PEKIN, ET APRÈS…

janvier 1996 | |

Gravidanza. Féminologie II, des femmes-Antoinette Fouque, 2007 (Poche, 2021)

Entretien réalisé par Pierre Nora et Marcel Gauchet pour la revue Le Débat, n°88, janvier février 1996.

Le Débat — Vous revenez de la Conférence de Pékin. Elle a bénéficié d’une couverture médiatique considérable et a rencontré un écho important dans l’opinion internationale. Comment expliquez-vous ce retentissement ? Faut-il y voir une sorte de consécration du Mouvement des femmes ?

Antoinette Fouque — Pour comprendre le retentissement de la quatrième Conférence internationale sur les femmes, qui a eu lieu en septembre à Pékin, il faut savoir qu’elle était l’aboutissement de vingt années de travail à l’ONU accompagnant le mouvement mondial de libération des femmes, c’est à dire la constellation des mouvements régionaux. La première conférence consacrée aux femmes s’est tenue à Mexico en 1975 ; les deux suivantes, en 1980 à Copenhague et en 1985 à Nairobi, où ont été mises en place des « stratégies prospectives pour la promotion des femmes d’ici à l‘an 2000 ». Ces conférences ont réaffirmé la même priorité, qui était aussi celle de Pékin : « Égalité, développement et paix ».
En 1990, une évaluation des résultats a mis en évidence qu’une grave régression s’était produite et a amené la décision d’une nouvelle conférence sur les femmes.
C’est aussi à partir de cette date que les femmes, qui étaient perçues jusque-là principalement comme les bénéficiaires de programmes qui leur étaient consacrés, sont progressivement devenues le cœur battant de conférences thématiques, toutes en rapport avec la survie de la planète et la dignité de l’espèce humaine, et y ont fait émerger une nouvelle conscience de la différence positive entre les sexes.
Elles étaient bien sûr présentes à la Conférence sur les droits de l’enfant pour affirmer le principe d’égalité entre les filles et les garçons. En 1992, au Sommet de la Terre de Rio, elles ont confirmé leur dynamique au cœur du développement, tant à la conférence officielle (marquée par Mme Gro Harlem Brundtland, Premier ministre de Norvège) qu’au forum des O.N.G. où, sous la tente de « Planeta femea », nous nous retrouvions chaque jour plus de mille. Lors d’une table ronde sur « Les femmes et la démocratie », j’avais insisté sur deux points : d’abord, sur les fondements misogynes de nos démocraties depuis Athènes ; la France est exemplaire à ce sujet. L’Algérie, en enfermant les femmes dans le Code de la famille dès la fin des années soixante-dix, a donné à la fois un coup d’arrêt au processus démocratique et un coup d’accélération à la montée de l’intégrisme. Ensuite, côté corps, si j’ose dire, j’avais insisté sur le fait que le « premier environnement » de l’être humain c’est, in utero, le corps maternel. L’expression « développement durable » (en anglais sustainable development) a pris à Rio, dans le voisinage de la forêt amazonienne, son plein sens, avec et pour les femmes ; elles sont conscientes que le modèle de développement dominant est une menace non seulement pour la planète mais pour l’espèce humaine, et, en charge du monde, elles ont à cœur de faire reconnaître leurs connaissances et leurs compétences pour la gestion des ressources naturelles et la protection des espèces vivantes.
Début 1993, au moment où se préparait la Conférence internationale sur les droits de l’Homme, à Vienne, la guerre dans l’ex-Yougoslavie ensanglantait l’Europe des pires atrocités (tortures, viols systématiques, grossesses forcées…). Une délégation de « Terra femina » et de l’Alliance des Femmes pour la Démocratie, à laquelle je participais, a plaidé auprès du Secrétaire général de cette conférence, M. Ibrahima Fall, la nécessité d’intégrer des droits fondamentaux de femmes dans les droits dits « de l’homme ». Des dizaines, peut-être même des centaines d’ONG ont dû faire la même démarche. Le forum de Vienne était largement animé de témoignages, de débats, de tribunaux contre les crimes de guerre en ex-Yougoslavie. La déclaration finale a inscrit, parmi les principes juridiques que se donne progressivement la communauté internationale depuis la création de l’ONU en 1945, que « les droits fondamentaux des femmes et des fillettes font inaliénablement, intégralement et indissociablement partie des droits universels de la personne ».
En septembre 1994, au Caire, la Conférence internationale sur la population et le développement a fait éclater dans les médias du monde entier que, pour le dire vite et de manière un peu provocatrice, les femmes ont le « pouvoir démographique », à condition qu’on leur accorde un véritable droit à la procréation, c’est-à-dire la maîtrise de la fécondité et l’accès à la santé génésique. Madame Nafis Sadik, secrétaire générale de la conférence, n’a eu aucun mal à convaincre la majorité des participants, à l’exception de la sainte alliance du Saint-Siège et des intégristes islamistes, que l’équilibre des populations, donc le développement durable, passait par le taux de fécondité de chacune.
En mars 1995, au « Sommet social » de Copenhague, le secrétaire général des Nations Unies, M. Boutros Boutros-Ghali, l’a martelé dans ses interviews : les femmes sont les pauvres parmi les pauvres ; elles sont 70% du milliard quatre cents millions de personnes vivant en deçà du seuil de pauvreté (dont 52 millions en Europe). Par hasard, le 8 mars, la désormais traditionnelle Journée internationale des femmes, tombait en pleine conférence. À cent quatre-vingts jours de Pékin, cette journée a été célébrée par les milliers de participant(e)s, militant(e)s, fonctionnaires, délégué(e)s, ministres, président(e)s d’hier et de demain, qui scandaient : « Regardons le monde avec des yeux de femme », et « Demain, la parité ».
Si on ajoute les conférences régionales de préparation, (chacune couplée avec un forum d’ONG, comme l’habitude en a été prise depuis Nairobi), vous prenez la mesure de l’ampleur de la mobilisation et de la préparation de la Conférence de Pékin. Dans un double courant, une « double continuité », conférences spécifiques et conférences thématiques conduisent au même constat : les femmes ne sont pas une minorité, une catégorie, mais 52% de l’espèce humaine, donc de plein droit, les actrices incontournables de l’égalité, du développement et de la démocratisation.

Le Débat — Cette sédimentation s’est-elle traduite par un vrai travail à l’occasion de cette conférence ?

A.F. Depuis la Conférence du Caire, un danger de régression suscitait une vive inquiétude dans certaines délégations, et parmi les ONG. Je dois rappeler qu’en mars, à New York, à l’issue de la dernière réunion préparatoire, 33% du projet de plate-forme qui devait être adopté à Pékin n’avait pas fait l’objet d’un consensus et se trouvait donc entre crochets, du fait des pays autoritaires (la Chine) et traditionalistes (l’Iran, le Soudan) et du Saint-Siège. C’était presque tout le chapitre sur les droits sexuels et reproductifs, et de nombreux passages sur les droits fondamentaux. L’ONU a dû mettre en place une réunion préparatoire supplémentaire en juillet, mais 20% du projet étaient encore entre crochets à l’ouverture de la conférence.
Le trouble était d’autant plus grand que cette conférence devait se tenir à Pékin, où, nous le savons depuis toujours, les droits humains, donc les droits des femmes, sont particulièrement bafoués ; ce que confirmait, au-delà du pire, le dernier rapport d’Amnesty International. Aller ou ne pas aller à Pékin, telle était la question depuis des mois. Quelques individualités parisiennes, bien pensantes et mal conscientes, se sont réveillées à quelques jours de l’ouverture de la conférence, exhortant médiatiquement le peuple des femmes à ne pas s’y rendre, au mépris des investissements et des questionnements de milliers d’entre nous. Elles ont fait parler d’elles, mais n’ont pas été suivies. Finalement, c’est plus de cinq mille délégués officiels, dont 80% de femmes et plus de trente mille participant(e)s au forum des ONG, qui ont fait de Pékin la plus importante des conférences jamais réunies par l’ONU.
De tous côtés, « prep-com » officielles et ONG, le travail préparatoire a été intense. Les États du monde entier, dont les Quinze de l’Union européenne, avaient mis en place des comités de pilotage, des groupes d’experts, des organes d’évaluation etc. La Commission exécutive de l’Union a négocié avec fermeté et détermination la plupart des avancées de la plate-forme. Les présidences française, puis espagnole, n’ont pas ménagé leurs efforts. À la Commission des droits de la femme du Parlement européen, nous avons obtenu une délégation exceptionnelle de cinq députées, et beaucoup de nos travaux de l’année se sont situés dans la perspective de Pékin. Un rapport de fond et une résolution ont été votés et j’ai été déléguée officiellement à une réunion préparatoire de New York et à la conférence régionale de Vienne.
Quant aux travaux préparatoires des ONG, ils ont été de très haut niveau. Je pense, par exemple, au travail de la Commission femmes de la Fédération internationale des droits de l’homme, réunie sous l’égide de la Commission exécutive de l’Union européenne et de l’Unesco et harmonieusement coordonnée par Wassyla Tamzali ; sa plate-forme, remarquable de maturité et de créativité démocratique, est l’une des plus ouvertes et des plus précises sur l’universalité des droits des femmes. Je pense aussi à ce séminaire de trois jours à Tunis, organisé par « Femmes et Méditerranée » qui m’a non seulement ramenée dans mes eaux primordiales, mais m’a donné l’espoir que là où est né, il y a des millénaires, le concept de démocratie sans les femmes, pouvait naître aujourd’hui, par la couplaison de ses deux bords et des deux sexes, une démocratie juste, équilibrée, paritaire.
Cette formidable impulsion s’est retrouvée, malgré toutes les difficultés que l’on sait, à Huairou, aux environs de Pékin, où les débats se sont multipliés : le « Parlement des femmes en pays d’islam », organisé par le « Collectif 95, Maghreb-Egalité », les tribunaux mondiaux sur les crimes contre les femmes, le « Symposium contre l’exploitation sexuelle et le trafic des femmes », et bien d’autres, avec toutes celles qui les animaient ou y participaient, connues maintenant pour certaines comme Corinne Kumar, Irene Santiago, Supatra Masid, Hillary Clinton, Rigoberta Menchu, Bella Abzug, Wandana Shiva, Betty Friedan, Chafika Meslem, Leila Shahid, Namgyal Isomo Vestre, Naomi Chazan, Charlotte Bunch, Khunying Kanitha Wichiencharoen et beaucoup d’autres., toutes générations et tous horizons confondus, militantes, politiques, artistes, écrivains… Une anecdote : alors que je rencontrais, lors d’une réunion au forum, Cristina Alberdi, ministre des Affaires sociales d’Espagne et à la tête de la délégation de l’Union européenne, elle évoqua avec l’enthousiasme d’une post-adolescence miraculeusement retrouvée les réunions de « Psych et Po » ; j’étais loin de me rappeler qu’elle y avait participé activement ! Désormais, quand on me posera la question : « Que sont devenues les femmes de « Psych et Po » ? », je répondrai : « Ministres ! »…
Les ONG accréditées se retrouvèrent à Pékin, à la conférence officielle, pour se livrer à un lobbying intense et de première importance auprès des délégué(e)s. Je ne parle ici, bien entendu, que des « vraies » ONG. Il y en a malheureusement d’autres, subventionnées par des gouvernements intégristes et téléguidées pour faire régresser les droits des femmes. C’est le malheur du fonctionnement démocratique.
Le déroulement de la conférence elle-même était une vaste ellipse à double foyer, située dans un énorme bâtiment converti pour la durée de la conférence en territoire des Nations unies et donc géré et contrôlé par les officiers de l’ONU. Les Africaines s’étaient fait confectionner, pour la circonstance, de magnifiques costumes qui flamboyaient dans l’automne précoce de Pékin et incendiaient au passage le charbon noir corbeau des tchadors intégristes.
L’un des pôles était celui de la séance plénière où intervenaient les grandes stars qui gouvernent ou, ce qui est plus contestable, des épouses de gouvernants (de Benazir Bhutto à Mme Mubarak…), puis, moins spectaculaires, des ministres, des hauts fonctionnaires d’agences de l’ONU, des présidentes d’ONG accréditées etc. Une suite de discours le plus souvent convenus, complaisants à idéaliser la condition des femmes. À les écouter, on aurait été en droit de se questionner sur la nécessité de cette conférence, puisque chacun des 183 pays présents se révélait un véritable paradis démocratique pour les femmes !
Le second pôle, plus secret, moins spectaculaire, mais infiniment plus important, était celui où se négociait la déclaration finale et le programme d’action : une grande commission divisée en deux groupes, auxquels s’ajoutaient des groupes informels sur les points litigieux.
Il faut insister sur le rôle central, moteur et tout à fait déterminant de l’Union européenne. Elle a su, dans la Région Europe telle qu’elle est définie par l’ONU – elle va de l’Amérique du Nord à l’Australie -, dégager un rôle de premier plan, cohérent et décisif. Elle a parlé d’une voix forte, conciliatrice et moderne. Elle a défendu avec acharnement l’idée d’égalité contre tous ceux, des plus libéraux aux plus archaïques, qui tentaient de lui substituer la dangereuse notion d’équité et réussi à imposer la notion de liberté quant aux choix sexuels. Elle s’est d’autre part positionnée comme l’interlocuteur privilégié du « Groupe des 77 », qui sont en réalité 134 et qui, tout au long des travaux préparatoires comme au Caire, ont insisté sur les questions économiques liées au développement là où l’Occident met en avant le contrôle démographique et les libertés fondamentales. Nous, le groupe des cinq parlementaires européennes, renforcées des parlementaires venues avec les délégations nationales, rencontrions quotidiennement les fonctionnaires de la Commission exécutive qui ne lâchaient pas la table des négociations. Je ne pourrai citer tous les membres de la délégation européenne : Agnès Hubert, Daniela Napoli, Odile Quintin, Pierre Defraigne ont été particulièrement actifs au cours des négociations.
Malgré son omniprésence, la sainte alliance des États religieux, Iran et Soudan pour l’islam, Saint-Siège pour le catholicisme, n’ont, pas plus qu’au Caire, pu imposer leur diktat conservateur. En passant, le fait que le Saint-Siège se comporte comme un État, alors qu’il n’en n’a pas le statut juridique, est une question grave qu’il va falloir porter devant le secrétariat général de l’ONU. La Chine, pays d’accueil, est beaucoup moins intervenue que l’Égypte à la Conférence du Caire. Sous la pression des Africaines francophones, quatre réunions de négociations ont pu avoir lieu en français.

Le Débat Quels ont été les résultats ? Y aura-t-il des retombées durables ?

A.F. D’abord, comme c’est rituel, le premier des résultats est un document, composé d’une déclaration et d’un programme d’action (qu’on appelle aussi la plate-forme). La déclaration de principe qui précède le programme a été négociée à chaud, sur place. Elle est très en deçà de celui-ci. Parce qu’elle devait faire l’unanimité, les intervenants conservateurs et religieux ont réussi à l’affaiblir notablement. On n’y parle pas des droits sexuels et l’engagement en faveur de l’égalité et de l’accès des femmes au pouvoir de décision n’est pas défini comme une priorité de la communauté internationale.
Quant au programme d’action, c’est un document volumineux de plus de 150 pages qui comptait 92 articles, en mars 1994, et 362 à l’issue de la conférence. Il aborde tous les aspects de la vie des hommes et des femmes, considérant que celles-ci sont des révélateurs privilégiés des problèmes de société et des étapes de la démocratisation ; 183 gouvernements s’y engagent dans un programme d’action détaillé. C’est un document trop dense, un peu chaotique, très hétérogène, parfois hors sujet. Cependant, quelques concepts forts, longuement travaillés avant Pékin, s’y trouvent acquis.
Le concept de gender-mainstreaming indique que l’égalité hommes-femmes doit être intégrée à toutes les politiques publiques, tant sociales (emploi et développement) que gouvernementales. Ce concept de gender désigne ce qui différencie les hommes et les femmes dans la relation sociale, sous l’influence des facteurs économiques, culturels, idéologiques et symboliques qui déterminent – voire surdéterminent – leur rôle. Mais, utilisé par beaucoup de féministes égalitaires, une fois encore, le concept néglige, oublie ou forclot ce qui les distingue dans leur fonction physiologique et précisément quant à la procréation. Mon hypothèse reste que la différence irréductible entre les sexes qu’est la procréation, doit être prise en considération tant par une réflexion théorique que par des mesures positives pour rendre efficace le principe de gender-mainstreaming.
Le mot gender donne toujours lieu à des controverses. C’est un mot qui, dans la traduction française, se désexualise, alors qu’en anglais, il garde fortement la marque étymologique de « générer », « engendrer ». Ainsi Nancy Folbre place en tête de la version anglaise de son texte « Économie politique et rapports de sexes[1] » une petite définition lexicale de engender (« 1. To bring into existence ; give rise to ; produce. 2. To procreate ; propagate »), définition qu’elle développe tout au long de sa démonstration. La version française se surcharge d’un commentaire explicatif : « Le genre (gender), ou les rapports entre les sexes… » Certes, ces rapports doivent être d’égalité, mais à tout moment ils induisent la réalité d’une différence, pas seulement sociale mais générique ; des rapports qu’il serait aberrant de ne considérer que sous l’angle négatif. La simple intégration des femmes dans des structures et des processus de croissance, de compétitivité et d’emploi, tels qu’ils existent, est désormais jugée insuffisante pour améliorer leur bien-être. Ce sont ces processus eux-mêmes qu’il faut modifier, en mettant un nouvel accent sur l’analyse des rôles masculins autant que féminins.
La prise en compte de la sexuation est un principe général réaffirmé dans tous les chapitres de la plate-forme, et il est précisé que ces nouvelles politiques doivent être élaborées et réalisées avec la participation égale des femmes.
Le concept d’empowerment – cette idée de participation pleine et entière des femmes aux instances de prise de décision à tous les niveaux – a été adopté au Caire ; mais à Pékin, elle a rencontré celle de parité, de partage, de partenariat entre les femmes et les hommes.
Padraig Flynn, le commissaire européen en charge des affaires économiques et sociales, a défini et défendu avec succès, tant à la conférence officielle qu’au forum des ONG, l’accès égal des femmes à la prise de décision à tous les niveaux et dans tous les secteurs, comme la priorité de l’Union européenne, priorité qui s’est inscrite ainsi dans la plate-forme : « Une participation égale des femmes à la prise de décision constitue non seulement une exigence de simple justice ou de démocratie, mais peut être considérée comme une condition nécessaire à la prise en compte des intérêts des femmes. Sans la participation active des femmes et la prise en compte de leurs points de vue à tous les niveaux de la prise de décision, les objectifs d’égalité, de développement et de paix sont impossibles à réaliser. » La parité, conçue comme une avancée de la démocratisation, c’est la substitution d’une relation d’équilibre entre deux partenaires à une relation de domination et d’inégalité : les partenaires hommes-femmes, Nord-Sud, classe politique-société civile, gouvernements-ONG, tradition-modernité, et tous les couples conflictuels possibles s’engagent, par la parité, à produire ensemble de la vie, des richesses, à engendrer le monde. C’est une couplaison d’espérance et de fécondité.
Dans le programme d’action, le mot d’« équité », habillage de politiques inégalitaires qui menaçait le principe d’égalité, a été repoussé partout. Ce mot, on le rencontre en France chez des économistes progressistes. Il va falloir, dans l’urgence et la rigueur, en questionner les fondements et les effets.
La notion plurielle de famille a été retenue. Les particularismes ne doivent pas réduire les droits fondamentaux. Les États ont été enjoints de faciliter la reconnaissance du statut de réfugiées aux femmes subissant des persécutions liées au sexe. Les viols massifs ont été reconnus comme étant des crimes de guerre, et, parfois même, des crimes contre l’humanité, lorsqu’ils s’inscrivent dans la poursuite d’un génocide.
Il est recommandé aux États de réformer les lois prévoyant des sanctions en cas d’avortement illégal. L’usage des préservatifs est légitimé.
L’accent est mis fortement sur l’importance des ONG. Et, en effet, il faut rappeler que c’est en grande partie grâce à leur immense travail que nous possédons enfin des évaluations, des statistiques, des connaissances sur la condition des femmes, sans parler, bien sûr, de leur rôle vital de mobilisation, reconnu par tous.
En dépit des réticences des pays du Nord, qui s’étaient déjà manifestées lors des conférences précédentes, et qui ont abouti à Pékin à un refus de dégager des ressources pour l’application des mesures adoptées, l’Union européenne a obtenu qu’un engagement concret soit inscrit : convertir partiellement la dette des pays pauvres en une aide aux programmes de développement incluant la promotion des femmes. Une manière de reconnaître leur importance primordiale pour un développement durable.
En termes institutionnels, on a adopté le principe d’un protocole additionnel à la « Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes » (1979), ouvrant un droit de pétition individuel en cas de violation de ses dispositions. De même, on a créé un poste auprès du secrétaire général de l’ONU consacré à l’application du programme d’action de Pékin et à son intégration dans l’ensemble des activités onusiennes.
Enfin, les pays devront faire connaître leurs engagements précis pour mettre en œuvre ce programme d’action avant 1996, et un nouveau bilan sur la situation des femmes sera fait en l’an 2000.

Le Débat Une victoire totale, donc, à votre sens, même si ce n’est encore qu’une victoire sur le papier ?

A.F. Un événement historique, une révolution copernicienne, et une formidable légitimation des luttes passées, présentes et à venir d’un mouvement des femmes désormais irréversible et universel. Douter de la valeur sur le papier des principes et des droits fondamentaux, des lois et des engagements des États, ce serait désespérer de la démocratie et donner des gages à l’intégrisme. Ces textes vont rencontrer sur le terrain le cœur, la conscience et la détermination de chacun(e). Une confirmation de nos avancées, aussi, très importante si l’on tient compte des tendances réactionnaires et régressives qui prévalaient encore quelques semaines avant l’ouverture des travaux, mais non sans quelques bémols.
D’une part, quarante pays, dont vingt-quatre musulmans, ont émis des réserves sur certains passages du texte final, ceux-là mêmes qui préféraient « équité » à « égalité » et refusaient l’éducation sexuelle et le droit à l’héritage pour les filles. D’autre part, l’Union européenne voulait obtenir la non-discrimination en raison de l’orientation sexuelle ; elle n’y est pas parvenue. Et en revanche elle a laissé passer l’expression « prostitution forcée » promue par l’Europe du Nord. Or parler de « prostitution forcée » plutôt que de « prostitution », c’est accréditer l’idée qu’il y aurait, a contrario, une « prostitution libre ». Depuis quelques années les pays du Nord de l’Europe – la Hollande en particulier, qui est extrêmement permissive sur ce point, pour des raisons à la fois économiques, politiques et idéologiques – mettent en avant l’idée que la prostitution serait, après tout, un métier comme un autre – le « plus vieux métier » du monde, comme partout le « plus beau métier » serait celui de mère. L’introduction de cette expression montre qu’à Pékin les différentes formes de prostitution n’ont pas été reconnues comme une violation des droits humains. Les intérêts financiers liés non seulement au trafic des femmes mais à leur exploitation sexuelle l’ont, sur ce point, emporté.
Les pays de l’Union européenne sont d’ailleurs divisés entre eux sur cette question et parfois ambigus dans leurs propres législations. En Espagne, par exemple, où il existe pourtant un lobby abolitionniste, le nouveau Code pénal a dépénalisé certaines formes de commerce du sexe. Le consensus en faveur de l’abolition ne prévaut pas non plus au sein du Parlement européen. Le groupe des Verts y milite activement pour la dépénalisation du proxénétisme en Europe. Cette question est grave, en particulier en ce moment, car la situation de pauvreté et d’exclusion des femmes les fragilise et les expose plus que jamais à la prostitution. L’amendement que j’ai proposé, lors du vote de la résolution sur Pékin en séance plénière du Parlement européen, et qui réfutait cette notion de prostitution « forcée » n’est pas passé ; je n’ai pas été soutenue par la gauche. Mais je n’ai pas renoncé. Je m’efforce actuellement, dans le cadre de la Commission des libertés publiques, de faire régresser ce règlementarisme de l’Europe du Nord.

Le Débat Alors l’après-Pékin ?

A.F. Sur la route du retour, je me suis arrêtée à Rangoon, en Birmanie, où Aung San Suu Kyi m’a fait l’honneur et la joie de nous recevoir, trois de mes amies et moi. Belle, intelligente, forte, sensible, cultivée, naturelle, chaleureuse et discrète, immense de ses ambitions de paix et de dialogue, aussi proche que possible de son peuple, elle est dans son pays et au-delà une héroïne fondatrice des démocraties de demain en Orient et l’une des figures phares de l’histoire politique de la fin de ce siècle. J’ai découvert au cours de longues conversations que, depuis Se libérer de la peur[2], elle a pris conscience de l’injustice spécifique qui frappe les femmes et du rôle qu’elles vont avoir dans la construction de la paix du monde. Là où elle refuse, pour son pays, les spéculations sauvages, les investissements anarchiques, les purs profits, elle associe la démocratie à un mode de développement durable, et ce développement durable à la libération des très pauvres qui sont en majorité des femmes. Dans chacune de ses interviews, elle exhorte les investisseurs étrangers potentiels à ne rien conclure avec le gouvernement birman sans garanties humanitaire et politique pour tous.
Sitôt arrivées en France, nous avons eu à faire à la violence, aux discriminations de la misogynie universelle, ordinaire et quotidienne. Notre « Observatoire de la misogynie » ne chôme pas. Impossible de nous démobiliser. Urgence pour Sarah Balabagan, cette jeune fille philippine, presque une enfant, condamnée à mort dans les Émirats arabes unis pour avoir tué son employeur qui l’avait violée. Sans doute un « effet Pékin » : la mobilisation fut beaucoup plus rapide que pour Taslima Nasreen. Dès la première session à Strasbourg, le 18 septembre, j’ai déposé un projet de résolution qui a abouti à une résolution commune exigeant sa libération sans conditions ; elle a été votée, à la quasi unanimité, quelques jours après. Comme pour beaucoup de ses sœurs héroïques, Sarah est la partie émergée d’un iceberg – celui de l’insondable misère des femmes -, là, celle des femmes philippines, qui à partir de 1972, sous la botte de Marcos, ont été vendues aux Émirats arabes unis pour étancher la dette publique de leur gouvernement. Les ambassades des Émirats ne s’y sont pas trompées ; celle de Bruxelles m’a adressé, ainsi qu’aux co-signataires de la résolution, une lettre mensongère et injurieuse ; celle de Paris a refusé de m’accorder le visa dont j’avais besoin pour me rendre au procès de Sarah.
Autre alerte au retour de Pékin : l’arrêt dit « Kalanke », du nom du plaignant, rendu le 17 octobre par la cour de justice des Communautés européennes, composée de onze hommes, déclare illégale une disposition d’une loi du Land de Brême en Allemagne fédérale, qui prévoit que, à compétence égale, soit embauché prioritairement dans les services de l’administration le représentant du sexe qui s’y trouve sous-représenté. Dans ce cas, comme le plus souvent, une femme. Cette loi n’était que la stricte application de directives européennes qui visent à « faciliter l’exercice d’une activité professionnelle par les femmes ou à prévenir ou compenser des désavantages dans leur carrière professionnelle » et consacrent les discriminations positives en leur faveur. C’est tout l’édifice européen, élaboré au fil des années sous la poussée des mouvements des femmes et favorable à une véritable égalité entre les femmes et les hommes, que cet arrêt vient ébranler.
Ensuite, du monde entier nous sont arrivées des informations alarmantes : dans la plus puissante de nos démocraties, un million d’hommes noirs se sont rassemblés, en octobre dernier, devant la Maison Blanche. Cette manifestation sans précédent, qui témoigne du racisme qui ravage encore les États-Unis, s’est faite à l’appel d’un leader lui-même xénophobe, raciste, antisémite et misogyne. L’exclusion des femmes noires était une insulte cinglante à 52% de l’espèce humaine. Ce n’est pourtant pas cet apartheid-là que les commentateurs ont relevé et analysé ! Ajoutons-y, presque en même temps, le scandale de l’acquittement d’O.J. Simpson dont nous savons comment il a tué sa femme. Et, enfin, ajoutons la très officielle photo de famille de l’ONU qui rassemblait, pour son cinquantième anniversaire, 186 chefs d’État, dont douze femmes.
Dans la même veine, en France, le couple Chirac-Juppé, quelques jours après avoir jeté par-dessus bord, d’un bateau qui prenait l’eau de toutes parts, sa célèbre « réduction de la fracture sociale », a viré du gouvernement huit femmes ministres et secrétaires d’État sur douze. La portée de ce geste, politique et symbolique, est grave puisque les commentateurs de bonne volonté nous expliquaient qu’il s’agissait de se débarrasser des incompétences, de devenir enfin efficace et de passer aux choses sérieuses, entre hommes, plutôt que de persister dans un couple homme-femme politiquement contre nature. Exit le deuxième sexe, revient la deuxième droite. Une épuration sexiste en quelque sorte.
Heureusement, depuis septembre, au Parlement européen, nous n’avons pas chômé : adoption immédiate d’une résolution sur la Conférence de Pékin et, à la Commission des droits de la femme, des rapports pour avis sur la traite des êtres humains, sur la pauvreté en Europe et, surtout, sur le quatrième programme d’action pour l’égalité des chances entre les hommes et les femmes. Les 24 et 25 novembre, nous allons nous retrouver à Madrid pour un séminaire européen sur le suivi de Pékin, présidé par Cristina Alberdi.

Le Débat —Vous évoquez votre action au Parlement européen. Comment les choses se sont-elles passées pour vous au cours de cette première année ?

A.F. Cela a été une année à la fois de grande activité et d’apprentissage accéléré. J’ai dû me former rapidement à un métier difficile mais passionnant, sans renoncer pour autant à mes autres engagements. Sur place, malgré une volonté de consensus et un fonctionnement aussi démocratique que possible, les choses restent parfois difficiles. Les urgences déferlent. L’attribution du prix Sakharov[3] à Taslima Nasreen en 1994 n’a pas été sans tensions, de même qu’à Leyla Zana, cette année. Députée turque d’origine kurde, elle a été condamnée à quinze ans de prison pour délit d’opinion. Je suis allée trois fois à Ankara l’année dernière pour assister à son pseudo-procès. Nous avons obtenu, entre autres, l’ajournement de l’union douanière entre l’Union européenne et la Turquie. Les concessions aux droits de l’homme n’ont, de mon point de vue, pas été suffisantes, et la perspective de la signature, en décembre, de cette union douanière me fait redouter que Leyla ne reste en prison.
Ce n’est pas facile non plus d’être aussi activement présente dans autant de lieux. Trop souvent je me sens déchirée entre différentes obligations, toutes aussi importantes et intéressantes les unes que les autres : être présente au Parlement, en séance plénière, aux différentes commissions dont je suis titulaire (« Droits de la femme » et « Libertés publiques »), proposer des résolutions, rédiger des amendements, faire avancer les idées qui me semblent justes – au Parlement européen on ne veut toujours pas entendre parler de sexisme –, acquérir un savoir européen technique, juridique, institutionnel, comprendre les procédures, faire des interventions courtes (une minute, une minute et demie) qui aient un sens, participer à des inter-groupes, à des colloques interparlementaires, universitaires ou d’ONG, enfin préparer mon premier rapport sur le suivi de la conférence du Caire et garder un œil (c’est-à-dire passer quatre jours à Curitiba, en octobre, à l’invitation du gouvernement brésilien) sur la prochaine conférence de l’ONU, « Habitat II », qui se tiendra à Istanbul en mai 96… un véritable marathon.
Être française en Europe, et en relation avec le monde et les problèmes de la planète est, je vous l’ai dit, passionnant, mais souvent épuisant. Il y a en moi un côté enfantin qui me le fait vivre avec gravité et émerveillement. J’ai beaucoup de chance de pouvoir faire l’expérience du politique à ce niveau et une gratitude immense pour ceux qui l’ont rendue possible.

Le Débat — En somme, vous êtes optimiste.

A.F. Ni optimiste, ni pessimiste, mais pleine de gratitude envers la bonne volonté de beaucoup d’hommes quant à notre devenir et pleine d’espérance en la force et le courage des femmes.

 

[1] Nancy Folbre, « Engendering Economics : New Persepctives on Women Work and Demographic Changes », Séance inaugurale à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, le 30 octobre 1995, French-American Foundation. En 1998, les éditions Des femmes ont publié De la différence des sexes en économie politique.

[2] Aung San Suu Kyi, Se libérer de la peur, Paris, Des femmes, 1991.

[3] « Prix Sakharov pour la liberté de pensée », décerné par le Parlement européen.

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