UNE FEMME, UNE ANALYSTE – Dialogue avec Michèle Montrelay

août 1975 | |

Gravidanza. Féminologie II, des femmes-Antoinette Fouque, 2007 (Poche, 2021)

Cette « Rencontre » est parue dans La Quinzaine littéraire du 1-31 août 1975 (dossier sur les homosexualités). Elle a été également publiée dans Le quotidien des femmes n°5 du 22 septembre 1975.

   Antoinette Fouque : Y a-t-il une homosexualité féminine ? Les textes de loi n’en font pas grand cas. Si on se laissait entraîner à parler d’homosexualité, ce serait inévitablement par rapport à l’hétérosexualité. Y a-t-il de l’hétérosexualité dans un « univers » où une affirmation continue de faire loi : « il n’y a qu’une libido, elle est phallique » ? Le terme « hétéro » imposerait qu’il y en ait au moins deux. Laissons tomber…
De là où la féminité m’apparaît comme un travesti, il me semble approprié de l’écrire « hommosexualité ». Sur la scène historique où les hommes continuent de jouer tous les rôles, farces, parodies, les travestis sont plus « à même » de représenter ce fantasme de la masculinité, son envers. Rattaché à des revendications d’identité, d’individualité, le lesbianisme, en accord avec le féminisme-socialiste, marche volontiers dans les images de l’uni-sexe, retourné, vu-pas vu, sans devant-derrière, sans dessus-dessous, toujours le même. Spéculaire, narcissique, le lesbianisme me semble un contre-travestissement, un redoublement d’inversion (qui n’est pas sans rapport avec la recherche d’une certaine vérité, comme par exemple dans la littérature de la Préciosité, dans le théâtre de Marivaux ou certains textes contemporains). Un effet à répétition de mise en défaut, sur la scène sociale, politique, de mise à mort sur l’autre (poétique, psychanalytique), de ce que serait une femme.

   Michèle Montrelay : Tu dis : « Il y a une jouissance que je vis avec une/des femmes. Nul besoin de cataloguer, de revendiquer l’homosexualité. » Pour toi la question n’est pas là. Pour moi non plus. Celle que je te pose c’est : comment cette vérité de ta jouissance peux-tu maintenant la parler ?

   A.F. — Ici même les mots de l’expérience (homo, hétéro) sexuelle me tiennent éloignée, exilée du lieu d’où ce serait à dire : esclave, fille, sauvage, hystérique, mal domestiquée, attachée, ligotée, surprise, raptée, à corps et à cris, dans la prison-raison-maison close du Père-Maître, condamnée à l’emmurement, la défenestration, la noyade qu’il fera avec ses complices aisément passer, comme dans tout bon régime policier, pour des « suicides ».

Et, posée là, justement, la question de la jouissance. Il y répond, bien sûr, de travers, en la clôturant pour l’interdire dans le corps maternel qui fait également partie de ses propriétés privées au cadastre patriarcal.

En fait, c’est plutôt que la jouissance y est mise à la question, au noir, au cachot, au négatif de la place qu’il prescrit pour son corps à elle, l’hystérique, dans le supplice d’un désir qu’il ne renonce pas à pouvoir satisfaire, quitte à se prendre pour elle – la Mère. Que(ues) d’homme(s) fiché(es) dans cette impasse ! Et ce pseudo-concept de Mère Phallique qui dé-masque si subtilement un homme travesti. Père, Mari, Amant, tenants-lieu, s’offrent à nourrir sa régression à elle, mortelle réellement. Du phallus-pénis où il abstrait son corps, pénis-biberon, il la comble, bouche-sexe, la baillonne. Parodie d’un inceste qui le concerne lui. Fusion, collage, couple où, à son image, il la re-tient, la sous-tient, l’entre-tient, la main-tient, Fille, Epouse, violée, légitimée, prostituée. Il la fait vivre d’emprunts, de vols, de mots, d’accessoires, de godemichets en tous genres, appropriation forcée à quoi il la contraint pour, comme « autre », en jouir à plein, misérable activisme, d’elle, ‑ impropre à masquer la passivité frigide ‑. Rester branché sur le corps maternel, le posséder, l’exploiter, et même après sa mort, par tous les biais, c’est la jouissance du poète incestueux, cette grande mystique, qui n’en finit pas de jouer à renouveler son Eden, son Paradis, sous le double chef de l’aigle impérial, sadienne, pédérastique, nazie à deux têtes perverses: voir-(j)ouir.

 

   M.M. — Il existe bien en effet une sorte d’homosexualité féminine régressive, où l’homme est le partenaire rêvé. Y a-t-il une meilleure mère qu’un « bon » mari ? Et le pénis, n’est-il pas un objet sucé, aspiré, tété, manipulé, donc l’instrument qui sert à revivre les expériences archaïques de corps à corps passif avec la mère ? D’où certains plaisirs, certains orgasmes, que je me garde d’appeler « jouissance ». Masturbation faite à deux plutôt. Le partenaire masculin, dans ce cas, est un substitut de femme qui permet à la fois de vivre l’homosexualité archaïque, et de l’ignorer, de se la masquer.

Il y a aussi la jouissance. Elle est faite de la même étoffe « maternelle » que le plaisir. Mais cette étoffe a été taillée de telle sorte qu’elle fait tranchant. Au lieu d’enfermer celle qui la vit dans un corps à corps exténuant, interminable, avec la Mère, elle l’en sort. Là, le pénis n’est plus prolongement du corps maternel. Il fait trait, il vous emporte dans la même dimension de surprise dont j’ai d’ailleurs parlé.

   A.F. — Ce n’est pas ça qu’elle veut, et elle commence à avoir raison. Fini de dire ce qu’elle sait sans ça-voir. Puisque aussi bien, pendant ce temps, de l’Histoire, son corps, le tien, le mien, restent en souffrance. Sauf si par hasard elles se rencontraient… en un lieu d’où se déprendre de ces images.

Elles se dé-lient, elles se rencontrent : une femme (mater ‑corps‑matière) engendre une fille, en abîme, qui la fait mère, la découvre femme, sans dette ni filiation.

 

   M.M. — Mais la jouissance qu’une femme découvre avec une autre, elle aussi, elle doit faire trait. Lorsqu’elle se vit comme franchissement, pas décisif où l’on se découvre, elle ne peut plus se penser comme fusion, mais au contraire séparation d’avec la mère. Ce mot de « Mère », c’est un alibi : il désigne en fait, non la créature de chair et d’os qui nous a faites, mais plutôt l’univers des signes qui prolifèrent et nous submergent, et auquel la mère charnelle s’est trouvée d’abord donner corps. C’est de ce lieu ouvert à tous vents, « ouvert » au sens topologique, qu’homme ou femme il faut se séparer. Et comme trace de séparation la jouissance se répète. Jouir n’est donc pas se laisser marquer d’empreintes soi-disant maternelles, mais plutôt s’en démarquer, avec « du corps » : le sien et celui de l’autre.

On jouit quand « du corps » se place là où il vient faire échec au sens. Lorsqu’il s’abîme comme presque rien. Dans la jouissance il y a toujours un noyau de ridicule, de bêtise, d’insignifiance, de mort. Ainsi : quand une femme peut accepter qu’un homme ne soit pas le « maître » (ni elle) ; quand tout à coup, elle réalise en faisant l’amour que le pénis, ce soi-disant organe de puissance, ce n’est que ça ; et qu’elle sombre dans la jouissance – donc quand surgit, ce que nous, analystes, appelons la dimension phallique et qui se situe à l’inverse d’une position de maîtrise – alors c’est à ce moment-là que s’effectue la séparation d’avec la Mère.

Dans le rapport avec un homme ça se passe avec le pénis. Mais entre femmes, comment se joue ce rien phallique ? Le fait qu’il n’y ait pas de pénis, comment ça compte ?

   A.F. — Laissons tomber le mot « Mère » en quoi la jouissance est mise en demeure de s’énoncer comme barrée. Laissons tomber le mot, il se casse en plusieurs : femme et femme, femme et homme, etc. Le mot se divise, les corps se séparent, autant de rencontres possibles. Il y avait une fois une femme, et une autre, et une femme, et un homme aussi peut-être. Avant et après un long exil. Trop, en avance, en retard, font des gestes, disent ; réminiscences anticipées, les mots déjà futurs, désenchaînent les maux presque oubliés.

  

M.M. — En somme la maternité, tu t’en sépares en la divisant, en la jouant sur la scène érotique, avec d’autres corps de femmes que ceux de la mère réelle ? Ce moment-là, fantasmatique, ou bien réellement vécu, je pense qu’il est capital. L’homme se sépare de la mère en entrant-sortant pendant le coït du corps de sa partenaire. Une femme, elle, réalise autrement les limites du féminin : en faisant le tour d’un corps, le touchant, réalisant sa densité, son opacité. Du même coup, elle dés-idéalise « la » femme. Une dimension matérielle vient à la place de cet « amour » à la fois stérile et absolu qui scelle souvent le désir des femmes entre elles: fait de jalousie, de sacralité, de sauvagerie, d’intransigeance…

Mais dans quelles conditions les femmes franchissent-elles ou non le pas de la séparation ?

   A.F. — R-encontres. Du côté de ma jouissance, aucun lieu ne se laisse désigner d’un hom(m)o. Le même, l’identique bougent, (se) diffractent, (se) déplacent, (se) transforment, (s’)écartent, (se) diffèrent. Dif-fusion, dé-collage, les miroirs (s’)éclatent, singuliers, les corps se pluralisent. Les cicatrices, traces palimpsestes, mémoires en attente de lecture, de plaisir, d’écriture. Activités, travail dans les rencontres de mon corps avec celui de l’autre (femme) jamais semblable. Corps nombreux, aux parfums, aux touchers, aux goûts denses, profonds, volumineux et fluides, rugueux, fragmentés, souples, détachés enfin définitivement de leur origine jusqu’alors censurée-censurante. Premières jouissances (princeps-primaires) restituées. Espaces, lieux non-dits de bouleversements, réels, temps renversés originellement inscrits pour chacun ; originalement lus, vécus par ce qui se risque à les inventer, les rendre possibles. En ce point d’ancrage (materia) se joueraient, se penseraient et s’agiraient les différences. Au nom d’aucune théorie privée, d’aucune propriété d’auteur, d’aucune spécula(risa)tion, en personne, une(s) telle(s), parmi d’autres… femme(s).

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