ROSSELLINI, BERGMAN OU L’AMOUR GÉNIAL
Gravidanza. Féminologie II, des femmes-Antoinette Fouque, 2007 (Poche, 2021)
Texte paru dans Les fiches du cinéma, 70 ans. Mémoires de cinéphiles pour les 70 ans du Festival de Cannes mai 2004.
Au cinéma, mes plus belles émotions, je les dois à Ingrid Bergman : l’actrice absolue. C’est juste après la guerre. Après les bombardements de Marseille, ville éventrée par les bombes. La fin de l’enfance. Tous les films d’Alfred Hitchcock passent au Gyptis de la Belle de Mai. Un jour, la First Lady d’Hollywood – Technicolor écrit à l’homme de Rome ville ouverte : « ti amo ». Ciné-Monde raconte le scandale, Ciné-Revue donne même leur adresse à Rome : via Bruno Buozzi… J’irai en pèlerinage dix ans plus tard. Pour elle, c’est le retour au Noir et Blanc, cendres et soleil aveuglant.
A Stromboli, elle se perd, s’épuise jusqu’à tomber, enceinte, comme dans sa vie. Dans Europe 51, la star s’éclipse derrière la mère indigne d’un enfant qui se suicide. Avant La Peur, la torture de Angst, c’est en 1953, l’expérience de Voyage en Italie, plein Sud, au centre de l’inconscient, aux origines du vivant.
Les Joyce, riches anglais décalés, en Bentley, conduite à droite, roulent vers Naples, sur fond de mandoline. Ils viennent pour hériter d’un oncle, Homer. Lui, flegmatique et dur ; elle, gauche et glamour, enthousiaste et angoissée, tremblante, émouvante, toujours en mouvements. Degré zéro du couple sans enfant, en découplaison. Inhibition de contact. Cancers des cœurs. Il la frôle, elle se raidit. Elle s’approche, il la blesse. Elle a peur de la malaria. Ils ont peur de la maladie de l’amour. Deux ego l’un à l’autre étrangers. Chacun sa vie, son lit, son rêve, son film, sa jalousie, son labyrinthe et ses Holzwege intimes.
Odyssées divergentes de deux errants en désamour. Cure guidée, sous la direction flottante, la neutralité à peine bienveillante du maestro cinéaste, présent et invisible, partout, comme Dieu dans sa création. La voiture, la villa, la ville et ses musées, comme autant d’enclos analytiques.
Naples, hantée de religieuses et de femmes gravides ; de lesbiennes entre elles et d’une Gravida à la cheville cassée, bandée. Naples-stérile, Naples-féconde. Et la double syntaxe de l’inconscient, le masculin / le féminin, l’obsessionnel et/ou l’hystérique. Deux continents noirs, parallèles, qui ne pourraient se rejoindre qu’à l’infini.
Dehors, en Europe, la guerre froide. Ici, dedans, la guerre des genres. Histoire et inconscient. Politique et psychanalyse. Archéo-géo-logie. Yellowstone et Pompéi. Sade aussi a fait son Voyage en Italie, avant Freud.
Rossellini, Deus ex machina, essaie de sauver son couple du divorce annoncé, avant de basculer avec La Peur, l’année suivante, du côté de la destruction. Pari pascalien. Le couple enlacé, enseveli depuis deux mille ans, le Phénix à deux sexes, renaîtra de ses cendres. La procession finale sépare une dernière fois l’homme et la femme en perdition, pour mieux les réunir. Régression progrédiante. Miracle de l’amour. A condition de ne pas perdre le Sud, la mémoire, le sens, le désordre, la vie, le volcan matriciel.
Infini justement, l’itinéraire mystico-analytique, comme seule Avventura. Épiphanie joycienne. Moment de pure grâce. Élan de gratitude. Extase de l’apesanteur où les ego jusque-là incompatibles, de duel en duo, de transport religieux en transfert amoureux, s’enchaînent érigés, comme en résurrection, au milieu des fidèles prosternés.
Héritier d’Homère, de Socrate, de François d’Assise, de Sade, de Freud, de Joyce et de bien d’autres, Rossellini invente avec Ingrid Bergman, dans l’Europe en éruption des années cinquante, le cinéma moderne et le couple contemporain. « Ti amo » est le mot de la fin.