LA CONTRE-REFORME
Géni(t)alité. Féminologie IV, des femmes-Antoinette Fouque, 2023
Texte paru dans La Lettre de l’Alliance des femmes pour la démocratie n°4/5 de février 1995 ; des extraits ont été publiés dans le journal Vu de gauche du 23 décembre 1994 sous le titre « Le droit d’avorter est menacé ».
Il est aujourd’hui impossible d’avorter à Nevers. Le refus de certains médecins, au nom de la clause de conscience, et les commandos anti-avortement rendent de plus en plus difficile, en France, l’exercice d’un droit pourtant garanti par la loi Veil, adoptée il y a maintenant vingt ans.
Si en 1993 Véronique Neiertz faisait voter la loi pénalisant l’entrave à l’avortement, c’est qu’en effet il y avait entrave, et, depuis septembre dernier, les actions de commandos dans les centres IVG des hôpitaux et des cliniques se produisent à un rythme accéléré.
Ces attaques, bénéficiant de l’appui des plus hautes autorités de l’Église, à commencer par le Pape[1] ou Mgr Lustiger (Le Figaro, 14 février 1994), doivent attirer l’attention sur un phénomène qui, s’il touche en premier lieu les libertés des femmes, annonce une régression générale et profonde des libertés démocratiques en France. C’est une offensive comparable à la Contre-Réforme catholique du XVIIe siècle : il s’agit, aujourd’hui, de construire un bastion contre le matérialisme historique, philosophie athée, et contre le mouvement des femmes. Avant de se mettre hors la loi en s’opposant à la pratique de l’IVG, l’Église refusait déjà l’accouchement sans douleur ; elle refuse toujours la liberté de contraception. C’est une volonté de faire obstacle à la réforme que constituent, pour l’espèce humaine, la maîtrise de la fécondité et l’abolition de l’esclavage procréatif.
Le retour en force du religieux a trouvé une tribune de choix lors de la Conférence mondiale des Nations unies sur la population et le développement du Caire, en septembre 1994. C’est à cette Conférence que le pape a fait ses déclarations les plus hostiles à la liberté de contraception, au droit à l’avortement et aux libertés des femmes. C’est là qu’il a renouvelé son apologie de la famille. C’est là qu’il a rejoint les militants intégristes de l’islam, comme lui opposés aux droits des femmes, comme lui désireux d’inféoder la société à la religion. De telles déclarations ont trouvé un accueil bienveillant en France. Ce phénomène est orchestré par quelques mouvements combattants bien identifiés de l’Église et de la droite nationaliste, française ou européenne, comme Combat pour les valeurs, l’Europe des Nations au Parlement européen, ou l’Opus Dei. Leur programme, qui tient en quatre mots : morale, famille, natalisme, patrie, a trouvé des échos éminemment favorables auprès du gouvernement Balladur, qui lançait au printemps dernier une « politique familiale ambitieuse » fondée sur le rapport Codaccioni (celui-là même qui portait en exergue un extrait du « Je vous salue Marie » : « Le fruit de vos entrailles est béni »…).
On soupçonne mal encore l’ampleur de la régression familialiste qui nous menace. Elle ne constitue plus le programme de quelques extrêmes, mais s’étend jusqu’à la démocratie chrétienne, sous l’action notamment d’un réseau mal connu, les associations familiales, qui naviguent de la droite la plus respectable à la droite la plus dure et entretiennent des rapports étroits avec les milieux catholiques. Elles ont un discours, des tribunes de légitimation où elles pratiquent un lobbying actif (l’ONU, le Parlement européen, l’Assemblée nationale) et des instruments (le code de la famille, qui rassemble de nombreux textes régissant la famille, prévoit en effet la participation de ces associations à de nombreuses instances cogérées comme la Sécurité sociale ou les commissions de censure cinématographique). Leurs troupes se recrutent aussi bien au Cercle de l’horloge que dans la droite plus traditionnelle. Ainsi, Christine Boutin, députée UDF des Yvelines et co-fondatrice du Combat pour les valeurs, est-elle animatrice du Cartel pour la vie, organisation anti-IVG et catholique charismatique.
Cette constellation des droites, des militants intégristes et des fidèles, se retrouve au sein de la démocratie chrétienne sur un même projet politico-religieux. Pour eux, la famille, point d’orgue social, est une institution qui passe avant l’individu et ses droits. Nous voici renvoyés à une image mythifiée de la famille, celle, paradisiaque, que Jacques Chirac nous décrivait dans Le Monde du 2 décembre 1993. Mais nous savons depuis Gide, Laing et Cooper, et avant eux Freud, que la famille peut être le lieu de la plus grande alinéation, de la tyrannie domestique et de l’inceste. La famille, oui, mais à dose homéopathique.
Ce qu’on peut lire dans cette offensive familialiste et nataliste, anti-laïque et nationaliste, c’est la volonté de soumettre la société à des préceptes religieux, c’est-à-dire absolutistes et intolérants, racistes et misogynes. C’est une offensive structurée et orchestrée par les ennemis de notre modernité politique.
Si aujourd’hui nos sociétés redécouvrent les bénéfices des réseaux de parenté et la quête minutieuse des racines ancestrales, les dispersions, les migrations, les bouleversements politiques imposent de ne pas perdre de vue les valeurs attachées à l’individu et aux droits de la personne humaine qui fondent nos démocraties.
[1] Jean-Paul II.