FEMINOLOGIE

janvier 2012 | |

Géni(t)alité. Féminologie IV, des femmes-Antoinette Fouque, 2023

À l’occasion de son entrée dans l’édition 2012, le Petit Larousse illustré a demandé à Antoinette Fouque quel mot elle souhaiterait voir figurer dans le dictionnaire.

 

Dès la création du Mouvement de libération des femmes en octobre 1968, accompagnée par celle du groupe de recherche théorique et pratique Psychanalyse et Politique, j’ai proposé aux femmes de faire un bond au-dehors, de se porter hors du lieu de la forclusion, d’être folles mais en liberté. Entre le logos des hommes et celui des femmes assimilées, j’ai voulu donner à entendre le discours de femmes non castrées de leur utérus, afin de réussir là où l’hystérique échoue, en travaillant sur leur libido qui n’a jamais eu voix à l’Histoire[1].

Nous, des femmes, nous ne sommes pas ignorantes, nous avons une connaissance acquise par notre expérience particulière dans l’espèce. Entre ce que j’appelle science des femmes, et le savoir scientifique qui passe par l’université, auquel il faudrait accéder pour avoir un certain statut dans l’ordre du pouvoir symbolique, il y a un abîme ; comment établir un pont entre les deux ?

Il fallait créer un champ analytique, politique, où la femme dans son universalité existe.

Mon intention n’était pas de créer un philosophème femme ou d’essayer de situer un sujet, qui n’existe pas, comme objet dans un savoir qui justement l’a forclose ; mais au contraire, à partir de son existence d’existante et de ses expériences, donc de sa situation et de sa condition historique, de créer un champ vers lequel les autres savoirs affluent et viennent se faire questionner.

La voix des femmes nécessite l’élaboration d’une langue différente, où logos et pathos ne s’opposeraient plus, d’un discours qui porte sur cette expérience particulière qui est la permanence femme sous les différentes figures de genre, que ce soit le maternel, le féminin ou le féministe[2].

Alors qu’en 1970 le féminisme se détachait du Mouvement de libération des femmes, j’ai pris mes distances face à cette idéologie – car tous les –ismes sont des idéologies. L’enjeu me semblait être pour les femmes une mutation de civilisation et une mise en cause de tous les savoirs, et de la question même du savoir par rapport à la connaissance.

C’est à partir du travail scientifique qu’on arrive à résister à la puissance des idéologies. Il m’a donc fallu trouver un champ inédit, que j’ai établi en parallèle avec la sociologie.

Si on s’intéresse à la société, est-on automatiquement socialiste ou a-t-on le droit d’être « sociologue » ? Si on est du côté d’une investigation scientifique de la société, on est sociologue, on n’est pas socialiste : socialiste, c’est un engagement idéologique et politique. Je voulais être une femme se préoccupant scientifiquement et subjectivement de penser la condition historique et humaine des femmes, une féminologue, et j’ai créé ce néologisme : la « féminologie ». La féminologie est un terme de pensée qui s’articule à l’action : la pensée féminologique amène à une action d’accomplissement de la démocratie.

L’existence, donc le rôle des femmes dans l’humanité, passe par la création de ce champ épistémologique qui étudie non seulement l’économie, le politique, la société, le culturel, le linguistique et l’archéologique, mais évidemment l’évolution humaine aussi sur le plan biologique et génétique. C’est une part de l’histoire humaine, et de ce fait aussi de l’ethnologie, de l’anthropologie, de toutes les sciences humaines. De toutes les sciences expérimentales. La place des femmes exige une transdiciplinarité – ce que les « women’s studies » américaines ont compris depuis longtemps – sans exclusive.

Cette nouvelle science permet une retraversée de tous ces savoirs qui mettent les femmes en situation de ne jamais être sujet du discours mais au mieux en position d’hystérique, au pire en position de paranoïaque. La féminologie est un bond en dehors des savoirs constitués, un passage d’un mode de pensée idéologique ou religieux à un mode de pensée scientifique et matérialiste.

 

L’expérience de la grossesse, expérience propre aux femmes dans l’espèce parlante et pensante, mais surtout expérience universelle (même si chacune ne la réalise pas), doit avoir une conséquence dans le procès d’humanisation. Bien qu’elle soit dite « naturelle », elle est hautement culturelle. En tant qu’aventure immémoriale, culturelle, historique, strictement humaine, elle devrait être symbolisée et prendre sa place dans tous les grands récits ; or l’anthropologie qui, comme son nom l’indique, est androcentrée, l’écrase et la forclot totalement.

Quoi de neuf dans l’espèce humaine, pourrait-on demander ? L’émergence des femmes et de la génésique, science de la sortie de la métaphysique, de la reconnaissance du réel et de la prégnance de la chair : de l’âge de la pierre taillée à aujourd’hui l’âge du bio, la chair est une interface entre le vivant et le pensant. La génésique (ou gynéconomie) est la pierre d’angle de la féminologie.

Entre les hommes et les techniques, il y a des femmes qui possèdent un organe propre à créer et travailler ce cinquième élément qu’est la chair humaine. Ce n’est pas une machine, ce n’est pas une usine, c’est un organe qui transforme par un mouvement incessant une matière première vivante en un embryon, un fœtus, un enfant équipé pour parler et penser, doué d’un cerveau et d’un corps.

Tant qu’on représentera dans le dictionnaire l’anatomie humaine par un dessin de corps d’homme, on restera dans la clôture et la stérilité du Un. Pourtant Léonard de Vinci se préoccupait de l’enfant in utero, et Diderot, dans ses Éléments de physiologie, notait que l’enfant a appris in utero ce qu’il sait en naissant. « La raison ou l’instinct de l’homme est déterminé par son organisation et par les dispositions les goûts, les aptitudes que la mère communique à l’enfant qui pendant neuf mois n’a fait qu’un avec elle.[3] » Il a également consacré une planche à l’utérus dans l’Encyclopédie, et s’est fait gynéconome[4].

La science aujourd’hui doit penser avec cette force considérable de proposition scientifique et éthique, humaine, vivante, que sont les femmes douées d’un taux de fécondité maîtrisable. C’est là que le rêve de Diderot en quelque sorte se réalise et qu’une science biopsychique, une métaphysiologie peut se mettre en place.

« Femme » n’est pas une essence : c’est une utérologie – le sexe parle[5], sorti de la forclusion, il peut devenir organe symbolique – ; c’est également une gynécologie – un logos des femmes devenu malheureusement un terrain uniquement médical ; auxquelles on ajoute la gynéconomie.

Comme Freud dit que la psychanalyse, qui est le discours de l’inconscient, comprend une dynamique, une économie et une énergie (ce qu’il expose dans « L’Esquisse »[6] où il attribue d’ailleurs aux femmes l’invention de l’éthique), utérologie, gynécologie, gynéconomie, donnent la féminologie, science humaine qui part de l’expérience génésique et pose la femme de l’affirmation, la femme des existants.

Le MLF n’a jamais autant existé à l’intérieur de chaque femme que quand elle montre de la curiosité ou qu’elle écrit sur ce pays-là, qu’elle fait un travail de création sur la procréation, sur les neuf mois, sur la gestation comme processus de régression réintégratrice[7], et de retraversée de la filiation, des strates de l’évolution.

On pourrait dire que la féminologie, entre anthropologie et psychanalyse, est une psychanalyse des origines, de la conception à la naissance, vitale pour comprendre la formation de l’inconscient, la psychogenèse de la vie sexuelle et des névroses, de la vie de l’esprit comme du corps. Comme Georges Dumézil est historien des origines, je me veux la psychanalyste des origines.

Il nous faut de l’audace pour risquer une synthèse ou une théorie de la (r)évolution.

Il nous faut nous libérer de la peur[8] ; l’écoute libère de la peur, mais pour accéder à la conscience, il faut laisser parler d’abord l’inconscient, il faut reconstituer un lien, pratique et théorique, avec le premier environnement qui permet la vie (le corps maternel), être à l’écoute de l’avant mère. L’hospitalité charnelle, c’est l’acceptation d’un corps étranger, psychique pour l’analyste et charnelle pour une femme, toute femme.

Chaque femme est le lieu d’où nous venons. Les hommes ont voulu contrôler fécondité et migration en fermant l’utérus comme une frontière, alors que c’est une terre infinie que toute l’humanité peut traverser, sans passeport. Le concept de nation ou de nationalisme engendre la guerre, alors que le modèle matriciel offre une hospitalité sans condition : ce sont la chair et l’amour qui offrent le permis de séjour.

L’enfant qui vient, pour chacun de nous, porte le même et l’autre : qu’il soit de même sexe que moi ou de sexe différent, il porte l’empreinte de mon propre corps et d’un autre corps qui n’est plus étranger puisqu’il se conjugue avec le mien. Il porte lui-même cette faculté d’engendrer une part de soi conjuguée à une part de l’autre qui n’est pas hostes mais alter, pas un ennemi mais différent.

La féminologie, c’est la pensée de l’expérience d’une libido qui n’est pas à priori la libido dominandi, ni la libido sciendi, mais une libido qui a à faire avec la création, une libido creandi. Il s’agit de permettre une symbolisation nouvelle, un accès à la pensée sur laquelle on continue de s’interroger, qui ne se fonde pas sur le refoulement ou la forclusion, une pensée ouverte aux deux sexes – puisqu’il y a deux sexes et qu’ils sont féconds l’un par l’autre. La féminologie est radicalement matérialiste, elle est fondée sur l’expérience.

 

Pourquoi la féminologie en ces temps difficiles ? Elle apporte dès la création du mouvement, en 68, la réponse à la question « Qu’est-ce qu’une femme ? »

Avec le MLF, j’ai voulu libérer la femme dans la mère, en saisissant ce qui fait qu’elle est exploitée en tant que mère. On pourrait parler d’une « utopie génésique ».

Avant un savoir sur le corps, il y a une connaissance sur le corps. La féminologie serait le savoir qui résulte de cette connaissance intime, une pratique, comme la psychanalyse est la théorie qui résulte de la pratique psychanalytique. Ce savoir pensant, pensé, comme science, étape de l’évolution, que j’appelle géni(t)alité, se transmet de mère en fille. Il y a une autre libido que phallique.

Mais précisément parce qu’il remet le réel à sa vraie place, qui est la dette de l’humanité envers les femmes, ce legs, qui représente la vie même, est vu comme menaçant et ne cesse de rencontrer des obstacles, depuis le plus extrême et le plus ancien : la prescription du matricide dans les mythes fondateurs de l’humanité.

Si l’alliance père / fils / dieu est bien connue dans les monothéismes, l’alliance mère / fille / fécondité n’a évidemment pas lieu dans nos cultures. C’est là où l’effacement est le plus grand qu’est le plus grand des dangers. Et c’est là où la créativité de la mère est la plus puissante, là où son legs est particulièrement important, où le trésor des signifiants est le plus riche de significations, que la transmission sera difficile. Les liens peuvent être de proximité absolue, de passion, d’infinie tendresse, la chose reste très difficile pour la fille, souvent insupportable, et peut produire des tragédies.

Cette relation, si elle n’est pas de l’ordre du tragique, ne peut qu’être de l’ordre de la sublimation, de l’accomplissement créatif, donc procréatif, de génération en génération, le lieu même où la pensée de l’humanité se pense. Il faut voir toutes ces tragédies et ses sublimations comme les frayages d’une féminologie, c’est-à-dire de l’invention d’une parole pour dire cette expérience commune.

 

Qu’est-ce qui vient aujourd’hui ? demande Dany-Robert Dufour à la recherche d’une nouvelle Renaissance post-libérale[9]. Peter Sloterdijk répond par la sentence de Fichte : « La philosophie que l’on choisit dépend de l’homme que l’on est[10] ».  On en reste ici à la naissance de l’individu créatif, homo creator : créateur de lui-même et donc créateur du monde.

Aujourd’hui, nous traversons une étape de gestation, la genèse d’une modernité tardive qui précède une renaissance ou une naissance. Le temps est génésique, toujours occupé à fabriquer quelque chose, ce qui est anxiogène : on ne sait pas ce qui va naître, aussi il est d’autant plus important de penser en termes de fécondité et d’espérance.

On ne peut pas travailler sur l’avenir et le devenir de la démocratie en contournant les questions de féminologie.

Puisqu’il faut l’utopie d’un Grand Récit, choisissons la féminologie ; et plutôt que l’imaginaire et la pensée, choisissons la pensée et l’action, l’évolution consciente.

Comme mes Essais de Féminologie ont voulu relayer cette invention, pour le XXIe siècle, d’un discours, d’une politique, d’une conscience historique des femmes, je veux écrire ce récit de l’alliance des femmes : la geste des femmes.

Contre l’envie économique et sociale de nos démocraties repues, des femmes, pour commencer à penser le « donner, recevoir, rendre[11] », pour vivre le tournant philosophique, le moment éthique de l’amour de la sagesse, où la gratitude succèdera à la haine. C’est cela, le temps de la féminologie.

 

[1] Proposition que j’ai notamment développée lors du premier grand meeting public du MLF, le 30 avril 1970 à Vincennes.

[2] Cf. « Le discours du (de la) féministe », in Gravidanza. Féminologie II, op. cit. Note des éditrices.

[3] Denis Diderot, Éléments de physiologie, Librairie Marcel Didier, 1964.

[4] Élisabeth de Fontenay, Diderot ou le matérialisme enchanté, Grasset, 1981.

[5] Denis Diderot, Les bijoux indiscrets, 1748.

[6] Sigmund Freud, « Esquisse d’une psychologie scientifique », Naissance de la psychanalyse, PUF, 1956.

[7] Judith S. Kestenberg, « Processus de régression et de réintégration dans la grossesse », Les trois visages de la féminité, op. cit.

[8] Aung San Suu Kyi, Se libérer de la peur, des femmes-Antoinette Fouque, 1991.

[9] Dany-Robert Dufour, L’individu qui vient… après le libéralisme, op. cit.

[10] Peter Sloterdijk, Tempéraments philosophiques, Libella-Maren Sell, 2011.

[11] Sénèque, De beneficiis.

 

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