PAS DE DEUX

septembre 1977 | |

Gravidanza. Féminologie II, des femmes-Antoinette Fouque, 2007 (Poche 2021)

Texte écrit après le refus de Jacques Lacan d’une proposition de séminaire à l’EFP, diffusé au Congrès de l’EFP à Lille le 23 septembre et publié dans Rompre les charmes, Serge Leclaire (Interéditions, 1981).

Depuis 1975, Serge Leclaire et moi-même poursuivions un travail qui est devenu public à partir des journées « Confrontation »[1] en mai 77.

En août 1977, à Boulouris, nous formons le projet de poursuivre la partie qui nous concernait tous les deux dans un lieu analytique. Serge Leclaire propose l’Ecole Freudienne de Paris. Ce projet s’énonçait en ses termes :

 

HORS SCÈNE

Confronté(e)s ailleurs à cette remarque :
« qu’est-ce qu’ils font ensemble ces deux-là ? »
des personnes préposées à ces rôles,
A. Fouque, S. Leclaire, et autant d’autres
à qui ce hors-scène fait question et déplace,
travailleront les premier et troisième mercredi
de chaque mois, 69, rue Claude Bernard, à 21h15,
à partir du 19 octobre.

Le Dr Simatos, secrétaire de l’E.F.P., lui réserve un bon accueil et le transmet à Lacan. Sa réponse ne se fit pas attendre :

 

Bien cher,
Il n’est pas question que vous fassiez le séminaire dont Simatos m’a communiqué l’annonce, à l’Ecole freudienne de Paris.
J. Lacan
Le 15.IX.77

Nous avons alors écrit une scénette inspirée de L’Ecole des femmes intitulée de façon facétieuse « Pas de deux »[2] :

 

PAS DE DEUX

Nous allons vous lire un très bref fragment d’observation textuelle où il est question du même, tel qu’en lui-même, et des autres, traités en infâme, ou infans, ou infemmes.

Cela peut s’intituler : « La précaution inutile »
(texte témoin à l’Ecole des femmes et au Barbier de ses filles)
Le rideau s’étant entrouvert sur … Chut !
Ciel ! Sainte mère ! Que voit moi je ?
IL EST … AVEC … AUTRE !
L’usage de l’arme blanche n’étant pas encore institué en ce lieu fictif, l’infidèle au tout-un-même ne reçoit qu’un billet :

 « Bien cher,
Il n’est pas question que vous fassiez le séminaire dont Alain m’a communiqué l’annonce, au Théâtre de l’Uniforme.
Arnolphe »

L’annonce interdite dit :

HORS SCÈNE

Confronté(e)s ailleurs à cette remarque : « qu’est-ce qu’ils font ensemble ces deux-là ? » des personnes préposées à ces rôles, Agnès Rosine, Horace Almaviva et autant d’autres  à qui ce hors scène fait question et déplace, travailleront les 1e et 3e mercredis de chaque mois, à 21h15 au théâtre de l’Uniforme, à partir de 19 octobre.

Et si la mise en scène analytique, clôturée en delà au-delà, à gauche à droite, en bas en haut, des deux faisant un couple ? Obscène.

Pour chacun, l’autre barre : du côté de $on attente, toujours elle, actante, des traces vivantes la gardent au corps ; en lui, de $on impatience, la lettre-nourrice fait l’enceinte désertée.

De ce redoublement chiasmé du forclos (père – mère – nom – corps) s’ordonnerait le praticable.

 Devant / avant ce texte, la grande peur – du dénuement pourtant déjà là – se fait rempart du tout-un-même. Dieu ! Pas de deux ! L’enceinte mère est plus sûre.
La question des deux ne suscite qu’un écho :
« Il n’est pas question que vous … »
Pas question que qui ?
que quoi ?
Pas question   de faire ce dit,
de dire ce fait.
Pas question de question ici !
Pas de deux !
… pas ici.
Gardons la barrière : un couple peut en cacher un autre !

 Ainsi, au chœur des voix altérées qui ne peut que crier : qu’est-ce qu’ils font ensemble ces deux-là ?
Le concert des ombres chamarrées répond : le pire, bien sûr !
Ma foi, la rumeur n’est-elle pas digne de foi ? Sur quoi, péremp(t)oire d’angoisse, le même, tout un, enchaîne :
Ici, loi, la vérité, j’interdis.

Nous avons continué à travailler ensemble jusque fin 82 ; à l’occasion du symposium sur l’inconscient à Tbilissi en Géorgie le 1er octobre 1979, Serge Leclaire a écrit un rapport sur « le mouvement psychanalytique animé par Jacques Lacan », publié dans Le Monde du 2 octobre 79 et repris dans Rompre les charmes[3] sous le titre « Un soulèvement de questions » :
[…] C’est que, corrélativement à l’atténuation des résistances extérieures, la résistance au mouvement psychanalytique s’est infiltrée, et même solidement implantée dans la psychanalyse elle-même, où il semble que l’on ne puisse s’empêcher de reconduire insidieusement la fiction d’une superstructure en sacralisant de facto l’œuvre de Freud ou les Ecrits de Lacan. Il n’y a là nul mystère ni fatalité : seulement une défense redoublée contre l’inéluctable retour du refoulé. Paradoxalement, le refoulé majeur de la psychanalyse reste l’autre, comme si la pratique, telle qu’elle s’institue, n’avait pour effet que de renforcer les positions narcissiques les plus ordinaires. Sans doute la production théorique s’emploie-t-elle généreusement à conjurer cette infirmité, bien commune au reste, mais infiniment pernicieuse pour qui se prétend psychanalyste. Il ne suffit pas, cependant, de produire la théorie de l’altérité qu’impose la structure du parlêtre ; encore faut-il être conséquent et ne pas déléguer au système symbolique cette qualité d’altérité absolue qui ne peut en faire une super-structure en plus, pareille à toutes les autres, abstraite, impérialiste et unifiante, même si elle s’intitule théorie psychanalytique, freudienne ou lacanienne.

Depuis dix ans environ, c’est d’un autre type de mouvement que la psychanalyse, sans le savoir encore, s’anime ou se ranime : un mouvement politique qui, comme le mouvement ouvrier à ses commencements, telle la psychanalyse à ses débuts, suscite la dérision, le dénigrement, la condescendance paternaliste, si ce n’est l’hostilité ou même la répression la plus violemment sophistiquée : je parle du mouvement des femmes, nommément : le groupe « Psychanalyse et Politique », animé par Antoinette Fouque[4].

Voilà que, d’un lieu dans la cité (πóλις), l’autre sexe, se met à parler par la voix et le corps de celles qu’en français on appelait « les personnes du sexe » ; elles commencent à s’organiser et à se manifester dans leur altérité concrète, interrogeant de ce fait tout un chacun sur ce qui constitue « l’autre », et ce qu’il importait tellement de maintenir dans quelque au-delà, super ou infra, vierge (dans le ciel), ou sorcière (en enfer), mère ou putain, toujours exilées par l’interdit d’être simplement femmes. Tout comme le sexe s’avérait être la question la plus quotidiennement présente de la structure, pareillement le mouvement des femmes s’impose comme la présence la plus quotidienne de l’autre. Et voilà que, sans la moindre autorisation, elles se mettent à braver l’interdit, si profondément ancré dans  nos cultures, qui les maintiennent dans un statut de moitié, d’ombre et d’exil.

On avait toléré, non sans condescendance, qu’elles assimilent les idéaux séculaires de l’ordre asexué des hommes, celui qui ne fait état que d’un seul genre, dit humain, où ne peut s’épanouir, au mieux, qu’une société de frères, fraternité sans sexe, bien entendu ; on avait donc toléré que nos « sœurs » (vivre comme frère et sœur veut dire vivre hors-sexe) deviennent ce qu’on appelle, à juste titre, des féministes, c’est-à-dire les représentantes féminines du genre unique. Mais que, maintenant, bravant l’adage « machiste » : « Sois belle et tais-toi », elles se mettent à parler, et même à penser, voilà qui outrepasse le seuil de tolérance des sociétés paternalistes, de tous types. C’est que, ce faisant, elles bouleversent subtilement, mais radicalement, les fondements les plus soigneusement méconnus des idéologies dominantes, en imposant une autre pensée où le corps a sa raison et la dit. Elles s’affranchissent ainsi, sans retour possible, de leur enfermement séculaire et traditionnel dans les fonctions de donner leur corps pour le repos du guerrier, ou leur âme comme muse au poète, de faire de l’autre sous forme d’enfants, ad majorem Dei gloriam : elles donnent enfin lieu à de l’autre hors de portée de toute prise réductrice : des femmes, et du même coup des hommes.

Juste retour des choses, si l’on se souvient qu’aux origines de la psychanalyse, ce sont des femmes qui, se prêtant aux bons soins de « docteurs », ont permis la découverte de la psychanalyse, laissant une fois de plus aux hommes le bénéfice d’exploiter ce qu’elles avaient à dire.

Il n’y a point d’avenir du mouvement psychanalytique qui ne passe par la levée d’une hypothèque encore secrètement inscrite : celle du statut d’otage de l’hystérique (femme ou homme), dans son rapport à l’œuvre du Maître.

 

[1] « Confrontation » est un séminaire créé par René Major au cours de l’année 1973-1974, qui avait pour objectif de réunir des psychanalystes de tous les horizons institutionnels en un vaste forum.

[2] « Pas de deux »  a été diffusé lors des journées d’études organisées par l’Ecole freudienne à Lille, à l’automne 1977.

[3] Serge Leclaire, Rompre les charmes, Inter Editions, Paris, 1981, p. 221-234.

[4] Sur ma relation à Serge Leclaire, cf. « Hommage à Serge Leclaire », in Il y a deux sexes, op. cit., p. 217.

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