CLARICE LISPECTOR AUX ÉDITIONS DES FEMMES

janvier 2012 | |

Génésique. Féminologie III, des femmes-Antoinette Fouque, 2012 (Poche, 2021)

Entretien avec Benjamin Moser, publié dans son livre Clarice Lispector, une biographie. Pourquoi ce monde (Paris, des femmes-Antoinette Fouque , 2012).

 

Benjamin Moser – Comment avez-vous eu connaissance de Clarice et de son œuvre ? Est-ce que vous aviez publié d’autres écrivains brésiliens ? Qu’est-ce que vous saviez d’un Brésil alors en pleine dictature militaire ?

Antoinette Fouque – Dès l’origine, l’ouverture internationale des éditions des femmes était inscrite dans notre projet. Parmi les quatre premiers livres sortis en 1974 figuraient une traduction italienne et une traduction anglaise.
Nous voulions donner la possibilité d’exister à des textes militants, à des témoignages d’un combat au niveau mondial, qui dépassait ses combattantes. J’ai d’ailleurs créé une collection « Femmes en luttes dans tous les pays ». Nous avons toujours mené de front l’action politique et l’action éditoriale. Nous allions à la rencontre de femmes menacées, Eva Forest emprisonnée par Franco, Aung San Suu Kyi assignée à résidence en Birmanie, Taslima Nasreen condamnée par une fatwa au Bangladesh, Duong Thu Huong au Vietnam, et bien d’autres, en essayant de conjuguer solidarité dans l’action et dans l’écriture. Les auteures nous donnaient leurs livres par engagement, par cœur… Je crois vraiment que je me suis déplacée dans le monde entier pour rencontrer les femmes en lutte et pas seulement les écrivaines, pour moi c’était global, c’était ma mondialisation non libérale.
C’est au mois de mai 1974, à l’ouverture de la Librairie des femmes que j’ai entendu parler pour la première fois de Clarice Lispector. Ruth Escobar[1], de passage en France, est venue le jour de l’inauguration, elle m’a parlé du Brésil, des femmes écrivaines, elle a évoqué Clarice Lispector et Nélida Piñon[2].
Au même moment, Sylvie Durastanti, lectrice aux Éditions, a lu Le Bâtisseur de ruines, le seul livre de Clarice Lispector disponible en français chez Gallimard ; elle l’a trouvé magnifique et m’en a parlé. Peu de temps après, nous avons appris, par le syndicat de l’édition, que se tiendrait en juillet, à São Paulo, le premier Festival international du livre.
En 1974, le Brésil était sous l’emprise d’une dictature militaire. Le pays était verrouillé, l’opposition bâillonnée, l’information ne circulait pas. Nous le savions. En France, notre mouvement était mobilisé contre les dictatures qui perduraient en Europe, et plus particulièrement en solidarité avec les féministes espagnoles, les femmes et les militants anti-franquistes en lutte en Espagne[3].
J’ai décidé aussitôt que les Éditions iraient à la rencontre des femmes brésiliennes, de la résistance brésilienne, pour faire circuler les idées et les énergies. Nous serons les seules de tous les éditeurs français à faire ce déplacement[4].
Pendant dix jours le stand « des femmes » est devenu un lieu d’échanges et de débats culturels et politiques permanents. Nous avons été reçues de toute part : des groupes de femmes nous conviaient à des réunions clandestines, des universitaires nous invitaient à venir témoigner dans leurs cours, des femmes écrivains nous recevaient chez elles…
Ce voyage répondait à une double démarche, à la fois de lutte et, pour moi, de recherche d’une écriture novatrice. Nous étions, et nous sommes toujours, des militantes de l’écriture et de la cause des femmes. Nous avons toujours maintenu un lien très fort avec le Brésil et les femmes en lutte. J’y suis retournée notamment pour le Sommet de la Terre (la grande conférence de l’ONU sur l’environnement) qui s’est tenu à Rio de Janeiro en 1992 ; mon amie Rosiska Darcy de Oliveira coordonnait la coalition des femmes brésiliennes de Planeta Femea au Forum parallèle des ONG[5].

B.M. – Je sais que vous n’avez pas pu voir Clarice lors de votre premier voyage au Brésil. Que s’est-il passé ?

A.F. – Dès notre arrivée au Brésil, par l’intermédiaire de la Librairie française de Rio de Janeiro, nous avons pris contact avec Rose Marie Muraro, féministe, écrivaine et éditrice. Elle nous a fait un panorama de la situation du pays, nous signalant les femmes à rencontrer – militantes politiques, écrivaines, universitaires – et attirant notre attention sur Clarice Lispector et Nélida Piñon que nous n’avons malheureusement pas pu rencontrer à ce moment-là.
Dès mon retour, j’ai confié à Maryvonne Lapouge et à Clélia Pisa la réalisation d’un livre d’entretiens avec des femmes brésiliennes : ce sera Brasileiras, publié en 1977. Parmi les témoignages recueillis figure un entretien avec Clarice Lispector.
La rencontre qui n’avait pu se faire quand je me suis rendue dans son pays d’origine aurait pu avoir lieu quand elle est venue en Europe pendant que La Passion selon GH était en cours de publication chez nous. Comme Anaïs Nin, venue pour nous rencontrer (parce que, a-t-elle dit, psychanalyse et politique étaient les deux choses qui l’intéressaient le plus au monde), Clarice avait entendu parler de notre travail et de la spécificité de notre maison d’édition. Elle avait sans doute, comme moi, pressenti la proximité entre nos deux démarches, notre recherche commune autour de la gestation. Le hasard a voulu que tandis que je courais jusqu’au Brésil pour la trouver, elle-même était à Paris et passait à la librairie des femmes. Un rendez-vous a été pris mais, très malade, elle a dû l’annuler et retourner en urgence au Brésil.

B.M. – Quelles étaient vos impressions de sa sœur, elle aussi écrivaine, Elisa, que vous avez également publiée ?

A.F. – Leurs parents étaient des immigrés juifs qui ont quitté l’Ukraine quelque temps après la Révolution russe. Plus qu’un contexte, c’est un environnement culturel, historique, qui englobe les ascendants et les descendants. Clarice était très attachée à cette famille, puisque le kaddish a été lu sur sa tombe ; et sa sœur aînée, Élisa, portait elle aussi les stigmates tant physiques que psychiques de cette migration : leur famille s’était retrouvée exilée au Brésil, pauvre, avec leur mère gravement malade.
Je me réjouis d’avoir publié le livre d’Elisa, En exil[6]. S’il y avait une publication des œuvres complètes de Clarice, il pourrait y figurer en annexe, car il est très éclairant : c’est un morceau vif, charnel, de leur vie. J’ai été très émue de la rencontrer. Elle ne pouvait pas me recevoir chez elle et elle a fait l’effort, elle qui ne sortait plus – elle avait certainement des difficultés motrices mais aussi une sorte d’agoraphobie –, de se rendre à l’hôtel où j’étais ; nous avons pris un thé ensemble et parlé. Elle s’était occupée, en tant qu’assistante sociale, des droits des femmes, en particulier de protéger les mères seules et le travail des femmes.

B.M. – Quand et comment naquit votre décision d’éditer l’œuvre de Clarice en France ?

A.F. – La rencontre avec cette écrivaine a été un « hasard objectif » comme diraient les surréalistes, quelque chose d’improbable et d’absolument nécessaire. Quelque chose devait se produire entre elle et nous, c’est pourquoi sans doute tant de personnes m’ont parlé d’elle.
De retour du Brésil, Clélia Pisa m’a dit que Clarice souhaitait trouver un éditeur ; la même année, son amie Nélida Piñon, dont nous publions également les ouvrages, lui a conseillé de prendre comme agent littéraire son propre agent et amie, Carmen Balcells. Je prends alors connaissance de ses textes en brésilien.
En 1977, j’ai acheté l’ensemble des droits de publication sur son œuvre. A l’exception de son premier roman publié ailleurs[7],  nous avons fidèlement et durablement collaboré avec elle.
C’est une chaîne de solidarité et d’alliance entre femmes, de Ruth Escobar à Nélida Piñon (qui, avec une grande générosité, a fait passer l’œuvre de Clarice avant la sienne propre), de Carmen Balcells à Clelia Pisa, qui a abouti à la diffusion de cet immense écrivain, et je suis fière d’avoir pu lui offrir un lieu d’édition.
L’écriture est une venue à la vie toujours renouvelée. Aujourd’hui, ses textes sont pris en charge, portés vers les lecteurs, et c’est sa vie que nous célébrons.

B.M. – Vous avez sans doute trouvé dans son œuvre une résonance intime ?

A.F. – Comme je l’avais expliqué dans Folha[8], je ne suis pas seulement éditrice mais psychanalyste et elle m’a apporté ce que l’analyste parvient à comprendre par intuition, mais qui ne s’entend pas en écoutant seulement ses patients : le délire psychique sublimé, transformé par une extraordinaire alchimie, par l’élaboration d’une poétique rigoureuse, qui est aussi de l’ordre de la recherche scientifique.
Lou Andréas-Salomé traitait souvent ses patients en leur lisant des poèmes de Rilke. En d’autres termes, le poète est le plus sublime des thérapeutes. Clarice m’apporte ce que la folie ne laisse pas entendre et elle m’offre cela sous forme d’œuvre d’Art. De la boue de l’inconscient, Clarice Lispector a fait un diamant. Il n’existe d’ailleurs pas, dans toute la littérature psychanalytique, une analyse aussi rigoureuse d’un cas de folie féminine que celle qu’elle décrit dans Liens de famille.
Je retrouve, dans La Passion selon GH, inscrit là, l’écho de ma propre recherche, notre passion à vif : dans ce livre, de même que dans Agua Viva, elle évoque l’utérus, la fonction matricielle, le vivant, ce qui est très rare dans un texte. Ce qui rejoint mes propres préoccupations. Elle dira d’ailleurs dans presque tous ses textes que l’écriture est une gestation. Elle était travaillée et elle travaillait de manière tragique sur ce versant-là.
J’ai découvert en elle la première écrivaine qui a réussi à échapper à la fiction narcissique et matricide, par une écriture ne refoulant pas l’oral, une écriture de l’attente, de l’espérance et de l’angoisse, articulée à l’inconscient, que j’ai pu qualifier d’utérine. Son œuvre m’a aidée à théoriser cette possibilité de symboliser le matriciel.
Clarice ne cède pas à la séduction mystique – envers de la gestation -, au vertige du vide, à la chair asséchée, à la pureté du rien, à l’attente sans autre, à l’oubli qui saigne à blanc, au découragement mélancolique, au ravissement et à la volupté de la solitude, au réel de mort, à la frivolité des professeurs et des professionnels du texte, aux illuminations rhétoriciennes, aux afféteries linguistiques.
Courageusement, Clarice dit oui aux eaux vives du vivant, de l’écriture première ; oui à la vérité en mots, offerte et donnée par la grâce, l’affirmation, l’accueil, la découverte, la disponibilité, l’attention au monde. Elle donne le réel aux vivants avec une telle vérité que le réel la suit.
J’ai fondé cette maison pour que puisse s’exprimer cette écriture spécifique ; en hommage, j’aurais pu la baptiser des femmes – Clarice Lispector tant elle était prégnante dans son œuvre.

B.M. – Comment voyez-vous l’œuvre de Clarice dans l’ensemble du projet culturel qui est celui des éditions des femmes?

A.F. – La création des éditions des femmes (mais aussi des librairies, des journaux, des films, des formes, comme La Bibliothèque des Voix) entendait donner lieu à ce que j’appelais alors la révolution du symbolique[9]: au bout de six ans de mouvement et de questionnement politique et psychanalytique avec le MLF, j’ai pensé qu’après avoir libéré la parole, il fallait lever le refoulement sur l’écriture des femmes. La nécessité était politique : il nous fallait un lieu pour le non lieu, pour dire ce qui ne se disait pas, pour que s’écrive ce qui ne pouvait pas s’écrire ailleurs.
Alors que le succès du livre Du côté des petites filles[10] publié en 1974 avait fait reconnaître la dimension sociale des Editions, et le Journal et lettres de prison[11] d’Eva Forest la dimension politique, la publication des textes de Clarice Lispector a indiqué l’importance de notre maison sur le versant symbolique. Il s’agissait de sortir du matricide et d’aller vers le matriciel, en programmant une écriture articulée à ce que j’appelle la libido creandi des femmes.
Dans Une chambre à soi, Virginia Woolf met en évidence que pour qu’une femme puisse écrire, il faut qu’elle ait un temps, un lieu, différent. Je pense que l’écriture matricielle a besoin d’un temps, d’un lieu, qui corresponde à celui de la gestation. Les Éditions offrent aux femmes cet espace qui leur permet de sortir de l’écriture phallocentrée, un lieu qui donne contenance à l’embryon de leur création, un lieu où elles peuvent créer, ce qu’elles ne peuvent pas faire dans la maison du père.
Je suis allée chercher Clarice au Brésil pour donner contenance à son travail. En 1978, lors de la publication en France de La Passion selon GH, elle était l’un des plus grands écrivains brésiliens, mais n’était connue que dans son pays. De ce titre à La Découverte du monde, la traduction de treize livres (pratiquement son œuvre intégrale) en langue française a fait d’elle un auteur international. Notre langue a servi au rayonnement mondial d’une grande œuvre, comme ce fut le cas pour James Joyce.
Nous nous sommes engagées à ce qu’elle soit connue dans le monde entier ; à travers nous, elle est vivante.

B.M. – Ce livre est mon portrait, très personnel, de Clarice. Je suis curieux de savoir si vous y reconnaissez la Clarice dont vous vous êtes sans doute fait votre propre image. Y a-t-il des détails qui vous ont surprise ? Des points où mon portrait « rime » avec le vôtre ? Des conclusions avec lesquelles vous n’êtes pas d’accord ?

A.F. – Comme je ne l’ai jamais rencontrée, il m’est difficile de vous répondre, d’autant qu’on ne peut pas dire qu’un portrait, à la fois subjectif et objectif, est ressemblant. En tout cas, il est en grande empathie avec elle, chaleureux –un portrait aimant et admiratif, tendre et respectueux.
Je pense que ce portrait l’aurait satisfaite parce qu’elle était si humble, fière –farouche même – et miséricordieuse[12] à la fois, qu’elle était a priori décentrée par rapport à tout regard qui se posait sur elle. On peut dire que vous l’aimez.

 

[1] Ruth Escobar, fondatrice et directrice de l’un des plus grands théâtres de São Paulo, figure de la résistance à la dictature brésilienne. Elle a reçu le soutien de notre délégation lors de sa candidature aux premières élections parlementaires libres brésiliennes en 1982.

[2] Nélida Piñon, écrivaine brésilienne, membre de l’Academia Brasileira de Letras, dont nous avons publié de nombreux ouvrages.

[3] Nous avons notamment soutenu Eva Forest, emprisonnée de 1974 à 1977.

[4] Frileux, les éditeurs français avaient adopté quant à eux une position d’embargo qui revenait à « enfermer un peuple avec son dictateur », plutôt que de considérer ce festival comme un début d’ouverture internationale.

[5] Rosiska Darcy de Oliveira, écrivaine et sociologue, ancien ministre de l’Environnement du Brésil.

[6] En exil, récit autobiographique publié aux éditions des femmes en 1987, est le premier livre traduit en français d’Élisa Lispector. Elle a reçu le Prix de l’Académie brésilienne des Lettres en 1964.

[7] Le Bâtisseur de ruines, Paris, Gallimard, 1970.

[8] Journal de São Paulo, auquel j’avais donné une interview sur Clarice.

[9] Cf. notamment Des femmes en mouvement hebdo, août-septembre 1978 et Il y a deux sexes, Gallimard, 1995, rééd. 2004, p.15.

[10] Elena Gianini Belotti, Du côté des petites filles, traduit de l’italien, éditions des femmes, 1973.

[11] Eva Forest, Journal et lettres de prison, traduit de l’espagnol, éditions des femmes, 1975.

[12] En hébreu le terme « miséricorde » a la même racine que « utérus ».

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