CES ÉCRITS PAR VOIX DE FEMMES
Géni(t)alité. Féminologie IV, des femmes-Antoinette Fouque, 2023
En décembre 1980, Antoinette Fouque invente les premiers « livres parlants » de la collection pionnière « écrire-entendre », qui deviendra « La Bibliothèque des voix » : des textes lus par leurs auteurs/trices ou des comédien(ne)s.
1) « Ces écrits par voix de femmes » : texte de présentation de la collection.
2) « Mise en échos » : extraits d’un entretien sur la collection.
Texte publié dans des femmes en mouvements hebdo n°53/54 d’août 1981.
Je voulais dédier ces premiers livres-parlants à ma mère, Vincente. À quatre-vingt-deux ans, elle dit avoir souffert toute sa vie, et souffrir encore de n’avoir pu aller à l’école apprendre à lire et à écrire. Fille aînée d’immigrants, elle avait à lire sans savoir.
Ces premiers livres parlants, je les donne aussi à ma fille Vincente. A dix-sept ans, elle se plaint encore de ne pas arriver à lire et de devoir lire sans pouvoir.
À toutes celles soumises aux innombrables servitudes, aux multiples travestis, qui, entre interdit et inhibition, ne trouvent ni le temps, ni la liberté de prendre un livre.
À nous, entre plus de deux âges, souvent encore errantes, toujours migrantes, déjà mutantes, femmes en mouvements, ces écrits par voix de femmes pour prendre, apprendre et reprendre ces signes.
Et ainsi, mots à rythmes, lignes à souffles, ponctuations à sons, de l’une à l’autre langue, l’apprentissage passe : de la bouche à la forme et de l’entendu au juste, pas à pas, phrase à phrase, de prochaine à lointaine, d’ici à autrefois, ainsi peut-être se dénoue et s’apaise la vieille rancune, se résout l’ancien conflit, amour et haine, se déjoue l’oppression mortelle ; et de partagées nous instruit partageantes, la trame vivante d’un texte inédit où la main et la voix, l’oreille et le regard s’enlacent et se déprennent.
Mises en échos
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Restituer le corps vocal, le corps chantant du texte,
c’est redonner du corps au texte, du corps vivant, parlant,
c’est rendre du texte au corps,
c’est mettre en écho.
Un geste de juste retour : ouvrir le monde de la culture à celle qui en a été exclue, rendre le langage à celle qui l’a donné.
J’ai une mère qui ne sait ni lire ni écrire, et qui m’a toujours raconté quand j’étais enfant que la plus grande liberté de sa vie avait été le cinéma parlant. Enfin, elle n’avait plus besoin d’aller au cinéma avec quelqu’un pour lui lire les cartons. Enfin, elle entrait dans le roman parlé, dans le romanesque parlant. Et à partir de cet instant le monde de la culture lui était ouvert.
Un geste pour briser l’interdit, un geste de lutte contre cette condition d’analphabètes qui continue d’être faite aux femmes, lors même qu’elles savent lire et écrire.
Ma mère n’est pas allée à l’école parce qu’elle était d’une famille d’émigrants, parce qu’elle devait élever ses frères et sœurs ; parce qu’on avait envoyé ses frères à l’école, mais pas elle.
Et cela, c’est une situation qui est toujours faite aux femmes. Même pour celles qui vont à l’école, il y a toujours un reste : parce qu’elles sont déléguées au nourrissage, vouées à prendre en charge, à s’occuper de. Et à ne pas s’appartenir. Dans la vie d’une femme qui est professeur et qui a des enfants, il arrive un moment où elle ne lit plus, où elle a d’autres tâches. Elle qui a fait le choix de produire avec son corps – et cette fonction du corps est une véritable production, pas une reproduction, pas un simple maintien de l’espèce -, elle est taxée. Taxée par la Société qui lui interdit une certaine voie du côté du langage. Tu veux le corps, alors tu paieras du côté du langage parce qu’on ne peut pas tout avoir. Si des femmes qui savent lire et écrire, n’ont pas le temps de lire, c’est parce qu’il reste toujours quelque chose de cet interdit fait à leur mère, c’est que leur corps parlant continue d’être grevé de cet impôt pris sur lui : le langage.
Un geste pour articuler la fonction du corps et celle du langage.
Une voix vient, se fait entendre : le langage ici se réarticule au corps dont il a été chassé. Il ne s’agit rien moins que de redonner sa voix au texte, la voix qui l’habite quand la personne, de sa main, travaille à ce texte. Et cette personne n’est ni personnage, ni auteur, mais la voix même. S’il est vrai qu’on peut lire des yeux, on peut aussi écouter les mots. La matière verbale n’est pas seulement graphique, mais aussi vocalique. On a beaucoup parlé de l’écriture. Et cependant, on n’entend pas tout quand on lit des yeux, on ne voit pas tout le champ sémantique, morphologique, tout le champ de la langue, son chant aussi.
Restituer le corps vocal, le corps chantant du texte : fondamentalement, c’est redonner du corps au texte, du corps vivant, du corps parlant ; c’est rendre du texte au corps.
Une « mise en écho ».
Les femmes se reconnaissent, s’entendent l’une l’autre, l’une avec l’autre. Écho est notre Narcisse. Et cette étape est fondamentale, structurante, c’est un stade, le stade de la voix.