LA PSYCHANALYSE A-T-ELLE RÉPONSE AUX FEMMES ?

Il y a deux sexes. Essais de féminologie, Gallimard collection Le Débat, 1995 et 2004 (édition revue et augmentée), Poche Folio n°161, 2015 (édition revue et augmentée)

Entretien avec Emile Malet paru dans Passages n°37, avril 1991, « La psychanalyse a-t-elle réponse à tout ? ».

 

Passages : Commençons par le début, si je puis dire, quel est votre apport personnel à la psychanalyse ?

A.F. : Mon apport résiderait dans l’insistance de quelques questions posées à la théorie analytique ; questions qui ne sont pas sans porter en elles des amorces de réponses, bien sûr. Par exemple, pourquoi le seul discours scientifique sur la sexualité, le discours psychanalytique, affirme-t-il, de Freud à Lacan, qu’il n’y a qu’une libido, et qu’elle est d' »essence mâle » ou « phallique », alors que manifestement il y a deux sexes dans la réalité ? Ce monisme phallique, contaminé plus que les analystes eux-mêmes ne veulent le considérer, par le vir – le phallus étant bien souvent confondu, dans la théorie même, avec le pénis – n’obéirait-il pas davantage au principe de plaisir qu’au principe de réalité ? Ainsi, ce qu’il est convenu d’appeler l’ordre symbolique se fonderait sur un déni de la réalité : une seule libido, mâle, pour les hommes et les femmes ! Ce monophallisme n’est pas sans évoquer les monothéismes. La théorie psychanalytique procéderait-elle donc davantage d’un mode de pensée religieux que scientifique ?
Cela entraîne toutes sortes de conséquences, pour ne pas dire d’effets pervers. Par exemple une impossibilité de décrire la sexualité des femmes autrement que comme châtrée – phallicité négative -, ou de la désigner comme féminine, or le féminin est un genre attribuable aussi bien à un homme. Il m’est longtemps venu de dire que la féminité était un travesti, et en tout cas, connotée justement par Freud de passivité, elle renvoie au registre anal de la sexualité ; elle est donc prégénitale.
Ainsi enkystée dans la prégénitalité, pour les hommes aussi, j’en reparlerai, la théorie psychanalytique est prise dans une attraction régrédiente du phallique vers l’anal, dans une fixation phallique perverse, qui lui interdit fortement d’élaborer une théorisation de la génitalité, puisque la génitalité est nécessairement hétérosexuée.
Autre conséquence perverse : la névrose hystérique comme envers de la perversion phallique. Mais, si le discours du maître s’éclaire par régression du discours de l’hystérique -l’hystérie étant la prise à bail de l’utérus par le phallus -, pourquoi ne s’éclairerait-il pas, par progression, du discours des femmes ? Se soumettre au principe de réalité devrait faire progresser le discours psychanalytique en permettant d’élaborer une théorie de la génitalité, laquelle ne peut être, comme on le sait qu’hétérosexuée. Étrangement les femmes psychanalystes qui travaillent avec, ou à travers leurs analysantes, sur une sexualité commune, continuent à affirmer théoriquement ce « ne… que » (« Il n’y a qu’une libido » et « il n’y a de jouissance que du phallus »). Est-ce pour ne pas risquer de perdre l’amour du père, ou une place dans telle ou telle de ses maisons institutionnelles ?
Le droit des femmes au symbolique, donc des hommes et des femmes à un « ordre dialogique », permettrait peut-être de mieux entendre ce qu’il en est, ou pas, du rapport sexuel. Mais ce droit des femmes au symbolique exige de considérer que, puisqu’il y a deux sexes, il y a deux libidos, et que toute femme est porteuse d’une libido à soi. Il y a quelques vingt ans, je l’appelais « libido 2 », mais après tout, puisqu’il s’agit bien d’une libido utérine, d’économie matricielle, elle pourrait aussi bien, d’être primaire, princeps, originaire pour les deux sexes, se nommer « libido 1 ».

 

Passages : Voulez-vous dire que la psychanalyse est une science de l’homme ?

A.F.: La théorie, ou plutôt le discours psychanalytique, a été de fait élaboré par l’homme Freud, vir et homo sapiens à la fois, à partir de la parole de jeunes femmes qualifiées d’hystériques ; mais l’écrivain Freud a en partie refoulé le sujet femme de cette parole, puisque, parti des  Etudes sur l’hystérie, puis conjuguant rêve et hystérie dans Dora, il a finalement donné pour voie royale à l’inconscient, « le rêve et son interprétation », se prenant lui-même alors le plus souvent comme objet d’étude, et sa névrose obsessionnelle masculine fondant le savoir psychanalytique.
Le refoulement de l’hystérie, elle-même trace de la forclusion de l’utérus, se lit en plus d’un lieu de l’œuvre freudienne. Freud reconnaît lui-même n’avoir pas su tenir compte de l’homosexualité de Dora, et s’être trompé dans l’interprétation du transfert ; ailleurs, lors de l’analyse de la poétesse Hilda Doolittle, il refuse d’assumer la position maternelle dans le contre-transfert. On sait aujourd’hui qu’il a peu travaillé, dans son auto-analyse, son rapport à sa mère, et que dans la rédaction définitive de ses notes de séances de l’homme aux rats, il a massivement refoulé les références au maternel ; enfin que son envie du matriciel, si elle apparaît dans un des rêves clefs de L’interprétation, celui dit de « la préparation anatomique », elle ne donne lieu à aucune élaboration de sa pulsion utérine, de son être femelle, que celle d’une métaphore cryptée. Or, si le refoulement est un des concepts fondamentaux de la psychanalyse, sa clef de voûte peut-être, la forclusion du corps de la mère, comme celle du nom du père conceptualisée par Lacan, peut, elle aussi, être génératrice de psychose : ce qui est forclos du symbolique fait retour dans le réel.
Bordant l’en deçà et l’au-delà de la problématique phallique-anale, qui occupe pratiquement tout le champ de la théorie analytique, la sexualité des femmes pourrait s’élaborer d’une articulation oro-génitale. L’écrivain prédateur de la cure de parole inventée par Anna O., est mort d’un cancer de la bouche qui l’a réduit au mutisme à la fin de sa vie ; il avait eu le projet de faire une théorie de l’oralité ; ce projet a peut-être avorté du fait que le travail du prénatal, de la grossesse, du corps sexué, de la chair pensante des femmes comme lieu de production du vivant-parlant, a été forclos de la science de l’inconscient. Si j’osais, je dirais que la pulsion épistémophilique a dégénéré, pour s’écrire, en pulsion épistémophallique, aux dépens d’une avancée analytique et conceptuelle, où le fils se serait affranchi géni(t)alement d’une mère fantasmée comme toute-puissante. Car les fils paient cher de vouloir être aimés d’un amour sans ambivalence, de vouloir se prendre pour Dieu, et de rester ainsi rivés à Elle, la mère, de pères en fils, au lieu de reconnaître qu’ils sont nés de simples femmes, et que comme elles, ils sont des êtres humains, ni plus ni moins, mais parfois géniaux.
Le mono-phallo-théisme a peut-être été un progrès spirituel, mais au prix d’une misogynie telle qu’il apparaîtra de plus en plus comme un facteur de sclérose, de fixation perverse, et d’appauvrissement pour l’humanité. Le lien vital au matriciel, forclos du symbolique, fait retour dans le réel comme dépendance à la mère archaïque, et la misogynie, peur et haine, éprouvées par des hommes à l’égard des femmes, rend caduque le contrat humain.

 

Passages : Quel est alors, selon vous, le travail à faire en psychanalyse pour sortir de cette impasse ?

A.F. : Il est urgent de laïciser, de démocratiser la théorie psychanalytique, c’est-à-dire non seulement de faire une place à la mère dans la maison du père, mais de s’affranchir de la prégénitalité et de la dépendance infantile. Loin de vouloir détruire le corps de la construction freudienne, admirable en ses fondations et son faîte, de la cave au grenier, il s’agirait de le restaurer en certains points, et de l’agrandir de quelques pièces supplémentaires indispensables. Du côté des généalogies, des actes de naissances, des noms propres, des liens de familles, il est temps de reconsidérer la fonction matricielle, la responsabilité maternelle, la place du sujet-femme dans cette maison ; en un mot, penser l’après-patriarcat pour s’inventer hommes ou femmes, mais ensemble.
Le travail à faire, c’est donc l’anamnèse de cette relation d’inconnu, c’est l’élaboration de ce lien vital au matriciel. Au-delà de l’envie, reconnaître la capacité de rêverie de la mère, avec Bion, ou mieux, la pulsion de connaissance, la capacité d’autre d’une femme, c’est parvenir à la gratitude, c’est déjà s’approcher de ce qu’on pourrait appeler penser. C’est peut-être commencer à passer d’un mode de penser religieux ou trop souvent obscurantiste à un mode de penser scientifique et éthique.
L’expérience symbolisable, virtuelle ou réelle, de la grossesse s’éprouve en chaque femme comme travail intime du soi et du non-soi. Elle est le modèle de toute greffe réussie, d’un « penser à l’autre », d’un « entre-nous » hétérogène, d’une tolérance à la jouissance de l’autre, d’une hospitalité à un corps étranger, d’un don sans dette, d’un amour du prochain, d’une promesse à tenir, d’une espérance charnelle que désavoue tout narcissisme absolu, tout un-dividualisme totalitaire, tout racisme. Ces capacités spécifiques peuvent se transmettre, se partager dans la co-création homme-femme qu’est la procréation humaine.
Il est temps d’en finir avec la misogynie, il est temps que la connaissance, la gratitude et la pensée tentent de triompher de la relation d’inconnu, de l’envie et de l’obscurantisme quant aux femmes. Il est temps d’en finir avec le fantasme du « continent noir ». Une éthique des femmes rejoindrait, pour l’avoir inspirée, celle des poètes-pensants, Rimbaud, Rilke… Paul Celan, dans son Discours de Brême, rappelle que « penser » et « remercier » ont en allemand la même origine, en écho à Heidegger pour qui le mot « pensée » renvoie au « domaine d’être de ‘Mémoire’, ‘Recueillement’, ‘Reconnaissance’[1] ».

 

[1] Martin Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, Paris, Quadrige, PUF, 1959, p.160.

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