ON BRÛLE UNE FEMME
Il y a deux sexes. Essais de féminologie, Gallimard collection Le Débat, 1995 et 2004 (édition revue et augmentée), Poche Folio n°161, 2015 (édition revue et augmentée)
Extrait de la lettre envoyée à Blandine Kriegel, en tant que présidente de l’Alliance des femmes pour la démocratie, chargée de mission auprès de la présidence de la République, lors de l’assassinat de Sohane, brûlée vive à Vitry-sur-Seine le 4 octobre.
Vous avez bien sûr eu connaissance du « fait divers » qui s’est produit le 4 octobre 2002, à Vitry-sur-Seine : l’assassinat d’une jeune fille de dix-sept ans, Sohane, brûlée vive dans le local à poubelles d’une HLM de banlieue où elle avait été emmenée de force et enfermée par un amoureux éconduit, épaulé par plusieurs garçons de la cité.
Le même jour, un jeune homme d’origine maghrébine était tué par balles, à Dunkerque, par un ivrogne forcené. D’emblée, cet acte a, justement, été qualifié d’assassinat raciste et a été condamné par les plus hautes autorités de l’État. Le racisme est un « cancer qu’il faut extirper de notre société » a dit le ministre de l’Intérieur. En revanche, l’assassinat barbare auquel la jeune fille a succombé, malgré son caractère manifestement sexiste, n’a pas été interprété comme tel et n’a suscité aucune protestation officielle.
Deux poids, deux mesures aussi du côté des médias et de l’opinion qui ont abondé dans ce sens : manifestations de colère et de violence en conséquence pour le jeune homme, silence abyssal pour la jeune fille.
Or, le meurtre de Sohane est structurellement de même nature que le rabaissement général des femmes dans les cités. La mort, cette fois, dévoile la finalité de l’insécurité et des violences dont elles sont victimes.
Depuis de nombreuses années, j’ai inlassablement plaidé, auprès du président de la République, en 1992 notamment, lors des conférences des Nations unies – droits de l’homme en 1993 et femmes en 1995 -, puis durant mon mandat européen, de 1994 à 1999, au sein des Commissions des droits des femmes, des Libertés publiques et des Affaires étrangères, pour que les droits des femmes fassent partie intégrante des droits de l’homme et pour qu’une loi antisexiste, sur le modèle des lois antiracistes existantes, permettent de lutter contre la misogynie :
– en France, en proposant une modification de notre Constitution pour que le bénéfice des droits « inaliénables et sacrés » consacrés par le Préambule de 1946 soit reconnu à « tout être humain, quel que soit son sexe, et sans distinction d’origine ethnique, de religion, d’opinion, et d’orientation sexuelle »[1];
– au niveau international, en faisant inscrire, par une intervention directe auprès d’Ibrahima Fall, secrétaire général de la Conférence sur les droits de l’homme en 1993, les droits fondamentaux des femmes comme faisant « inaliénablement, intégralement et indissociablement partie des droits universels de la personne humaine »
– en Europe, en élargissant les luttes contre les discriminations racistes, xénophobes, antisémites aux discriminations sexistes (misogynes et/ou homophobes) et en amendant en ce sens textes, rapports et résolutions.
Depuis plus de trente ans, l’inscription et l’application de cette exigence, vous le savez, ont rencontré et rencontrent encore de très vives résistances. Cependant qu’aujourd’hui en France, en Europe, en Inde ou au Bengladesh, comme partout dans le monde, des femmes sont immolées.
Le Président de la République, Jacques Chirac, l’a dit avec force à Johannesburg : « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs… La terre et l’humanité sont en péril et nous en sommes tous responsables… Nous ne pourrons pas dire que nous ne savions pas ! Prenons garde que le XXIème siècle ne devienne, pour les générations futures, celui d’un crime contre la vie ».
Cette fois, c’est le corps d’une femme, la première maison, la maison charnelle de tout être humain, qui a brûlé. Pouvons-nous ne rien faire, ne rien dire ?
Je compte sur vous pour nous aider dans notre action de prise de conscience, de pédagogie et d’amendement du droit.
[1] L’attentat qui vient de frapper Bertrand Delanoë rappelle la nécessité de cette mention.