FEMMES, SOCIALISME ET DÉMOCRATIE

septembre 1989 | |

Gravidanza. Féminologie II, des femmes-Antoinette Fouque, 2007, (Poche, 2021)

Extraits d’un programme remis à Madame Michèle André, secrétaire d’Etat aux Droits des femmes : « Eléments pour une stratégie à court, moyen et long terme – Femmes / socialisme démocratique », 16 septembre 1989.

Il n’est peut-être pas inutile de rappeler quelques faits simples qui, pour être évidents, n’en sont pas moins le plus souvent oubliés, au point qu’avec eux, ce sont les femmes qui se trouvent oubliées de tout pacte social, économique et politique.
Notre politique est sexuée. Cela veut dire qu’il y a dans notre société, des hommes et des femmes. Le principe de justice s’appuie sur un concept d’égalité qui obéit à une logique de l’identique, sans différences ; autrement dit, plus la volonté d’égalité est forte (et c’est justice), plus la dissymétrie entre les destins sociaux, économiques et culturels des hommes et des femmes est tragiquement effacée au prix de graves dommages pour les femmes.
Aujourd’hui, près de 80% des femmes entre vingt et quarante-cinq ans occupent un emploi salarié. Prenons l’exemple, dans notre société sexuée, d’une femme de trente ans, qui exerce une profession, qui est mère d’un enfant pré-scolarisé ou scolarisé, et qui est enceinte. On peut dire, sans théoriser, très concrètement, que :
– au niveau du travail salarié, si elle a une haute compétence technique, il y a de fortes chances qu’elle soit moins rémunérée qu’un homme à compétence égale ; si elle est peu qualifiée, elle occupe un emploi précaire ou à temps partiel, et elle est menacée par le chômage ;
– elle assume un travail domestique et de puériculture, invisible et non pris en compte par les P.I.B. et P.N.B. ;
– elle est prise dans le travail de procréation à temps complet, 24 heures sur 24, corps et âme, pendant neuf mois. Ce travail est si peu repéré comme tel, qu’on dit qu’elle porte un enfant, alors qu’elle le fait, le fabrique, le crée.
De cette triple production de richesses objectives, assurée par les femmes, seule celle qui fonctionne sur le modèle masculin est considérée comme un travail. À peine commence-t-on à comptabiliser les heures de travail domestique : un total de 80 à 90 heures par semaine. Il n’existe aucune estimation ni aucune reconnaissance de la procréation comme production, comme création de richesses, alors que toute procréation animale peut s’inscrire comme production et que d’autre part, il existe bel et bien une industrie et un commerce du vivant humain, clandestin, illégal mais prospère, et pas seulement avec le tiers monde.
Les femmes subissent donc une double injustice : les richesses humaines qu’elles sont seules à pro-duire restent invisibles, non reconnues en tant que telles (procréation, puériculture, éducation…). Elles en sont pénalisées au niveau d’un travail égalitaire avec les hommes. Elles sont pénalisées en aval (travail professionnel) d’une production de richesses non reconnues en amont (procréation).

Mon hypothèse de départ est que, tant qu’aucune analyse sociale et économique ne tiendra compte, concrètement et scientifiquement, du fait que notre société humaine est sexuée, et que cela entraîne des effets quant aux productions, les femmes seront fortement pénalisées au niveau de leur activité professionnelle à cause des richesses spécifiques qu’elles produisent. Sur cette base réaliste et concrète, on peut désormais poser la relation : Femmes – Socialisme démocratique.
Le pacte de croissance ne peut se faire ni contre les femmes, ni sans les femmes. Il faut envisager la question des femmes comme un thème transversal, ancré dans chaque situation concrète, dans une politique résolument clairement à gauche, pour qu’il n’y ait pas de dérapage, soit dans un courant autonome interne, soit dans la constitution à tendance fondamentaliste et séparatiste d’un parti de femmes, comme c’est le cas actuellement aux États-Unis, ou d’un parti vert, en France pour l’écologie.
À vouloir considérer un phénomène de civilisation aussi important, les femmes, comme une simple mode, ou à vouloir intégrer, incorporer, assimiler toute identité culturelle à un modèle unique, on provoque l’intégrisme.

Si on considère le thème transversal des femmes à travers les trois champs retenus comme principaux par le Premier Ministre (emploi, salaires et syndicats), il apparaît à la lecture des derniers chiffres communiqués par l’I.N.S.E.E. que l’emploi, comme la société, est bel et bien sexué.
S’il y a une reprise de l’emploi entre mars 88 et mars 89 (plus de 300 000 emplois), les emplois nouveaux ne favorisent pas les femmes. Alors qu’en juillet 1989, il apparaît que le chômage des hommes a baissé de 3.5 % en un an, le chômage des femmes a augmenté de 0.2 % en un an. En 1989, le chômage des femmes de vingt-cinq à quarante-neuf ans a augmenté de 8%. Les femmes occupent 82% des emplois à temps partiel. Et pour ce qui est de la précarité, 57% des chômeurs de seize à vingt-cinq ans sont des femmes. Le taux d’activité de 1989 est pour les hommes de 64%, pour les femmes de 45.8% dont 23.8% à temps partiel. On observe actuellement un ralentissement de l’augmentation du taux d’activité des femmes. Les femmes sont en majorité exclues du partage du travail.

Les salaires aussi sont sexués. Sur-représentation des smicards chez les femmes (les deux tiers sont des femmes alors qu’elles ne représentent que 45% de la population des ouvriers et employés). Le SMIC a perdu 0.3% de son pouvoir d’achat, alors que le salaire net annuel moyen a augmenté de 3.5%. Les femmes sont exclues, a priori, du pacte de croissance. Sur-représentation des femmes dans les catégories les moins qualifiées. Employées : 60% des effectifs, mais 10% de cadres. Ouvrières : 1/3 des effectifs non qualifiés, et à un niveau supérieur de qualification 1/20.
À qualification égale, les hommes sont mieux rémunérés et l’écart se creuse avec la qualification. Ouvriers Niv.1 : hommes 13% de plus. Niv.7 : hommes 22% de plus. Cadres : débutants, hommes 15% de plus ; dirigeants, hommes 30% de plus.
Les femmes sont donc exclues du partage des richesses.

Il apparaît également que le concept d’activité appliqué au seul travail salarié ou professionnel, pénalise les activités, les productions spécifiques, invisibles, non reconnues, non intégrées, des femmes, donc que dans le contrat social, les femmes sont la population qui produit le plus de richesses et qui en reçoit le moins. Ce sont pourtant ces productions spécifiques (procréation, puériculture, éducation…) qui orientent très largement leur insertion professionnelle des moins au plus qualifiées, pour ne pas dire leurs vocations, souvent désignées péjorativement de « carrières féminines ».
Si, comme l’a affirmé le Premier ministre, l’emploi est une priorité absolue, une obsession du fait des 2,5 millions de chômeurs qui constituent un drame économique, social, culturel, une souffrance pour les familles, un gâchis humain, une déqualification, l’emploi des femmes est la priorité des priorités. En ce qui les concerne et en ce qui concerne les enfants, que dire de la précarité, de la pauvreté, de la souffrance psychique et de l’épuisement physique des familles monoparentales (expression « feuille de vigne » qui cache honteusement qu’il s’agit dans plus de 95% des cas de femmes seules qui assument les rôles maternels et paternels ; presque un enfant sur deux dans une classe à Saint Denis vit cette situation).

Plus l’identité professionnelle (identité secondaire) est proche de l’identité sexuelle (identité primaire) moins les femmes ont de droits sociaux, économiques et professionnels. En effet, on n’a pas assez relevé que les infirmières, les assistantes sociales, les sages-femmes affirmaient, en même temps que les revendications salariales, un droit à un statut social. On n’a pas assez remarqué qu’une absence de structure institutionnelle de dialogue, de partenariat social, tel qu’un syndicat spécifique (les syndicats traditionnels s’étant avérés insuffisants), les acculait à un mouvement social, une organisation sauvage aisément manipulable par des idéologues d’extrême gauche. La reconnaissance et la création d’un statut, d’une instance officielle de dialogue, seraient une médecine préventive, judicieuse à une crise sociale grave.
Ce dernier point transversal concernant les syndicats fait apparaître un thème prioritaire, urgent et oublié dans les « onze travaux ». C’est le chapitre de la santé conjugué à celui de la démographie.
La santé doit être considérée non seulement comme une valeur anti-maladie, mais comme une valeur pro-croissance et un enrichissement humain. C’est là que se mobilise aujourd’hui comme mouvement social, le Mouvement des femmes, à l’articulation subtile du privé, du domestique et du professionnel, preuve que ce mouvement n’était pas plus une mode que le mouvement écologique.
Le mouvement des infirmières, des sages-femmes et des assistantes sociales est l’héritier, peut-être inconscient, du mouvement des femmes de ces dernières années ; dans son ancrage socio-économique massif, il en constitue l’actualisation professionnelle. Il peut à tout moment basculer dans un mouvement autonome très déstabilisant, ou se constituer en parti politique rival.
Là se posent à la fois la question de l’identité sexuelle comme identité culturelle (les femmes sont des femmes et pas seulement des hommes, et c’est ce qui échappe au féminisme sectaire et universitaire) et la question de l’insertion de cette identité comme porteuse d’expériences spécifiques. Les relations qu’il y a entre ces métiers et les fonctions de génitrice et de mère sont évidentes.

Dès maintenant, et pour un moyen terme, apparaît la nécessité de poser, à côté du contrat de société (Socialisme) et du contrat de nature (Écologie), un contrat d’humanité où les femmes ont un rôle primordial à jouer.
En effet, si la Terre perd la boule, si l’environnement humain se dégrade, il ne faut pas oublier que le premier environnement de tout être humain, la première terre nourricière, c’est le corps d’une femme en gestation, d’une génitrice. S’il est stressé, s’il est porteur de drogue ou de maladie, s’il souffre, s’il est maltraité ou épuisé par les nouvelles techniques de reproduction assistée, il y a deux êtres humains qui se dégradent, dès le premier jour et tout le long de la grossesse. Les femmes, donc les hommes, sont en train de perdre leurs corps, et donc ceux des générations à venir. La maîtrise de la fécondité peut devenir, dans bien des cas, une stérilisation anarchique, physiologique et psychique. C’est une question de gynéconomie et d’écologie à la fois.
La santé est non seulement la sauvegarde d’un patrimoine, mais un enjeu de croissance, de rajeunissement et d’enrichissement de l’humain. Une Gauche véritablement laïque et démocratique ne peut laisser le traitement de ces questions aux autorités conservatrices et cléricales avec les solutions archaïques et répressives qu’elles proposent. Actuellement, les femmes, partout dans le monde, sont prises entre les intégrismes religieux, chrétiens et musulmans, et les harcèlements biotechnologiques. Une course de vitesse est engagée entre la puissance capitaliste, militaire et scientifique, et un socialisme démocratique, civil et de droit humain, pour les hommes et pour les femmes.
Ce contrat humain devrait faire apparaître que l’économie comme science qui oublie la procréation productrice de richesses, tout en prétendant penser la démographie, condamne les femmes et les hommes à un impouvoir démographique. Il n’y a qu’à voir ce qui se passe dans les zones surpeuplées de la planète, où la démographie peut exploser à tout moment en une revendication violente et en un pouvoir démographique négatif.
En ce qui concerne notre pays, ces questions de santé et de démographie ainsi définies réclament entre l’O.M.S. et le Comité national d’éthique, un Comité National de la Santé, où mettre en placr une stratégie de redressement.

Les femmes doivent lutter pour l’égalité civique et politique, et pour la différence sexuelle et culturelle. En d’autres termes, elles doivent élaborer une identité mixte dans une société d’hommes (comme un gouvernement socialiste-démocratique parle d’économie mixte dans un système capitaliste). Il leur faut une adaptation saine et forte à la société technique avancée, en même temps qu’elles ne doivent pas perdre de vue le développement d’un projet d’identité culturelle propre, pour passer d’une histoire homosexuée, répressive, inégalitaire et excluante, à une histoire hétérosexuée, féconde et juste.
Les femmes sont créatrices de richesses comme les hommes, dans leurs professions, et elles sont créatrices de richesses spécifiques avec leurs corps, dans les familles. Une société plus juste, plus moderne, plus humaine, se construira davantage par l’apport transformateur des femmes à cette société, que par leur accès à cette société telle qu’elle est. Plutôt que comme une masse sociale déprimée et paralysante, le socialisme démocratique, lucide et généreux, doit considérer les femmes comme une formidable forme d’enrichissement et de progrès.

 

Quelques propositions concrètes

– Élaborer une Déclaration universelle des droits et des devoirs des femmes.
– Développer la connaissance en sciences et cultures des femmes, en multipliant les Centres d’études et de recherches tels que, par exemple, l’Institut de Féminologie que j’ai créé.
– Renforcer la mise en évidence du thème transversal « femmes » à propos de chaque question, programme, stratégie, dessein grand ou petit, plutôt que de refouler ou d’isoler un courant femmes : en un mot, penser un P.S. politiquement hétérosexué.
– Renforcer également les alliances, les échanges, les dialogues, les ouvertures en direction des mouvements sociaux, des associations qui donnent du vivant au P.S. et ont reçu bien souvent en retour des coups et du vent.
– Structurer fermement la transversalité interministérielle, et à partir de la globalisation par le secrétariat d’Etat aux droits des femmes, créer des structures d’enquêtes participation et d’information-formation (par exemple une assemblée générale par an de toutes les associations de femmes) et des campagnes de médiatisation populaires (par exemple pour une loi anti-sexiste).
– Créer des groupes d’études, de mobilisation et d’action sur l’identité culturelle des femmes, et leur apport de richesses spécifiques à l’humanité, à l’universel.

Il faut que le plus grand parti de gauche cesse d’avoir peur des femmes, ne fasse plus semblant de les aider, et les encourage vraiment et sincèrement : son avenir en dépend.

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