SUR L’ÉGALITÉ DE RÉMUNÉRATION
Géni(t)alité. Féminologie IV, des femmes-Antoinette Fouque, 2023
Intervention au Parlement européen, à Strasbourg, le 13 février 1996, sur l’égalité de rémunération entre les femmes et les hommes.
Monsieur le Président,
Je félicite et remercie Mme Colombo-Svevo pour son rapport riche et nuancé, qui m’a donné à réfléchir.
« À travail égal, salaire égal », c’est par cette revendication que des ouvrières sont entrées dans l’histoire du mouvement social il y a cent cinquante ans. Le 8 mars 1857, à New-York, les couturières descendent dans la rue pour exiger la réduction de leur temps de travail de 16 à 10 heures par jour, ce que les hommes, employés de la ville de New-York, avaient obtenu dix-sept ans plus tôt. Sur leurs pancartes, leurs banderoles, elles réclament des pièces saines et claires pour travailler, et des salaires égaux à ceux des hommes. Le 8 mars prochain, comme chaque année, les femmes du monde entier, de tous horizons politiques confondus – et ceci est récent dans les partis de droite -, célébreront cet anniversaire.
Mais si les Américaines n’ont toujours pas obtenu, dans leur Constitution, l’Equal Rights Amendment, les Européennes, elles, peuvent compter, depuis 1957, sur l’article 119 du traité de Rome qui a permis d’enclencher une dynamique en faveur de l’égalité de traitement des hommes et des femmes dans la vie professionnelle.
L’acquis communautaire est donc aujourd’hui relativement important, comme les six directives adoptées depuis pour tenter de traduire, dans les faits, le principe de l’égalité : de l’égalité des salaires, en 1975, à la protection des femmes enceintes, en 1992.
Pourtant, l’excellent rapport de Madame Colombo-Svevo pointe un certain nombre de faits qui contreviennent aux principes de jure. De facto, en effet, si la participation des femmes s’est poursuivie de façon constante au cours des vingt dernières années, cette croissance de la population féminine dans la population active a été cantonnée dans un nombre limité de secteurs professionnels : les services plutôt que l’industrie. Cette tendance est encore aggravée par les mutations structurelles qui affectent les économies, où des nouveaux emplois sont créés à partir des technologies de pointe. Du fait d’une prédominance masculine tant au niveau de l’enseignement scientifique que de la formation professionnelle, ces nouveaux secteurs sont presque exclusivement réservés aux hommes.
Les valeurs traditionnelles et les préjugés, fondés sur un principe archaïque d’une différence des sexes négative, pré-égalitaire, programment pour demain de nouvelles discriminations qui vont s’ajouter à celles qui n’ont jamais cessé dans les faits : à travail égal, salaire inégal, et à diplômes et compétences égaux, embauches et promotions inégales, emplois précaires.
C’est une injustice honteuse pour nos démocraties, trop criante pour que j’en détaille, une fois encore, les statistiques.
Quelles sont donc les causes d’une telle mise en échec des principes égalitaires ? Tout se passe comme si la religion du droit encourageait des illusions liées au principe de plaisir, au lieu qu’une philosophie politique mette en évidence des faits liés au principe de réalité. Tout se passe comme si l’appareillage juridique et technique servait de prothèse à une égalité abstraite et neutre, à une égalité trop angélique, donc trop bête, pour tenir compte de la réalité.
La réalité, c’est qu’il y a deux sexes. Bien qu’égaux en droit, les hommes et les femmes ne sont pas identiques. Bien qu’égaux en droit, les hommes et les femmes n’en sont pas moins différents. Au cœur de l’égalité de principe, de jure, doit être pensée la réalité d’une différence irréductible, de facto : les femmes ont en charge la gestation et la maternité. Cette différence positive, nécessaire, féconde, vitale à l’espèce, ne doit ni entraîner de discriminations, comme s’y résolvent les conservateurs, ni être déniée, comme s’y efforcent les progressistes.
C’est de l’ordre du simple bon sens que de reconnaître la réalité : la majorité des femmes sont trois fois travailleuses. Elles assument une triple production : la procréation ou production de vivant, le travail domestique et l’activité professionnelle. Mais, scandale ! Au lieu que l’économie additionne ces diverses richesses, elle soustrait les unes et les autres de leur travail salarial et de leur destin professionnel. La non-valorisation des deux premières activités hypothèque la valeur de la troisième, particulièrement si, comme c’est le cas désormais, la revendication « à travail égal, salaire égal » se nuance en un mémorandum sur l’ « égalité de rémunération pour un travail de valeur égale ».
Les mesures d’action positive sur lesquelles j’ai insisté dans mes amendements ne seraient qu’une réduction minimale de cette injustice, et une infime reconnaissance de dette. La société des hommes ne saurait s’acquitter de cette dette incalculable envers les femmes par des mesurettes techniques et des abstractions juridiques plus proches d’un principe de plaisir infantile que d’un principe de réalité digne d’une société adulte et démocratique.