LA CRÉATION EST-ELLE SEXUÉE ?

janvier 2008 | |

Génésique. Féminologie III, des femmes-Antoinette Fouque, 2012 (Poche, 2021)

Echanges avec Marie-Laure Bernadac, conservatrice générale chargée de l’art contemporain au musée du Louvre, et Catherine Lopes Curval, peintre, au cours d’une visite de l’exposition Louise Bourgeois au Centre Pompidou en 2008, à l’occasion du film réalisé par Julie Bertuccelli Antoinette Fouque. Qu’est-ce qu’une femme ?, pour la collection Empreintes (diffusé sur France 5 en octobre 2008 et produit par Cinétévé et Fabienne Servan-Schreiber, complété par des bonus dans sa version DVD en février 2010).

Marie-Laure Bernadac – Il y a énormément à dire sur l’œuvre de Louise Bourgeois que l’on découvre juste grâce à cette exposition. Mais son apport n’a jamais été théorisé d’un point de vue esthétique dans l’histoire de l’art.

Antoinette Fouque – On n’a jamais vu ces formes pulsionnelles, en effet. Ce sont des œuvres organiques. Louise Bourgeois et ses volumes font surgir en moi des sensations d’état pré ou para épileptique de chute dans le sommeil ou de forte fièvre enfant, où surviennent des pensées images, des pensées sensorielles, des pensées primitives, absolument charnelles, à la source de la pulsion. Il s’agit d’une sculpture non figurative, qui exprime ou imprime dans la matière des affects intimes, innommables, inconnus, les boules de l’angoisse par exemple, l’angoisse comme sixième sens à la frontière du monde visible et invisible – le réel, la chair nue en relation avec l’inconscient. L’art dit le sexe de la chair où il se trame, où il s’invente, où il s’angoisse. Ce n’est pas Brancusi, ce n’est pas Giacometti : c’est, plus encore que l’émotion, la pulsion et l’affect. C’est à cela souvent qu’elle donne forme.

Catherine Lopes Curval – Elle est toujours dans un réel, dans un vécu. On a souvent entendu que son œuvre pouvait faire penser à du surréalisme ; je trouve qu’il n’en est rien, justement, elle en est très éloignée parce qu’elle a un regard introspectif.

A.F. – Louise Bourgeois, c’est le réel en sculpture, en volume. D’ailleurs, ses dessins, ses peintures sont aussi des partitions, des sensations, des répétitions, des jeux, mais pas des représentations. Sauf quand elle illustre un concept, l’hystérie par exemple, et qu’elle transforme la forme obligée du corps hystérique, en le faisant exprimer par un homme alors que l’on croit encore, cent ans après Freud qui a posé le contraire, que l’hystérique est une femme ; non, c’est l’empreinte de l’utérus sur un corps d’homme ou de femme. C’est un art hyper contemporain.
Il y a la cellule première, la masse cellulaire, et puis l’architecture. Je trouve dans son œuvre une espèce de préfixe ex- qui est la marque de la création : s’exprimer, explorer les sensations, le corps, et exister. Son travail convoque tout le spectre des outils de l’exprimable – de l’existence à l’insistance -, le jeu du « in », interne, inconnu ou impossible, retourné en « ex », extimation des pulsions, de l’intimité.
En cela, elle est une artiste universelle. Son imaginaire ne refuse rien, prenant le risque du réel, de son interprétation et de son expérience, le risque du sans limite ou des limites de la matière choisie : textile, marbre, bois…

M-L. B. – C’est la première à avoir montré ces formes pulsionnelles.

A.F. – C’est une révolution dans l’art, figuratif ou non figuratif. Et elle est sûrement rendue possible par le fait que les femmes peuvent maintenant être librement à l’écoute de leur gestation. Et ce n’est pas un hasard si c’est en rapport avec l’expérience de la grossesse. On a l’impression que c’est enraciné, surgi des affects, des émotions, des pulsions de ce mouvement de régression et de réintégration des pulsions qu’il y a justement dans la grossesse : Louise Bourgeois est à la fois l’embryon, le fœtus et celle qui le fabrique en même temps. C’est plus que touchant, c’est bouleversant, on voit ce qui n’a jamais été vu. C’est à la fois complètement angoissant et complètement exaltant.

M-L. B. – Pourquoi angoissant ?

A.F. – Parce que dans la grossesse, à côté de la folle espérance, il y a aussi l’angoisse de ce qui se passe, qui est sans mots, qu’on ne comprend pas, et elle l’exprime par des formes, c’est unique !
C’est là que Louise Bourgeois est notre contemporaine : elle est la femme artiste qui surgit après la maîtrise de la fécondité, quand la gestation peut être de l’ordre du désir. A l’époque des luttes pour l’IVG, nous proclamions « un enfant si je veux, quand je veux » ; elle veut, et elle sait qu’en disant « je veux » elle veut aussi créer, elle n’abolit pas l’un au profit de l’autre : elle est créatrice et procréatrice.
C’est une œuvre charnelle et matérialiste à la fois. Il y a une sorte de perfection dans les matières, dans les formes, dans les visions intérieures, qui en fait l’artiste du XXIième siècle : elle a traversé le XXième et elle a atterri au XXIième.

M-L. B. – Il est très intéressant de voir que ses premiers dessins représentent l’accouchement, la maternité, et ses dernières œuvres aussi. Et pourtant, à 96 ans, ce n’est pas forcément un évènement réel ! C’est comme si c’était vraiment sa matrice éternelle.

A.F. – Il y a longtemps déjà, j’avais programmé une collection « Une femme à l’œuvre » qui renvoyait à « Une femme en travail ». Le mot « travail » a été capté par Freud du côté du rêve, mais le travail du rêve est une gestation et un accouchement à la fois.
Je crois que Louise Bourgeois a pris en charge que toute œuvre d’art était gestation et mise au monde de quelque chose d’unique, d’irréversible.
Les hommes le font, cérébralement, on dit qu’ils ont du génie. Mais on dit rarement des femmes qui le font qu’elles sont géniales. Je crois que le génie est là, dans ce travail de la génitalité, et qu’il faudra bien reconnaître un jour que les femmes aussi – et peut-être les femmes d’abord – ont ce génie.

M-L. B. – Cet apport de la maternité a été souvent contesté – excusez-moi de le dire – par beaucoup de féministes. Vous évoquez la force de la procréation, physique, métaphorique, qui traverse son travail du début à la fin, et vous l’évoquez à propos des formes que l’on perçoit souvent comme uniquement masculines et phalliques. Mais vous dites très justement que ça ressort de la même énergie, du même désir, qu’il n’y a pas de différence masculin féminin dans ces formes protubérantes.

A.F. – Je trouve qu’il y a justement une différence homme femme, mais qui dans la gestation (je préfère parler de gestation plutôt que de maternité) tient compte de l’apport de l’homme – d’autant plus qu’elle a mis au monde des garçons ! Ses œuvres sont très marquées par une viscosité, une fluidité, même dans la matière très solide et très compacte qu’est le marbre.

C.LC. – Elle recrée le symbole de la maison dans des installations faites avec des matériaux de récupération.

A.F. – Évidemment, il y a des thèmes liés à l’inconscient figuratif, pré-conscient ou même tout à fait conscient, le lieu classique de la rêverie sur la maison qui a un toit, la maison protectrice et la maison hantise, l’unheimlich lié à toute maison finalement, même celle qu’on a construite puisqu’on l’a justement construite avec l’inconscient.
La maison est le deuxième ventre, une fois sorti du ventre maternel. J’ai beaucoup travaillé sur les voix qu’on entend quand on est dans l’utérus, mais dans la maison, quand on est petit, c’est pareil : on laisse un peu de lumière et les enfants s’endorment en écoutant les voix, se réveillent de la même façon. C’est aussi un environnement matriciel. C’est protecteur, et ça peut être enfermant. Ce qui est beau, chez elle, c’est que l’araignée soit protectrice, justement ! C’est un retournement.
En même temps, elle échappe complètement à la condition domestique dans son œuvre. Il n’y a pas ce côté « féminin » qu’on trouve parfois dans les œuvres de femmes. Par exemple, quand elle retrouve la tapisserie, elle fait des bustes quasiment romains. Il y a une condensation et un déplacement des affects et des rêves qui est l’empreinte de l’art.

C.LC. – Vous parlez de l’importance de la voix : Louise Bourgeois chante des comptines, et elle le fait avec beaucoup de malice ! On a l’impression qu’elle a travaillé tout son art, toute sa vie, pour retourner à la toute petite enfance, retrouver la créativité de l’enfant – Picasso l’a dit : « Il m’a fallu toute une vie pour apprendre à dessiner comme un enfant ». Au vu de son œuvre, on dirait qu’elle a vécu avec une plénitude totale sa vie de femme, toutes les étapes de la féminité, pour retourner à l’essentiel et à l’enfance. Un artiste reste avant tout un enfant.

A.F. – Il n’y a pas que les artistes. Je pense que si les femmes vivent très longtemps, c’est souvent parce qu’il y a ce renouvellement de contact avec l’enfance ; et puis, c’est de l’ordre d’une transmission – qui n’est d’ailleurs pas un retour. Djuna Barnes disait : « La vie devrait se dérouler autrement : on devrait naître vieux et s’avancer vers l’enfance ». C’est exactement ça. Très jeune, je pensais que l’enfance était au bout de la vie.
L’oisiveté bénie de l’enfance est une manière de sortir du travail, du trimage et d’être dans une sorte de béatitude, oisive en effet. Baudelaire écrit que le génie, c’est « l’enfance nettement formulée ». Louise Bourgeois a formulé et reformulé toute sa vie ses passions, ses pulsions, ses obsessions d’enfance. La vie enfantine, mais la vie intime, encore une fois ; le trauma, mais pas seulement, les joies aussi. D’ailleurs la maison dont elle a fait faire une maquette en marbre est la maison d’enfance, la première maison.

M-L. B. – Plus elle avance en âge, plus il y a cet aspect régressif vers l’enfance.

A.F. – Une régression, oui, métabolisée, métaphorisée par le corps. Je pense à cette jeune chanteuse, Camille, qui fait des percussions corporelles, se tapant sur le corps un peu comme les Pygmées ou les Africains qui émettent des sons très monocordes[1]. Vous savez qu’Hölderlin disait que sa mère, enceinte, lui avait fait écouter de la musique, pour qu’il soit poète ou musicien ?

M-L. B. – L’eau est importante dans son œuvre. Les larmes et toutes les humeurs du corps, l’humidité, les scènes de naissance.

A.F. – Il y a quelque chose de très ludique. Ce n’est pas du tout érotique au sens pornographique du terme. C’est un embrassement, des couples enlacés à l’infini, l’infini du deux. Plutôt que « le zéro et l’infini », le deux et l’infini de l’engendrement : la couplaison du deux sexes ouvre sur l’infini. C’est un érotisme génital, c’est-à-dire génial, fécond et fertile, sinon ce serait une obsession ; mais c’est une passion.

M-L. B. – Avec de la souffrance.

A.F. – L’obsessionnel revient toujours à lui-même, il est fixé sur le moi. Là, c’est toujours avec l’autre. Elle est habitée par de l’autre. Je disais au début du MLF que ce qui distinguait une femme était qu’elle était toujours en capacité d’autre, par sa compétence particulière. Elle l’exprime tout à fait. Mais l’homme n’est pas absent : il n’est ni réduit à une fécondation in vitro ou à un spermatozoïde, ni absent : il est là, tout à fait présent dans son corps….

M-L. B. – L’exposition ferme mardi et part en partie au Guggenheim à New York. Cette médiatisation est assez rare pour une artiste femme.

A.F. – Les femmes artistes sont absentes des musées, du marché de l’art ; et comme elles sont invisibles, il y a aussi une dévaluation de leurs œuvres. Il y a quatre ans, des amis qui ont une fondation ont enrichi les collections de Beaubourg pour plusieurs centaines de milliers de dollars, il n’y avait pas une œuvre de femme ! Il a fallu intervenir pour que trois artistes soient représentées : Aurélie Nemours, Geneviève Asse et vous, Catherine Lopes Curval.
Je pense que chaque fois qu’on fait un geste de solidarité envers elles, on donne du courage aux femmes pour s’exprimer davantage et nous arrivons à sortir de l’invisible. J’ai lu qu’à l’époque de Camille Claudel 280 femmes exposaient déjà, dont on a perdu jusqu’au nom.
A chaque niveau, la violence est la même : la violence psychique, la violence symbolique, la violence culturelle, la violence idéologique…. C’est une violence qui s’adresse à cette compétence particulière que les femmes ont et que les hommes n’ont pas – une compétence qu’on retrouve exaltée chez Louise Bourgeois et qu’on peut libérer.
Nous sommes en train de constituer un tout petit musée comptant 240 artistes qui ne sont pas n’importe qui ; ce petit musée va servir d’aiguillon à de plus grandes expositions, j’espère ! Et nous avons lancé aux Éditions des femmes un vaste projet, celui d’un Dictionnaire des Femmes Créatrices, qui va prouver que les femmes sont créatrices dans tous les domaines.

M-L. B. – Il y a encore beaucoup à faire !

A.F. – Il faut une stratégie politique.
Si nous persistons, et si les femmes se mettent à désirer cette prise de conscience, cette libération, ce mouvement permanent, elles se manifesteront… Pour le moment, c’est encore très difficile pour la majorité des femmes du monde. Cela dit, les femmes se sont toujours exprimées, en Afrique, en Asie, dans tous les pays ; mais ça leur est interdit, et même si elles le font, l’étape suivante est censurée. Il y a cette espèce de plafond de verre partout, à tous les degrés, du réel au symbolique, qui fait que çà n’explose pas au niveau de la civilisation. Ça existe, mais underground. Çà insiste ! Il faut persister à insister.
Cela peut paraître surprenant de parler de droits ici, dans ce temple de l’art, mais c’est bien, finalement, de droits et de luttes pour les droits qu’il s’agit. Si on le perd de vue et qu’on se contente de l’ego et de la singularité nécessaire et vitale, sans la solidarité et un mouvement pluriel, massif, collectif, universel, une à une n’y arriveront jamais.

 

[1] J’ai écouté récemment son nouvel album (Ilo Veyou, 2012) ; dans la chanson J’ai tout dit, elle parle et chante sa grossesse : il y a la totalité, la rondotité de la procréation, de la création du réel, de l’imaginaire des différents personnages qui chantent, et de la symbolisation, avec très peu de mots, portés par le chant a capella, peu d’instruments, quasi le corps seul.

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