LA MISOGYNIE, CE QU’IL Y A DE PLUS UNIVERSEL DANS L’HUMAIN
Gravidanza. Féminologie II, des femmes-Antoinette Fouque, 2007, Poche 2021)
Entretien réalisé par Florence Assouline, paru dans Marianne du 9 au 15 décembre 2002 (« Après trente ans de victoires du féminisme, femmes, le grand retour en arrière »).
Marianne — À force d’insister sur le sort des femmes du tiers monde, on pourrait croire que dans nos sociétés de droit, après trente ans de féminisme, les femmes en ont fini avec un certain type de violences spécifiques …
Antoinette Fouque — Dans un article récent, le Monde qui s’apitoie à juste titre sur les enfants d’Afghanistan, signale, en passant, qu’ « une femme meurt toutes les vingt minutes en Afghanistan des suites d’un accouchement »[1]. Chaque année, elles sont 500 000 dans le monde à perdre la vie au moment où elles la donnent et 300 fois plus qui en restent handicapées. Voilà une mort qui n’arrive qu’aux femmes. Sur tous les téléscripteurs du monde ici, comme là-bas, tombent de tels faits divers : 6 femmes par mois sont tuées par leur compagnon en France. On appelle cela les violences conjugales[2] ! Une jeune fille de quinze ans qui rentrait chez elle, à la campagne, a été torturée et tuée. « Elle était peut-être trop jolie », dit encore Le Monde[3]. Sohane a été immolée par le feu à Vitry-sur-Seine, pas au Bangladesh[4] !
Dedans, dehors, dans la famille, dans la rue, à l’école, sur les routes, dans les quartiers, dans les campagnes, dans les sociétés de droit comme ailleurs, riches ou pauvres, traditionnelles ou modernistes, à tous les niveaux d’analyse possible, les femmes ont affaire à cette prime de haine qui les vise, comme si leur corps doté d’une fonction indispensable pour l’espèce, la fonction génésique, la procréation, était l’objet d’une haine immémoriale.
Marianne — Vous insistez souvent sur le fait que l’ultra-libéralisme et la mondialisation pénalisent particulièrement les femmes. Hommes et femmes ne sont-ils pas égaux devant l’horreur économique ?
A.F. — Conjuguées au retour des religions (depuis les années soixante-dix) et aux « perversions » occidentales, la dérive libérale et la mondialisation ont indubitablement aggravé la violence réelle. Sans même compter la procréation, c’est-à-dire la reproduction du capital humain, les femmes, produisent deux tiers du travail, ne reçoivent que 10 % des revenus et ne possèdent que 1% des richesses. La mondialisation ne cesse de creuser ces écarts. Les femmes sont 75% des 1,8 milliards des personnes vivant en dessous du seuil de la pauvreté et en Europe même la pauvreté se féminise au galop. La litanie des discriminations vient comme en écho à la litanie des violences. Donc, non, hommes et femmes ne sont pas égaux non plus face à l’horreur économique, et c’est peut-être, et c’est sans doute, à cause de cette différence irréductible. Et toutes les incantations égalitaires n’y pourront rien.
Marianne — Mais le sentiment de régression dans nos sociétés n’est pas seulement lié à l’économie ! Il y a comme un retour de bâton, comme si on leur faisait payer leurs avancées…
A.F. — Il y a une première explication à ce backlash. Dès qu’un peuple ou un groupe essaie de sortir de l’oppression, la répression s’accroît. Et il y a eu, depuis ces trente dernières années, deux avancées inédites qui marquent toutes deux l’émergence des femmes dans l’histoire et la révolutionne : la maîtrise de la fécondité et la parité. Un tabou a été levé sur la procréation. Rien d’étonnant à ce que se soulève en réponse une protestation virile, la même qui avait renvoyé les femmes à ne pas exister dans l’histoire. C’est le nouveau machisme.
Plus profondément, mon hypothèse est que si ces violences réelles ne cessent de croître dans les sociétés occidentales au point qu’on ait le sentiment d’une régression malgré les avancées des trente dernières années, c’est que l’ennemi principal de la libération des femmes n’a pas été suffisamment désigné, c’est-à-dire le monisme mâle, l’androcentrisme comme seul représentant de toute l’espèce humaine. De la Grèce antique aux monothéismes et à l’égalité républicaine, il n’y a que du Un : un seul Dieu, mâle, une seule libido, phallique, une seule citoyenneté, neutre, un seul sujet, universel, un seul individu monadique, hors connexion. La voilà la violence symbolique : la procréation est exclue du symbolique pour que s’érige sur elle un phallocentrisme qui détourne, exproprie, et s’approprie la fonction génésique des femmes. “Il y a tout de même une chose qui échappe à la trame symbolique, c’est la procréation dans sa racine essentielle, qu’un être naisse d’un autre”, disait Lacan.
Marianne — En quoi l’égalité républicaine et donc l’universalisme se retournent-t-il contre les femmes ?
A.F. — La misogynie est ce qu’il y a de plus universel dans l’universalisme. La haine de cette “race des femmes”, comme disait Euripide, qui fait les enfants. Et si les violences, c’était ce symbolique-là qui ne cesse de revenir dans le réel ? La passion de l’Un exclut les femmes de l’ordre symbolique et les brutalise et les discrimine dans tous les autres champs et à tous les niveaux. La vraie violence, c’est d’en faire une race à part, tout en exploitant leurs ressources charnelles, en s’acharnant sur le premier environnement de l’être humain, leur corps, en substituant un pouvoir divin et/ou meurtrier à leur pouvoir faire génital. Je vous rappelle le slogan de Mai 68 : “le pouvoir est au bout du phallus, au bout du fusil”, c’est encore vrai aujourd’hui.
Marianne — Dans le tableau que vous dressez, que peut apporter la parité ?
A.F. — Freud avait repéré dans l’histoire humaine trois types de vexation qui avaient rencontré une résistance d’ordre, non pas intellectuel, mais affectif : la vexation cosmologique avec Copernic, la vexation biologique avec Darwin et la vexation psychologique avec la découverte de l’inconscient. Aujourd’hui, la parité déclenche la quatrième vexation, la vexation génésique. Et puisque l’espèce humaine dépend encore des femmes pour la procréation, mieux vaut essayer de penser “avec” la parité. Il y a deux sexes. Il y a deux libidos. La parité, c’est la reconnaissance que l’un des deux sexes est en charge de la procréation, et la symbolisation de cette procréation. Là où la fonction génésique est dite être un obstacle à l’égalité, la parité peut faire apparaître au contraire qu’elle en est le moteur, en même temps qu’elle est le cœur de la démocratisation.
Marianne — Plus qu’un outil politique, la parité serait donc un acquis symbolique…
A.F. — La parité est à la fois un outil d’analyse de la misogynie, de mise en évidence des disparités, de rééquilibrage en chantier, de démocratisation permanente. Au-delà de sa dimension quantitative, elle permet un saut qualitatif, de transformation des mentalités et du dogme symbolique. Je parlais au commencement du MLF de « révolution du symbolique », je dirais plutôt aujourd’hui d’élargissement. La parité en politique, c’est la reconnaissance que le peuple étant constitué de deux sexes, le gouvernement doit l’être également. Elle nous introduit à une autre logique, celle du deux, au moins deux, tiers inclus. Loin de heurter de front le fondement universaliste de nos valeurs, la parité, en sa logique générative, lui donne sa véritable dimension démocratique. Du partage charnel à un couplage politique équilibré, c’est là que peut se réaliser une humanité féconde. Face au credo de la personnalité libérale, égoïste, “recevoir, prendre, demander”, la parité est porteuse d’une éthique du don, “donner, recevoir, remercier”. La dernière chance des pays de droit, ce sera la parité comme sortie de l’économie de la guerre généralisée, de tous contre tous et toutes, du terrorisme, pour entrer dans le temps de la fécondité.
[1] Le Monde, 15 novembre 2002
[2] Rapport officiel sur les violences, 2001
[3] Le Monde, 27 novembre 2002.
[4] Le 4 octobre 2002, à Vitry-sur-Seine, Sohane, jeune fille de dix-sept ans, était brûlée vive. Cinq jours après, Antoinette Fouque adressait une lettre à Blandine Kriegel, chargée de mission auprès de la Présidence de la République, et appelait à une grande mobilisation pour que ce crime soit reconnu comme sexiste au même titre que les crimes racistes et homophobes. Le 14 octobre, le Président de la République annonçait la création d’une « autorité indépendante ayant pour objet la lutte contre toutes les formes de discrimination, notamment sexistes », la HALDE, qui a vu le jour le 30 décembre 2004.