VIOLS DE GUERRE

Il y a deux sexes. Essais de féminologie, Gallimard collection Le Débat, 1995 et 2004 (édition revue et augmentée), Poche Folio n°161, 2015 (édition revue et augmentée)

Article paru dans Passages n°61, avril 1994, « Les viols en ex-Yougoslavie sont désormais reconnus comme des crimes contre l’humanité ».

 

On nous dit que Sarajevo est libérée, mais on nous dit aussi que les mortiers continuent de pilonner plusieurs régions de l’ex-Yougoslavie, et nous, femmes européennes de France, à moins de 1 500 km de ce pays, nous savons que des centaines, des milliers de nos sœurs sont encore enfermées là-bas dans des camps de viols et de grossesses forcées.
Ce 8 mars 1994, journée internationale des femmes, le groupe féministe de Zagreb, Tresnjevka, à l’initiative de Nina Kadic, lance un appel à la mobilisation pour que le Tribunal international, créé le 25 mai 1993 par les Nations unies[1] pour juger les crimes contre les droits humains commis sur le territoire de l’ex-Yougoslavie, juge réellement les violeurs comme des criminels. Elles alertent l’opinion internationale sur l’existence de quarante-cinq camps où les femmes sont systématiquement torturées, violées, et délibérément « engrossées », et sur la permanence des viols dans certaines régions de leur pays. Elles souhaitent que le 15 avril 1994 soit la journée internationale de protestation contre le viol, « crime contre l’humanité ».
C’est Tresnjevka aussi qui, après avoir fait une enquête sur place et remis un rapport aux Nations unies, sur les viols massifs des femmes, principalement musulmanes, avait alerté la presse au cours de l’été 1992. A ce moment de la guerre, plusieurs missions avaient déjà été envoyées en ex-Yougoslavie, pour constater les violations généralisées des droits humains, mais ne parlaient absolument pas des viols.
En France, la résistance des médias fut spectaculaire.  Alors que l’information sur ces viols systématiques et particulièrement cruels passait, dès Septembre, dans la presse allemande et américaine, ce n’est qu’en Novembre, qu’elle nous est finalement parvenue (dans Libération) ; et c’est en janvier 1993, à la suite du rapport Warburton (Mission de la Communauté européenne sur le traitement des femmes musulmanes en ex-Yougoslavie), qu’une véritable campagne d’information a eu lieu. Elle a duré à peine deux mois, et, comme d’habitude, elle a presque complètement passé sous silence la mobilisation des femmes en France (informations, appels, pétitions, débats, souscriptions, missions sur place, lettres aux Nations unies, manifestation de près de 10 000 personnes le 6 mars 1993 etc.). Plus de neuf mois après, une manifestation politico-culturelle, médiatisée celle-là, doublée d’une soirée sur Arte, ne réunissait pas plus de monde, et oubliait, non sans misogynie, les femmes : l’emblème de la guerre qui surplombait cette manifestation, était une chimère, une bête énorme et monstrueuse, avec des seins de femme !
D’autre part, il semble qu’il ait fallu que ces viols soient massifs et systématiques, pour que les médias en parlent, mais en insistant sur le crime raciste, plutôt que sur le crime sexiste, puisqu’il s’agissait principalement de femmes musulmanes (une déclaration serbe décrétait que les viols seraient une arme de guerre dans la stratégie de « nettoyage ethnique »). C’est à peine si le crime misogyne a été reconnu comme un fait politique.
Et pourtant, s’il y a eu quelques viols d’hommes et de jeunes garçons, ce sont bien les femmes qui ont été violées massivement (nous n’en connaissons pas le nombre exact, mais est-ce si important quand il est sûr qu’il s’agit de plusieurs milliers de femmes, vingt mille, cinquante mille ?). Elles ont été violées de la façon la plus atroce, devant leurs familles, souvent, et presque toujours collectivement et de façon répétée ; des femmes, mais aussi des très jeunes filles, et même des petites filles et des femmes âgées. Un très grand nombre en sont mortes.
On nous a répliqué que c’est de tradition que la guerre, qui torture et tue, viole aussi, et qu’elle viole en une femme, la mère, la soeur, l’épouse, la fille de l’ennemi pour détruire, « à travers elle », comme ils disent, la puissance et l’honneur d’un homme, d’un peuple. Pour la fratrie, fraternelle ou fratricide, la femme, ça n’existe pas. Elle ne compte pas plus qu’elle n’est nécessaire à l’ethnologue, qui le reconnaît[2], pour établir ses « structures élémentaires de la parenté ». Dans la presse française, l’atteinte à l’intégrité, la dignité et l’honneur de ces femmes fut à peine évoquée, alors que le viol est reconnu comme un crime dans notre pays depuis 1980. Mais en l’absence de loi anti-sexiste, la misogynie, contrairement au racisme, n’est toujours pas un délit ; elle n’est qu’une opinion.
L’ignorance de l’histoire des femmes est telle que même les rapporteurs de missions, et derrière eux les médias, ont cru à un événement sans précédent. Or l’histoire récente nous apprend que ce n’est pas la première fois qu’ont eu lieu des viols aussi cruels et aussi massifs. Il y a eu, par exemple, les viols de Nankin, en  1936 (plus de vingt mille femmes violées par des soldats japonais, en un mois), et les viols du Bangladesh, en 1971 (de deux cent à quatre cent mille femmes violées par des soldats pakistanais durant neuf mois de terreur).
En revanche, l’inouï, le scandale absolu de cette guerre, c’est que pour la première fois, on a déporté et enfermé des femmes dans des camps pour les y « engrosser ». Car il ne s’est pas agi seulement de massacrer les enfants de ces femmes sous leurs yeux, de les violer à plusieurs, en place publique, devant leurs familles et voisins, puis de répéter et répéter encore ces viols dans un camp, mais de les utiliser comme des machines à produire de futures générations serbes. Redoublant le fascisme, le délire national-machiste est la folie propre à cette guerre. Chaque viol s’accompagne, d’un : « Tu accoucheras d’un tchetnik« , explicite ou implicite (et les musulmans de répliquer, viols et discours en miroir, « Tu accoucheras d’un musulman ») ; « Tu accoucheras d’un tchetnik« , autrement dit, d’un garçon, d’un Serbe, d’un guerrier, d’un fils sans père ni mère. Le fantasme de toute-puissance ethno-spermatique engendrerait des hommes sans génitrice (aucune trace de l’héritage génétique et du travail de la grossesse de la femme)[3], et avec des géniteurs multiples et anonymes, (les viols sont presque toujours collectifs).
Et cela se passe en Europe, dans les années quatre-vingt-dix. En Europe où, pour la première fois dans l’histoire de l’espèce humaine, les femmes et les couples maîtrisent la fécondité, et jouissent de libertés et de droits propres à en faire des citoyennes de la communauté humaine.
Les effets dévastateurs de ces viols et de ces grossesses forcées, il en a été peu question, mais nous, nous les connaissons grâce aux militantes et/ou spécialistes, qui prennent soin de ces femmes, quand elles ont survécu et pu trouver de l’aide, et par quelques témoignages : mutisme, anorexie, insomnie, apathie, dégoût de vivre, dépression jusqu’à la tentative de suicide ; en plus des symptômes cliniques, il y a les reproches moraux – la culpabilité, la honte – qui entraînent l’humiliation, la perte d’estime de soi, et ceci malgré l’intervention des imams en faveur des femmes violées et enceintes. En 1971 déjà, les imams du Bangladesh avaient essayé de convaincre la population de ce que les femmes musulmanes violées étaient des héroïnes, et les hommes, de ce que ces femmes pouvaient être encore leurs femmes, ou, célibataires, qu’elles méritaient d’être épousées. Ils ont échoué. Les survivantes, rejetées par leurs familles, se sont prostituées pour subsister, ou se sont suicidées.
Seule la condamnation d’un tel gynocide par le Tribunal International de La Haye (jugement des violeurs et des responsables des viols en tant que « criminels contre l’humanité ») peut rendre leur dignité et leur droit d’exister aux femmes victimes de ces crimes et – c’est notre espoir le plus vif – les faire cesser en ex-Yougoslavie, au Rwanda, à Djibouti, en Somalie…, maintenant, et partout, dans le futur.

 

[1] Dans la résolution 827 du Conseil de sécurité des Nations unies (25 Mai 1993), qui définit les compétences de ce Tribunal International, « … les viols… pour raisons politiques, raciales ou religieuses… » sont considérés comme des « crimes contre l’humanité ».

[2] Cf. « Reconnaissances », p. 171.

[3] Les Nazis, eux, ont stérilisé des femmes juives dans les camps, et ont, d’autre part, organisé (Himmler, en 1935) des « Lebensborn » (mot que l’on peut traduire par « fontaine de vie ») pour produire la « race aryenne pure » qui dominerait le monde pour « mille ans ». Il s’agissait de centres qui accueillaient des femmes (blondes, aux yeux bleus et en bonne santé…) et des S.S. en vue de faire des enfants. Ces centres prenaient en charge la mère enceinte et son enfant, puis cet enfant était confié, après quelques mois, à une famille adoptive nazie. 250 000 bébés seraient nés dans les « Lebensborn« , entre 1936 et 1945.

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