaissent peu ce pays de quarante millions d’habitants, un quart plus grand que la France, bordé à l’ouest par l’Inde et le Bangladesh, à l’est par la Chine et la Thaïlande, et qui se déroule des montagnes de l’Himalaya au nord à la mer tropicale d’Andaman au sud. Pris en tenaille entre l’économie communiste des armes, et l’économie capitaliste de la drogue, c’est un des pays les plus pauvres et un des régimes les plus oppresseurs du monde. Interdit depuis plus de trente ans aux journalistes et aux organisations humanitaires, la torture, l’insécurité, la misère, la peur y règnent. Les porte-parole de l’association France-Birmanie insistent sur la progression galopante de la prostitution, avec en prime tous les dangers qui y sont liés, en l’absence de contrôle prophylactique. La dévastation des forêts tropicales s’accompagne d’une culture intensive du pavot (90% de la consommation d’héroïne des Etats-Unis), pour acheter des armes de plus en plus sophistiquées à la Chine. Cette narco-dictature, socialiste hyper-nationaliste, réprime, le 8 août 1988, dans un bain de sang, une insurrection civile.
Un tel état des lieux actualise l’intuition d’Aung San Suu Kyi inscrivant, entre Michael Aris et elle, cette « faveur », cette promesse, au moment de leur mariage : « Je ne demande qu’une chose, que tu m’aides à remplir mon devoir envers mon peuple, s’il a besoin de moi ».
Celle qui est restée fidèle à son identité principale, aux valeurs et à la langue de son pays d’origine au point de refuser d’abandonner la citoyenneté birmane et son passeport, malgré son mariage avec un Anglais, ne peut que se vouloir digne de son lourd héritage : « En tant que fille de mon père, je ne pouvais rester indifférente face aux événements qui se produisaient chez nous ; en effet, cette crise nationale peut être qualifiée de deuxième lutte pour l’indépendance »[3].
Depuis quelques mois, tous les types de dissidents au régime affluaient chez elle dans la maison où elle soignait sa mère. Le 26 août 1988, dans la pagode de Shwedagon, haut lieu symbolique du Bouddhisme birman, elle prend la parole en public pour la première fois, devant plusieurs centaines de milliers de personnes. Puis elle parcourt pendant des mois son pays soumis à la loi martiale, insistant sans relâche pour que le principe premier de la Ligue nationale pour la démocratie, qu’elle a co-fondée et dont elle est le leader, soit une lutte non-violente en faveur des droits de l’homme et de la démocratie et « s’adressant à tous les habitants comme on ne l’avait pas fait depuis longtemps, c’est-à-dire comme à des individus dignes d’amour et de respect »[4].
Le 20 juillet 1989, elle sera arrêtée et assignée à résidence comme la plupart des membres de la Ligue. Mais, malgré une campagne de diffamations xénophobes, son parti remportera plus de 80% des voix aux élections. « Ce vote aura été un plébiscite personnel… Elle était devenue l’objet d’un culte de la personnalité qu’elle était la première à dénoncer. La loyauté envers les principes, répétait-elle souvent, est plus importante que la loyauté envers les individus »[5]. De ces 80% des voix, la junte militaire ne tiendra aucun compte.
Tout prédisposait cette femme sereine, celle qui « au moment où une activité militante frénétique se déroule dans sa maison, continue d’en faire un havre d’amour et de bienveillance »[6], celle qui pendant de nombreuses années endosse l’essentiel des responsabilités familiales afin que son mari puisse mener librement ses recherches, l’aidant, l’encourageant dans son travail, tout prédisposait Aung San Suu Kyi à sacrifier, dans la souffrance, la paix familiale, pour devenir, par fidélité à ses héritages mythiques, cette héroïne « indomptable », cette sage, cette mère courage d’un peuple tyrannisé : l’héritage parental, paternel mais aussi maternel, masculin mais aussi féminin (selon une tradition politique désormais enracinée en Asie, d’Indira Gandhi à Benazir Buttho), la culture et la religion bouddhique, la culture des démocraties occidentales fondée sur l’esprit de liberté des Nations Unies et les principes des droits de l’homme, enfin et surtout, l’imprégnation par la pensée du Mahatma Gandhi.
L’analyse qu’Aung San Suu Kyi fait dans Se libérer de la peur, des racines de ce mal, dévoile sans équivoque que la peur reste universelle, là-bas, ailleurs ou ici- maintenant : « Ce n’est pas le pouvoir qui corrompt mais la peur. La peur de perdre le pouvoir corrompt ceux qui l’exercent, et la peur des matraquages du pouvoir corrompt ceux qui y sont soumis ».
Vaclav Havel, qui a proposé Aung San Suu Kyi pour le prix Nobel de la paix, a longuement analysé la peur en régime socialiste, « la peur non pas au sens psychique courant, à savoir comme une espèce d’émotion concrète », mais « une peur plus profonde… qui a un sens éthique »[7]. A la peur des procès, de la torture, de la perte des biens, de la déportation, à ces formes brutales d’oppression ont succédé des formes plus fines. Le poids principal de cette pression s’est déplacé dans la sphère des conditions d’existence où elle devient, dans un certain sens, plus universelle : « Chacun peut perdre quelque chose, aussi chacun a-t-il des raisons d’avoir peur »[8].
La grande peur de l’an 2000, comme celle de l’an 1000, la peur d’aujourd’hui, c’est la peur de la pensée et de la science, la peur de l’étranger, la peur de l’autre, la peur verte[9], la peur brune, la peur des femmes, la peur misogyne, la peur qui ruine les libertés fondamentales  et les droits inaliénables et sacrés de tout être humain, quelques soient son origine, sa religion, sa nationalité, sa croyance et son sexe. Ici, en Occident, de l’Autriche à La Louisiane, en passant par la Wallonie et la Scandinavie, elle fait naître des chefs à l’image de Mussolini.

Si la peur, d’Est en Ouest, peut être aujourd’hui considérée comme universelle parce que simplement humaine, alors la fidélité à soi, le respect de l’autre, l’effort inlassable, la résistance acharnée, l’action humblement quotidienne, le sens des responsabilités, de la dignité, la sagesse d’Aung San Suu Kyi « l’indomptable » peuvent aussi devenir, par sa lutte exemplaire, des vertus universelles, elles aussi simplement humaines.
L’ascèse quotidienne par laquelle, chaque jour dans l’épreuve, le courage et la sagesse triomphent de la peur et de la folie destructrice, c’est le don non-violent qu’Aung San Suu Kyi fait, à nous et au monde, et que nous devons savoir accepter pour tenter de l’arracher à l’ombre et au silence de sa prison, et la rendre à ceux qui l’aiment et ont besoin d’elle. Comme des enfants qui auraient peur du noir, en ces sombres temps, le parler de Suu Kyi nous éclaire.
Prisonnière politique depuis juin 1989, elle a vu son mari pour la dernière fois en décembre de la même année, et la dernière lettre que sa famille a reçue est datée du 17 juillet 1990. Aujourd’hui, l’inquiétude sur son sort est immense. Trois membres de l’association Médecins du monde ont tenu à déclarer à la presse, le 19 octobre dernier, que « nul ne sait en réalité où elle est détenue ».

 

[1] Aung San Suu Kyi, Se libérer de la peur, Paris, Ed. Des Femmes, 1991.

[2] Michael Aris, « Présentation d’Aung San Suu Kyi » (Se libérer de la peur, op. cit.).

[3] Aung San Suu Kyi, Se libérer de la peur, op. cit.

[4] Michael Aris, « Présentation d’Aung San Suu Kyi », art. cité.

[5] Ibid.

[6] M. Aris, op. cit.

[7] Vaclav Havel, Essais politiques, Paris, Calmann-Lévy, 1990, et L’amour et la vérité doivent triompher de la haine et du mensonge, Paris, Ed. de l’Aube, 1990.

[8] Dominique Lecourt, Contre la peur, Paris, Hachette, 1990.

[9] Le Monde du 19 octobre 1991.

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