LA VOIX EST L’ORIENT DU TEXTE
Géni(t)alité. Féminologie IV, des femmes-Antoinette Fouque, 2023
Extraits d’entretiens avec Christophe Bourseiller, lus par Ariane Ascaride pour le CD De la voix à l’occasion des 40 ans de la collection « La Bibliothèque des voix ».
Il y a une continuité, étrange mais certaine, entre ce qu’il est convenu d’appeler l’inculture et les différentes strates de la culture : la culture antique, prémoderne, préculturelle, préhistorique, et la culture orale, ce qui s’en transmet par la voix, par les paysages, par les sites, par les pierres, puis ce qui s’en écrit.
J’ai beaucoup travaillé sur le rapport de l’oral à l’écrit, sur l’écrit qui écrase l’oral, le refoule, qui n’en veut pas. Sur l’« obsessionnalité » de l’écrivain, comme le dit Jean-Paul Sartre, l’écrivain capitalise le sens, fait raconter des histoires aux gens pour se les approprier – je suis l’auteur de ce livre, j’ai autorité !
En même temps, il y a toujours une infiltration, comme chez George Sand : dans la plupart de ses introductions, elle prévient qu’elle va mettre par écrit un récit qui a été raconté à la veillée par des conteurs.
[…]La voix met entre parenthèses la pulsion scopique, spéculaire, le miroir, y compris le visage, pour aller chercher quelque chose de l’intime et donner une densité charnelle à l’image, au reflet sur l’écran. La chair, au cinéma comme pour l’écriture, c’est la voix. En même temps, Charles Péguy pouvait dire que la voix est ce qu’il y a de spirituel dans le charnel : une articulation où les deux mondes ne s’excluent pas mais se conjuguent.
La voix est l’Orient du texte. Elle est l’eau du ruisseau de la vie qui baigne les années, la permanence de la naissance : non seulement la montée du texte, mais l’inondation incessante, la poche des eaux, le flux, toutes les eaux sacrées et profanes qui baignent ce qu’est une vie et ce qu’est une naissance. L’élément avant, pendant et après. La voix et l’eau sont les éléments matériels et spirituels de la naissance permanente de la vie.
C’est pourquoi j’aime tant ce poème de Rainer Maria Rilke :
« Eau qui se presse, qui court, eau oublieuse que la distraite terre boit, hésite un petit instant dans ma main creuse, souviens-toi ! Clair et rapide amour, indifférence, presque absence qui court, entre ton trop d’arrivée et ton trop de partance tremble un peu de séjour[1]. »
La voix, c’est le tremblement, la musique de la chair, et la lecture de l’engramme, cette archi-écriture, trace gravée dans le cerveau. Dans gramma, il y a à la fois le terme grec et le terme latin scribere qui disent la gravure et l’écriture, la gravité et la gravidanza (« grossesse » en italien). Tous ces mots dansent ensemble pour informer l’avant-vie de la vie parlante et pensante.
Seule l’écriture matricielle serait vive comme l’eau et comme le souffle de la naissance.
[1] Rainer Maria Rilke, Vergers, Poésie/Gallimard, 1978.