DIX ANS APRES PEKIN
Gravidanza. Féminologie II, des femmes-Antoinette Fouque, 2007 (Poche, 2021)
Entretien avec Robert Toubon et Marie-Claude Tesson-Millet pour la revue Équilibres et Populations, le 11 janvier 2005
Équilibres & Populations – Dix ans après Pékin, plus de trente-cinq ans après la création du MLF, quel regard jetez-vous sur la situation des femmes dans le monde ?
Antoinette Fouque – Malgré des avancées incontestables ces trois dernières décennies, le constat négatif reste affligeant. Dès 1990, dans un article publié par la revue Esprit, l’économiste indien Amartya Sen a été le premier à parler des « missing women », plus de cent millions de femmes qui manquent à l’appel, en insistant sur le fait qu’il s’agit « d’un des problèmes les plus importants et les plus méconnus auxquels le monde doit faire face ». Mais lorsqu’en 1998 il a reçu le prix Nobel d’économie pour ses travaux sur l’indicateur de développement humain, rien n’a été dit de ce que je n’hésite pas à nommer un gynocide permanent.
Aujourd’hui encore, le déficit démographique résultant de la véritable guerre menée contre les femmes ne semble pas émouvoir grand monde. L’indifférence est toujours de mise. Par ailleurs, au plan économique, 75% des pauvres d’entre les pauvres sont des femmes.
Pourtant, si les femmes ne détiennent que 1% des richesses mondiales et ne perçoivent que 10% des revenus, ce sont elles qui produisent les deux tiers des richesses mondiales. À l’occasion du Sommet de la Terre, à Rio en 1992, Gro Harlem Bruntland, qui en était la secrétaire générale, avait bien mis en avant le rôle dynamique des femmes, considérées jusque-là comme des bénéficiaires des changements, alors qu’elles en sont bel et bien les actrices essentielles. Ce qui m’avait frappée à Rio, c’était le décalage entre l’immense intérêt suscité par le forum Planète Femmes, que nous y avions organisé avec des amies du monde entier, et le fait que parmi ceux qui se préoccupaient d’environnement, personne ne disait que le premier environnement de tout être humain, c’est le corps maternel, c’est un corps de femme. Quelqu’un a-t-il jamais songé à un « Kyoto » pour le corps des femmes, alors que pourtant c’est bien là que se joue la santé de l’humanité ? Quel est l’avenir d’un embryon qui grandit dans un corps de femme maltraitée, mal nourrie depuis la naissance, blessée, battue, violée… ? Qu’est-ce que cette humanité fabriquée, génération après génération, dans des corps martyrisés ? Qu’est-ce que ce véritable massacre in utero perpétré dans le plus profond silence ?
Équilibres & Populations – À quoi attribuez-vous ce silence sur le sort fait aux femmes ?
A.F. – Parler des violences faites aux femmes, c’est aussi désigner les bourreaux… Mais il faudra bien que les hommes comprennent qu’il est de leur propre intérêt de faire cette révolution d’écologie humaine, et au plus vite.
J’ai très tôt conceptualisé, il y a trente ou quarante ans, à partir de mon expérience de la grossesse, que la racine inconsciente de la misogynie, c’est l’envie de l’utérus, sur quoi se fonde le phallocentrisme, c’est-à-dire la culture, l’idéologie, la politique, la sexualité misogynes. L’envie de la compétence, de la pulsion de vie des femmes. Tous les monothéismes fonctionnent sur cette envie et sur l’obsession du contrôle de la procréation.
Équilibres & Populations – Comment en arriver à cette « révolution d’écologie humaine » dont vous parlez ? Par la politique, les lois… ?
A.F. – Il faut d’abord une prise de conscience et un mouvement mondial ; les lois viennent après, sous la pression, pour nommer ce qui est interdit et ce qui est permis, pour dire les limites, et permettre d’autres luttes. Mes amies féministes prétendent que protéger les femmes, c’est limiter leurs droits… Il faudra pourtant bien trouver une ligne juste entre la libre disposition de leur corps par les femmes et le fait que, cependant, elles sont en charge de l’humanité, de la création des enfants. Au niveau de la planète, oui, les femmes ont besoin de protection, parce qu’elles ont une fonction très particulière dans l’humanité.
Équilibres & Populations – L’humanité vit sous un régime d’économie libidinale masculine.
A.F. – Les femmes du monde entier ont parfaitement conscience de cette situation. Ce qui se passe en Afrique avec le sida est tout à fait caractéristique : aux hommes, la liberté sexuelle, aux femmes, la soumission totale aux maris qui les contaminent, sans qu’elles aient même la possibilité de le dire, sinon ce seraient elles qui seraient stigmatisées. La réalité, c’est qu’elles n’ont aucun droit et qu’elles ne peuvent que subir l’économie sexuelle de leurs maris.
Équilibres & Populations – On sait les conséquences de cette situation en Afrique subsaharienne. Mais qu’en sera-t-il demain, si la Chine et l’Inde, où les droits des femmes ne sont pas mieux respectés puisque c’est là que se recrutent l’essentiel des femmes manquantes, connaissent la même évolution de la pandémie ? Car là, on parle de la moitié de l’humanité…
A.F. – C’est effectivement une perspective qu’il ne faut pas exclure, puisque l’humanité tout entière, Asie comprise, vit sous une économie libidinale masculine où les femmes ne sont considérées que comme des instruments et des marchandises. Une amie qui vit à Bangkok, où elle a ouvert un centre pour venir en aide aux petites filles, me racontait qu’elle voyait arriver du nord du pays des petites filles de huit ou dix ans, violées, prostituées et contaminées par le sida : on avait vendu leur virginité à des hommes infectés. Sans parler des femmes qui sont enceintes et dont les enfants séropositifs peuplent les orphelinats, en Inde et ailleurs.
Le corollaire de cet hyper libéralisme est, ici, le libertinage où les femmes ne sont pas considérées comme des personnes, et où leurs corps circulent comme des marchandises. À l’ONU, les tenants de politiques régressives disent combattre la traite et « réglementer » la prostitution. Du point de vue éthique, la prostitution n’est pas différente de la traite. La philosophie distingue un ustensile et un organe, or une prostituée ne loue pas son vagin comme un outil de travail, c’est son corps qui est en jeu, le corps intérieur, le corps intime. Vandana Shiva, la grande combattante pour l’écologie mondiale, écrit : « Les terres, les forêts, les océans, l’atmosphère : tout a été colonisé… Le capital en quête de nouvelles colonies à envahir ou à exploiter va s’attaquer au corps intérieur des femmes, des plantes et des animaux ». C’est avec la réglementation de la prostitution qu’on en arrivera à tout contractualiser et à tout marchandiser. Plus rien n’échappe à la question de l’offre et de la demande. Et l’ustensilisation s’accompagne d’une virtualisation extrême, d’une dématérialisation, c’est-à-dire d’une déshumanisation.
Équilibres & Populations – Et le 8 mars prochain, journée Internationale des femmes, qu’en penser ?…
A.F. – Les femmes se sont suffisamment battues pour obtenir cette journée symbolique, et il est évident que ce qui existe vaut mieux que ce qui n’existe pas. Mais il est clair que, globalement, il y a eu régression depuis 1995, sous la poussée des islamistes et, par réaction, sous celle des évangélistes d’outre-Atlantique, qui ont envahi l’Amérique latine et l’Afrique.
Aujourd’hui, il s’agit de refonder une laïcité modernisée à partir de la parité. À travers une laïcité prenant en compte l’égalité entre les hommes et les femmes (ce qui n’était pas le cas jusqu’ici), la France peut faire figure de championne des droits des femmes, et proposer un nouveau modèle contre les fondamentalismes et les cultures traditionnelles.
Équilibres & Populations – Les Européennes ont intérêt à dire oui à la Constitution.
A.F. – L’Europe a fait avancer les droits humains comme aucune démocratie dans le monde jusqu’ici ; on a vu à Pékin quels espoirs les femmes du monde entier fondaient sur le modèle européen de l’égalité entre les hommes et les femmes. C’est pourquoi les femmes d’Europe ont intérêt à dire oui à la Constitution, pour elles, et pour les femmes des autres continents.
Équilibres & Populations – En même temps, on n’a jamais autant entendu parler, en tout cas chez les bailleurs de fonds, qu’ils soient nationaux ou multilatéraux, des femmes et du genre…
A.F. – C’est qu’il a bien fallu entendre les quelques 40 000 femmes qui s’étaient retrouvées à Pékin ! D’autant que chacune ou presque avait une ONG derrière elle. Michel Rocard m’a dit un jour qu’en Afrique, 95% des associations étaient créées ou menées par des femmes.
Équilibres & Populations – Comment arriver à libérer cette extraordinaire énergie ?
A.F. – Les femmes sont aujourd’hui accablées, empêchées d’être, par un triple fardeau : une fécondité qu’elles n’ont pas choisie, des richesses qu’elles créent pour l’essentiel et dont elles sont privées, des droits élémentaires qu’on leur dénie. Or, pour peu qu’on les y encourage, elles seraient parfaitement à même de retourner ce triple fardeau en une triple dynamique, que j’appelle les 3 D, dont elles seraient le cœur battant : Démographie, Développement, Démocratie – l’une ne pouvant pas aller sans l’autre, les trois formant une véritable tresse. Par exemple, la démographie seule se limite au taux de fécondité, mais si vous liez les trois termes, il y aura bien dynamique de changement car la démocratie induit le libre choix et le développement implique moins d’enfants pour moins de bouches à nourrir.
La démographie doit prendre ainsi en charge la santé génésique, l’éducation, le corps comme environnement et toute la pensée du corps ; c’est un basculement d’économie qui s’opère. Une femme qui sait lire apprend à lire à tout le village, un homme qui sait lire émigre ailleurs. Les femmes restent et assainissent le lieu où elles vivent.
Équilibres & Populations – Que faire pour que les budgets d’aide au développement aillent dans ce sens, au niveau national comme au niveau européen ?
A.F. – Il faudrait déjà que les pays donnent ce qu’ils ont promis, notamment après la Conférence du Caire. Lorsque j’étais au Parlement européen, je me souviens que les députés hollandais ont exigé, sous menace de démission, que leur gouvernement tienne parole ; et ils ont eu gain de cause. Mais ici, il faut bien constater que la plupart des députés ne s’intéressent pas à ces questions.
Et puis, il faudrait aussi aider les pays du Sud à s’entraider pour mieux savoir formuler leurs demandes, car on voit trop souvent des lignes budgétaires inexploitées pendant des années, alors que les fonds sont disponibles. Et d’abord les aider à comprendre l’intérêt du développement pour et par les femmes, puis à élaborer des politiques dans ce domaine.
Il y a des manières de penser des passerelles entre la disponibilité, la pauvreté des femmes et les besoins, même dans les démocraties avancées. Au niveau de l’Europe, nous manquons d’aides aux personnes âgées ou handicapées et de nourrices pour les mères qui voudraient travailler. Grâce à des partenariats entre pays, on pourrait proposer l’exercice de ces professions à des femmes qui sont acculées à se prostituer chez elles. On a besoin des femmes, partout.
Équilibres & Populations – Encore faudrait-il qu’il y ait une pensée dans ce domaine…
A.F. – Précisément. Même Amartya Sen en reste au constat. Comme cela s’est passé au siècle des Lumières, il faudrait quand même arriver à proposer une pensée pour l’humanité du troisième millénaire. Une pensée qui sorte enfin les femmes d’un esclavage qui, pour elles, n’a jamais été aboli puisqu’il n’est même pas question, encore aujourd’hui, de pouvoir le nommer comme tel : un esclavage sexuel dans lequel les femmes ne sont faites que pour donner du plaisir et des enfants aux hommes, et selon l’économie qui convient à ces derniers.
Si la compétence, que j’appelle la libido creandi, la capacité créatrice des femmes, est intégrée à l’ordre symbolique, paritaire, homme/femme, alors on pourra s’apercevoir que depuis l’origine de l’espèce, les femmes ont une double fonction dans l’évolution biologique, génétique et civilisationnelle : en même temps qu’elles reproduisent les générations, elles inventent la civilisation sur un certain mode. Il s’agit d’élaborer une théorie de la génitalité, cette capacité, et pour l’homme et pour la femme, de « donner, de recevoir, de rendre », et pour cela, il faut la reconnaissance d’un sexe par l’autre et les deux ensemble. On sort de l’espace de la guerre (ou de la paix), on accède à la sphère de la « majorité » dont parle Kant pour les Lumières. Je n’ai cessé de le dire depuis trente-cinq ans : il y a deux sexes, homme et femme. Je pense qu’il faut un nouveau contrat humain. L’expérience de la génitalité femelle, avec la fonction génésique et la gynéconomie, est jusqu’ici restée forclose et non intégrée au symbolique, alors que c’est elle qui peut ébranler le phallocentrisme.
Concrètement, l’université des Nations unies, qui se trouve à Tokyo, pourrait être chargée de la mission de produire, avec l’aide de quelques personnalités compétentes, une pensée efficace qui, traduite en actions, permettrait de libérer la créativité des femmes.
Équilibres & Populations – Dans l’immédiat, et s’agissant des droits des femmes, nous avons inscrit dans nos objectifs de plaidoyer la mise en œuvre effective de la Convention sur l’élimination de toutes les discriminations à l’égard des femmes (CEDEF/CEDAW), que pratiquement tous les pays (sauf les Etats-Unis) ont ratifiée, mais sans passer véritablement aux actes : pourquoi ne pas en faire, au titre de la bonne gouvernance, une des conditionnalités de l’aide au développement ? Certes, il y a loin du changement des lois au changement des mœurs, mais cela donne déjà une base aux luttes des femmes…
A.F. – En 1993, à la Conférence des Nations unies sur les droits de l’homme, j’ai obtenu du Secrétaire général qu’il fasse inscrire dans la Déclaration universelle que les droits des femmes font partie intégrante des droits de l’homme. « C’est quand on a des droits égaux que les luttes commencent », disait Marx, mais encore faut-il que les droits soient reconnus. J’approuve donc tout à fait votre démarche. Et je vous en propose une autre : la création d’un Parlement des droits des femmes, sur le modèle du Parlement international des écrivains[1], qui réunirait des personnalités et permettrait de faire entendre la voix des femmes, puisque dans les instances officielles, elle n’est pratiquement pas entendue, à la fois parce que les femmes y sont trop peu nombreuses, et parce que, pour arriver dans ces instances, elles ont dû assimiler la culture de leur parti et pas du tout celle des droits des femmes.
Au moment de relire cet entretien, juste avant publication, préoccupée par la flambée des « non » à la Constitution européenne, je suis confortée par le fait que l’Europe – avec une Constitution qui accroît les pouvoirs du Parlement européen et permet ainsi aux femmes et aux défenseurs de leurs droits l’accès au pouvoir de décision, et grâce à l’égalité politique entre les femmes et les hommes qu’elle réaffirme avec force – fait un pas de plus pour lutter contre la bio-piraterie et l’exploitation du corps des femmes combattues par Vandana Shiva.
[1] N.D.L.R. Le Parlement international des écrivains, où se sont notamment illustrés, côté français, des intellectuels comme Pierre Bourdieu et Jacques Derrida, est certes un lieu de réflexion mais aussi, et peut-être d’abord, un lieu d’action, puisqu’il a pour vocation d’aider les écrivains persécutés dans leur pays (on pense évidemment aux figures emblématiques de Salman Rushdie et de Taslima Nasreen, qui fut sauvée et soutenue dans sa lutte par Antoinette Fouque et l’Alliance des Femmes pour la Démocratie) à pouvoir continuer à s’exprimer, en créant un réseau de villes-refuges.