PENSER EN FEMME D’ACTION, AGIR EN FEMME DE PENSÉE
Gravidanza. Féminologie II, des femmes-Antoinette Fouque, 2007 (Poche, 2021)
Extraits de l’entretien réalisé par Nathalie Mei pour la revue trimestrielle AREA, numéro 10, été 2005.
Nathalie Mei — Dans l’après 68, la rentrée dans le MLF était, pour beaucoup d’entre nous venant des groupes gauchistes, une sorte de deuxième naissance plus qu’une filiation avec les féministes d’antan…. Comment analysez-vous l’originalité du Mouvement de Libération des Femmes, ses liens et ses détachements d’avec les mouvements gauchistes ?
Antoinette Fouque — Par où commencer pour dire le commencement de cette formidable aventure – historique désormais –, de cet événement inédit, loin d’être terminé, qu’aura été la naissance du Mouvement de Libération des Femmes, à l’automne 1968 ?
Au début, nous sommes trois. Une histoire de rencontres. Josiane Chanel, rencontrée au séminaire de Roland Barthes fin 1967, me présente, au début de l’année 1968, Monique Wittig. Jo est plus contemplative, Monique et moi très explicitement en colère contre la misogynie générale, tant dans la vie privée que dans la vie professionnelle et symbolique, même quand les relations intimes sont excellentes avec amant et mari. Elle se sent en guerre, moi je me sens en exil, pas au monde.
En mars 1964, la naissance de la pensée de la naissance, depuis la venue au monde de Vincente (nous avons donné à ma fille le prénom de ma mère, comme mes parents m’ont donné le prénom de ma grand-mère maternelle).
À ce moment, je n’ai toujours pas d’inscription dans l’ordre symbolique promis par l’école républicaine et l’université mixte : élève professeur, j’ai des droits égaux à ceux des hommes ; épouse, puis mère qui subvient aux besoins de la famille, tandis que mon mari, le « chef de famille », fait son service militaire, j’ai des droits inférieurs aux siens. C’est toujours et encore le temps où le suffrage n’est réellement universel que depuis vingt ans (1945), où la République laïque, une, indivisible et égalitariste, génère en fait, en droit et dans les mentalités, toutes les discriminations possibles.
C’est aussi le temps où dans la République des Lettres, de Genet à Guyotat, l’érotique phallocentrée, homo ou hétéro, est souveraine, « il n’y a de jouissance que du phallus », et où une femme a trois solutions pour (ne pas) exister :
– la névrose : l’hystérique souffre à la fois d’amnésie et/ou de réminiscence. L’hystérique, pour donner du plaisir à l’homme, en oubliant qu’elle a un utérus – la contraception est très peu répandue, les avortements sont nombreux. La putain et la maman. Le plus vieux et le plus beau métier du monde ne sont que des assignations esclaves ;
– la psychose : sous la mystique, la mélancolique, la paranoïaque, pointe l’anorexique, qui depuis trente ans a pris le relais de la conversion des femmes à l’érotique phallocentrique ;
– la perversion : entre Justine et Juliette de Sade ; ils sacralisent la « Laure » de Bataille.
68 : En Mai, nous faisons ce qui nous plaît ; nous essayons d’investir un territoire, à la Sorbonne, dans la foulée de la libération sexuelle. Partout des affiches guerrières : « Le pouvoir est au bout du phallus », « le pouvoir est au bout du fusil ». Pendant ce temps, les « camarades » filles sont à la ronéo, à la cuisine et au lit. C’est le temps de l’avortement. Commencent les luttes fratricides des groupes gauchistes. Les femmes sont forcloses, exclues de la scène politique, ou doivent se convertir à la libération sexuelle de leurs « mecs ». La domination masculine est incontestablement une domination sexuelle. En conséquence, la « libération sexuelle » a été une libération de la sexualité des hommes à laquelle on a soumis les femmes : en dissociant la sexualité de la procréation, en expulsant la procréation du champ de la sexualité, en excluant la procréation du corps géniteur, pour la femme et pour l’homme – avec, aujourd’hui, « l’utérus artificiel ».
68 : L’été, nous nous retrouvons dans le Sud, chez mes parents, pour programmer, pour penser, pour imaginer un Mouvement de Libération des Femmes. Monique Wittig écrit chaque jour quelques pages des Guerrillères. Moi, j’élabore une pensée de l’homosexuation entre mère et fille, un mouvement, un lieu, un « ordre », un lien qui décentrerait et se décentrerait de l’androcentrisme, de l’homme comme unique représentant de l’identité humaine.
N.M. — … Octobre 68 : naissance du MLF…
A.F. — Donner naissance à une fille en 1964, donner naissance au MLF en octobre 68 : la naissance comme acte principiel, et la pensée de cet acte, de la naissance et de l’avant naissance, de la vie intra-utérine. La pensée du mouvement. La pensée comme mouvement et le mouvement comme pensée.
Début octobre 68, aux alentours de mon anniversaire, neuf mois après notre rencontre, nous faisons notre première réunion, à moins d’une dizaine, dans un studio de la rue de Vaugirard prêté par Marguerite Duras. J’offre à Monique Le Corps d’amour donné par Barthes. Dès la première réunion, alors qu’elle rêve de sortir du plaisir esclave avec le lesbianisme, je rêve de sortir de la maternité esclave avec la génésique. Dès la fondation du mouvement, son désormais célèbre slogan, « Notre corps nous appartient », pouvait conduire :
– soit à l’avortement et au genre, à la dégénitalisation, à la désexuation, ce qui était la direction de Monique Wittig, avec le désir affirmé de l’abolition du terme « femme » et de ce qu’aujourd’hui certaine appelle « l’insupportable maternité ». Les deux orientations féministes, celle du « Queer » et celle du « féminisme radical » d’extrême gauche, programment la disparition des femmes, avec l’aide de Beauvoir et de son fameux « on ne naît pas femme on le devient », ou comment ne jamais le devenir ;
– soit au désir d’enfant – que je cherchais même au cœur de l’avortement ou dans les ratages de la stérilité –, à la question de la corporalité profonde, du corps producteur et de la génésique.
Pour moi, il s’agissait, et il s’agit encore aujourd’hui, de faire émerger le sujet « femme », de faire exister les femmes de manière indépendante par une symbolisation, à travers la mère et la fille, de la généalogie femelle. Je voulais faire du Mouvement, non pas un lieu initiatique, mais un lieu où naître femme politiquement. Ma question était de mettre la génésique au cœur de l’économie libidinale et de l’économie politique, au cœur de la pensée : c’est là qu’est la voie/voix des femmes. Les toutes premières réunions portent sur la distinction entre homosexuation et homosexualité, pour dégager ce que j’appelais à cette époque la « libido 2 », et que j’appelle aujourd’hui la libido creandi des femmes.
L’apparition du Mouvement de Libération des femmes est l’événement génésique de la fin du XXème siècle. C’est l’arrivée du corps, du pluralisme, dans la citoyenneté même. C’est le Mouvement de Libération des Femmes qui a fait basculer l’histoire des femmes de manière totalement inédite au point de constituer l’événement le plus marquant de la seconde moitié du XXe siècle, en rupture épistémologique avec ce que vous appelez le féminisme « d’antan ».
Et pour en revenir à Mai 68, il ne faut pas oublier que les femmes avaient une double programmation : une programmation psychotique pour ce qui concernait la grossesse et on pourrait même dire leur jouissance – on ne revient plus aujourd’hui sur la jouissance féminine, étant entendu qu’elle est la même que celle des hommes, qu’elle est phallique et qu’elle peut être dichotomisée de l’amour et de la procréation –, et une programmation phallique pour tout ce qui concernait la vie sociale.
Faire le MLF, c’était pour sortir de cette alternative, pour que la procréation cesse d’échapper au symbolique, le subvertisse et le transforme en génitalité, pour que des paroles, puis des écrits de femmes précèdent et excèdent l’ordre des quatre discours lacaniens interdits aux femmes ; l’hystérique étant cette femme gauchère contrariée, cette « malcastrée » comme disait Emma Santos, qui se convertit au phallocentrisme. Faire le MLF pour comprendre la raison profonde de l’infériorisation des femmes. Comme nous étions dans une période où les luttes de libération passaient par la décolonisation, notre première hypothèse a été que les femmes se trouvaient dans une situation analogue à celle des colonisés, colonisés parce qu’ils possédaient des richesses ; et d’avoir lu Fécondité de Zola m’a confirmée de ce côté-là : l’appropriation de la fécondité des femmes est la raison profonde de leur colonisation, de leur asservissement, de leur exploitation et de leur mise en esclavage.
Pour conclure sur votre question, et, puisque ce numéro tourne autour de Vénus : si Monique Wittig pense à la guerre et aime dire qu’elle vient de Mars, moi je pense plutôt à l’amour puisque je suis née sous son signe et que le Mouvement de Libération des Femmes est pour moi musicalement, irrésistiblement, conjugué à la délivrance de la naissance, au mouvement de la gestation, à la création génésique, à la libido femelle. Mais ce qui me contrarie dans le mythe de Vénus c’est que, comme Athéna est née de Zeus après qu’il a avalé Métis, comme les enfants d’Athéna – les autochtones – naissent de la patrie et de la terre plutôt que d’une femme, Vénus naît d’un père qui vole la compétence matricielle. Vénus, comme Athéna, est amatride, fille du père, fils(e) sans mère. Pas de déesse. Pas de femme. Tous ces mythes, de la Bible à Vénus, de la métaphysique aux techno-sciences, éliminent le corps et la chair des femmes, ou les colonise, après s’être approprié leurs compétences. Le MLF, « notre corps nous-mêmes », revenait, pour les femmes, par les femmes, à se libérer de cet esclavage phallocentrique, à décoloniser et à reprendre ce continent noir qu’est la gestation, l’utérus comme partie intégrante de la sexualité, de la pensée de la fécondité. Maîtriser la fécondité signifie penser la fécondité dans toutes ses compétences.
N.M. — Les A.G. du MLF étaient des agoras féminines, lieu d’une oralité, hésitante, libertaire, agressive et séductrice.
A.F. — Les premières années sont, d’abord, les deux premières à compter d’octobre 1968, pendant lesquelles, à dix ou vingt, nous avons construit ce MLF par des voyages en Europe, mais aussi dans les banlieues ouvrières, par des tracts, des réunions, par un travail acharné pour comprendre avec les outils que nous avions, pour transformer la situation, la condition des femmes.
Du réel, du vivant. Voilà ce qu’était le début du Mouvement. Du réel, comme une séance d’analyse, comme un rêve qui produit des effets de corps, de jouissance. Le réel, l’acte d’interprétation, le corps, au lieu de la représentation, de l’image, de l’idéologie. C’est pour cela que c’est si difficile d’en faire l’histoire. C’était une sorte de performance, comme « je vis », « je nais », « je jouis ». Un événement et un évanouissement permanent. Il faudrait être historien et poète, comme Michelet, pour dire la réalité, la fécondité du MLF, de ces années premières, de naissance. Il faudrait être plus féminologue que féministe pour dire l’éclatement, la libération de la vie qu’était le MLF pour les femmes, dès 1968. Les premières années, sont des années du rire des femmes, des femmes entre elles, en situation homosexuée et sans regard. Comment faire ressentir la libération des corps, l’aventure des corps, comme un bourgeon qui éclate ?
On se réunissait à l’époque dans un local tout petit, rue des Canettes, pour toutes sortes de questions : la prise de conscience, le viol, et évidemment l’avortement et la contraception. Nous étions d’âges et de milieux extrêmement différents, mais, à part quelques inconscientes qui le considéraient comme un mode de contraception, la sagesse des femmes considérait l’avortement comme une partie du droit à la procréation : le moment négatif d’un droit positif. L’acte négatif était le premier pas vers la maîtrise de la fécondité, avec la contraception ; d’ailleurs le Mouvement pour la Libération de l’Avortement, a été immédiatement suivi par le Mouvement pour la Libération de l’Avortement et de la Contraception (MLAC). En avril 71, il y a eu le « Manifeste des 343 femmes[1] ». Beaucoup d’entre nous n’avaient jamais avorté, moi par exemple, mais je l’ai signé par solidarité, parce que c’était un vrai problème de santé publique.
À partir de 1970, durant les assemblées aux Beaux-Arts, les discussions reprennent les questions que nous nous posions en 68 : comment se libérer de la procréation esclave et du plaisir esclave, et tournent autour de féminisme ou luttes des femmes, lesbianisme, homosexualité et/ou homosexuation ; une femme est-elle un homme comme un autre ? Doit-on devenir homme ou femme ? Les femmes du Mouvement se vivaient beaucoup plus comme une force de proposition, de transformation, de subversion d’un pouvoir qui les coupait en deux – tradition, modernité –, que comme une armée de réserve à intégrer, à mobiliser pour les nouvelles guerres à mener. Pas plus que nous ne voulions être des héritières, nous ne voulions accumuler un capital. La seule chose qui nous intéressait, c’était de transmettre la créativité.
N.M. — Vous avez créé le mouvement « Psychanalyse et Politique », dit « Psych. et Po », qui répondait très justement à notre recherche d’un lieu de confrontation de l’intime et du politique… Où nous nous découvrions avec un autre regard que celui des pères et des amants… Vous nous rappeliez aussi que nous avions eu une mère.
A.F. — « Psychanalyse et Politique » existe depuis le début. Dès octobre 1968, il s’agit de sexualité et de libération et, mieux que l’anthropologie, que la philosophie, ou que la sociologie, la psychanalyse est à soumettre à la question des femmes.
Je suis à ce moment-là en psychanalyse critique avec Lacan. Alors qu’il proclame : « La femme, ça n’existe pas », je propose : « Nous, des femmes, nous allons réussir là où l’hystérique échoue ». Alors qu’il dit : « Il n’y a pas de rapport sexuel » – entendez : il n’y a pas de libido femme, il n’y a pas deux sexes symbolisables –, en ce qui me concerne, dès 1968, il y a deux sexes, une différence irréductible entre les deux, et une symbolisation nécessaire de l’autre sexe. Plus tard, Lacan refusera que se tienne un séminaire sur ce thème, que nous avions proposé, Serge Leclaire et moi[2].
D’où venons-nous ? Du corps d’une femme. C’est la question centrale que la psychanalyse a à traiter, et aujourd’hui encore, pour une véritable démocratisation de la psychanalyse, en fidélité avec la recherche freudienne, non aboutie, d’une théorie de la génitalité. Ce que je développe depuis trente-sept ans : la gestation comme pensée, et la pensée comme gestation. La prise en compte de l’expérience poétique de la grossesse.
N.M. — Vous vous démarquiez déjà fermement des « féministes » dans des joutes oratoires épiques qui jetaient à bas beaucoup de préjugés et de clichés. Qu’en est-il aujourd’hui de ces clivages ?
A.F. — Dès le début du MLF, dès la première réunion, mon investigation était : comment articuler, du fait de la maîtrise de la fécondité, procréation et sexualité, sexualité comme émancipation et procréation comme libération. Les deux conjuguées pour ne pas couper une femme en deux et essayer de maintenir son intégrité. En fait, la maîtrise de la fécondité pour les femmes, c’est le droit à la procréation, c’est-à-dire l’affirmation. Il ne s’agit pas de jeter la procréation avec l’eau du bain. Pour moi, le MLF voulait affirmer un droit à la procréation sans contrainte, et la lutte pour l’avortement était un moment négatif de cette revendication principale positive. Or, le féminisme, qui est venu après, s’inscrit dans la tradition malthusienne de Simone de Beauvoir, qui a tenté de refouler toujours et le lesbianisme et la procréation.
Le féminisme épouse l’ambiguïté ou l’ambivalence de la République qui, héritant de la structure de l’absolutisme du pouvoir royal, pousse au « Un », au centrage, et qui en même temps tient compte que les femmes font les enfants, mais négativement, pour leur refuser la pleine citoyenneté. Cette discrimination républicaine qui s’accroche au Un est binaire (un, zéro) : le Un, c’est l’homme, et la femme, c’est le zéro. C’est la logique du computer. À la suite de cette ambiguïté républicaine, il y a celles qui veulent intégrer la différence à la République ; et il y a celles qui veulent se débarrasser de la différence comme porteuse de discrimination – confondant différence et discrimination, au lieu de penser que la différence est l’altération de l’Un – , et qui sont soit dans une perspective prégénitale, soit dans une perspective post-monocentrée, c’est-à-dire dans l’enrichissement de l’Un par un autre de genre (pas de sexe) et la multiplication de l’ego, ce qu’ils appellent le pluralisme. La République paritaire serait celle qui considèrerait les femmes et les hommes dans leur génitalité, c’est-à-dire dans leur apport particulier et réciproque à l’anthropoculture. Je dis que les femmes sont anthropocultrices parce que le travail utérin, la production de vivant parlant, précède le travail de puéricultrice, et que personne ne peut contester que la puériculture est une science tirée de l’expérience humaine largement à la charge des femmes.
Le plus souvent, en France, on appelle « féminisme » celui que je qualifie « unisexversaliste » et qui veut se débarrasser de la différence et du même coup du réel. C’est ce qu’on voit aujourd’hui dans le fantasme qui sous-tend la pulsion épistémophilique du « pour en finir avec l’utérus ». Si dans les années soixante-dix, les avant-gardes prétendaient subvertir l’ordre sexuel par la perversion (certains s’installant carrément dans la régression et l’ « anti-Œdipe »), c’est aujourd’hui la même alternative qu’on nous propose, la même radicalité éradicatrice des « pour en finir avec la femme », « pour en finir avec la généalogie » ou « pour en finir avec l’utérus » : deux éradications du vivant, deux régressions. Au plan politique, c’est le « non » à l’Europe (« pour en finir avec l’Europe démocratique », quoiqu’ils en disent ?), au plan psychanalytique, c’est ni père, ni mère, l’auto-engendrement. Féminisme radical, éradicateur des femmes ; féminisme polymorphe et unisexe.
La plupart des féminismes sont complices de la contre libération paranoïaque que déclenche la libération des femmes, et sont le dernier pilier du patriarcat, du monisme, du libéralisme, de la « frivolité », du matricide et de la dématérialisation. C’est là que je ne suis pas féministe. Je refuse la conversion hystérique de la femme qui, prise dans le système phallocentrique, est amnésique et « se souvient » du matriciel forclos. Car si, in utero, il y a une telle richesse de transmission, couper les filles de leurs mères, c’est leur faire perdre la moitié d’elles-mêmes, les vouer à la psychose et à la schizophrénie.
N.M. — Considérant insuffisantes les luttes médiatiques, bien que reconnaissant parfois leur utilité, vous avez créé les éditions Des femmes, en 1974. Puis vous vous inscrivez dans le combat politique démocratique. Vous créez l’Alliance des femmes pour la démocratie, vous tenez les premiers États généraux des femmes de tous les pays contre la misogynie, vous parcourez le monde pour y rencontrer les femmes en lutte, vous êtes élue au Parlement Européen.
A.F. — Comme je vous l’ai dit, pendant toutes les années soixante-dix, je pense plus à pro-créer qu’à guerroyer et j’essaye de donner lieu au non-lieu, en donnant lieu et corps au travail des femmes, en donnant sens à leur chair pensante. La pensée en acte, c’est évidemment pour moi la gestation.
Il y a des gestes à accomplir dans cette perspective de création/procréation, et c’est ainsi que nous créons : d’abord, la maison ouverte à l’autre femme (la Maison des femmes des Gobelins, en 1973) ; puis, la maison ouverte à l’autre écriture (la maison d’édition Des femmes, en 1974 ; et la maison ouverte à l’autre inconscient, celui de la libido creandi, avec la réalisation d’un film Une jeune fille (lecture critique d’un texte de Freud « Sur la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine »), la création de journaux (Le Torchon brûle, Le Quotidien des femmes, des femmes en mouvements, mensuelle, puis hebdo) ; et toujours la maison ouverte à la solidarité avec le MLF et ses lieux politiques, l’Alliance Des Femmes pour la Démocratie, et toutes les manifestations, les colloques, les universités, les appels internationaux. En 1994, première femme du MLF, je suis élue au Parlement européen. Mon objectif : continuer à progresser et à faire inscrire la démocratie paritaire. Italienne d’origine, en Europe, je suis deux fois chez moi.
La « maison » est un mot qui renvoie à la fois à du réel et à une métaphore : c’est la maison corps ou la maison utérine, c’est la maison des femmes ; c’est la maison d’édition. Pendant toutes ces années, l’importance des maisons sous toutes leurs formes est prégnante. C’est donner corps contenant aux femmes, aux filles et aux mères aussi, c’est maintenir sur la durée, au passé, au présent et au futur, la nécessité de la contenance et de la maison procréatrice, de la maison comme lieu de transformation et d’évolution. On pourrait dire de l’être et du corps.
Le MLF, depuis trente-sept ans, a produit des avancées politiques et juridiques pour les femmes, et c’est aussi un lieu généreux qui a engendré la démocratisation de la société. C’est peut-être parce que le MLF, en France, a su, avec la psychanalyse, travailler les fantasmes et sortir du gauchisme, qu’il n’y a pas eu de terrorisme. Pour la majorité des femmes, le choix s’est porté vers le processus démocratique, sans compromission, mais dans le dialogue. Et le mouvement a engendré du mouvement. C’est ainsi que, quand j’ai rencontré Hocquenghem, je l’ai convaincu, à partir de la pensée que j’avais de mon propre mouvement, de créer le FHAR, ce qui, plus tard, a pu donner le Pacs. Grâce au MLF, dans le champ de la philosophie et de la psychanalyse, nous sommes passés de l’écriture de la différence à celle de la différence sexuelle (pas encore à celle de la différence des sexes), et, dans le champ culturel, nous sommes passés de la domination de l’oral par l’écrit à la réconciliation de l’oral et de l’écrit, avec le succès aujourd’hui des collections de livres audio après la création, dès 1980, aux éditions Des femmes, de la Bibliothèque des Voix. Comme l’existence des éditions Des femmes a produit des « collections femmes » chez tous les éditeurs, les livres parlants, ignorés ou décriés dans les années quatre-vingt, sont maintenant repris par les plus grandes maisons d’édition ; jusqu’à nos « cahiers d’écriture » qui ont fait modèle.
Sous la poussée du Mouvement de Libération des Femmes, les progrès de ces trois dernières décennies ont sans doute été plus décisifs que durant deux mille ans d’histoire, avec trente ans de féminisme d’État, de programmes institutionnels au bénéfice des femmes, en France et dans le monde. Et, dans notre pays, nous sommes loin de recenser et de mesurer les effets du MLF dans tous les champs : de l’abolition de la notion de « puissance paternelle », dès 1970, au partage de l’autorité parentale ; de la prescription à faire des enfants, à la maîtrise de la fécondité ; de l’abolition des discriminations fondées sur le sexe, à l’égalité des époux dans les régimes matrimoniaux, l’égalité entre les femmes et les hommes dans la vie sociale, économique, culturelle, personnelle ; de la dénégation des crimes et de l’impunité des coupables de violences commises contre les femmes, à la condamnation du viol, des violences conjugales ; de l’absence de représentation politique, à la parité, au partage du pouvoir et à l’affirmation de la laïcité…
Ma position historique a toujours été de travailler à faire avancer des idées et des actes, à partir d’un lieu complètement excentré par rapport au pouvoir. Et je suis partie, dès la création du MLF, de cette idée de penser la fonction génésique avec la démocratie et de chercher des solutions à partir de là, pour inventer un modèle libérateur pour les femmes[3]. Après le modèle nataliste, celui de la maternité esclave (tota mulier in utero) des régimes traditionnels, réactionnaires, et ses discriminations et fausses protections ; après le modèle moderniste malthusien, celui de la sexualité esclave, qui veut aligner les femmes sur les hommes (tota mulier sine utero), et son refoulement de l’asymétrie ; après le modèle libéral qui opère un bricolage entre les deux, un quatrième modèle, pour stopper l’écartèlement entre archaïsme et modernité, celui de la conjugaison des différences, de la fécondité et du partage : le modèle paritaire d’une République charnelle, vivante, vitale.
N.M. — Pouvez-vous nous dire ce que vous entendez par féminologie ?
A.F. — La féminologie, comme la sociologie, apparaît quand le mouvement social s’essouffle, quand les « ismes » du socialisme ou du féminisme se figent. C’est la création d’un champ épistémologique, aux côtés des sciences de l’Homme et une promesse d’enrichissement réciproque. Les sciences des femmes, de la gynéconomie à l’éthique, s’efforcent de comprendre notre savoir forclos, à la fois inconscient et exclu. La maîtrise de la fécondité permet aujourd’hui de penser avec ce trésor dont l’humanité a été privée à cause de la domination masculine et de la schizophrénisation des femmes ; c’est une traversée de tous les champs épistémologiques et leur transformation, leur refonte, en un lieu multiple et ouvert. C’est la pensée de la gestation ou la gestation comme mode de pensée, qui permet de passer d’un mode de pensée idéologique et religieux à un mode de pensée scientifique et matérialiste.
Comme c’est à partir de leur propre expérience que leur savoir de femmes se théorise, il n’est plus un savoir dominandi, mais il est un savoir creandi. Et je dis là ce que j’ai toujours dit : un savoir faire ou un pouvoir faire, quelque chose qui est du creandi en position libidinale première, c’est-à-dire avec sa propre libido, une libido à soi. D’un écrasant fardeau, les femmes tirent une triple dynamique : démographie, démocratie, développement, que j’appelle les trois D. Démocratisation par le redoublement des forces, mais pas au service du libéralisme, du capitalisme ou du phallocentrisme, par leur subversion avec l’apport que les femmes peuvent faire d’une économie du don, d’une économie du non-profit, d’une production non-marchande.
La féminologie, c’est, contre l’envie économique et sociale de nos démocraties repues, une voie de gratuité et de gratitude. Des femmes, pour commencer à penser le « donner, recevoir, rendre » (Sénèque, De beneficiis), pour vivre le tournant philosophique, le moment éthique de l’amour de la sagesse.
N.M. — Vous dites que nous sommes dans l’ère de l’image souveraine orchestrée par les médias. Je souris à votre évidente et lumineuse obsession de faire reconnaître la procréation comme une « création du vivant parlant » et de réunir le « génial » et le « génital ». Ce qui mettrait les femmes en première ligne dans la lutte contre les orages mortifères qui s’annoncent, des fantasmes de disparition dans le virtuel à l’ectogenèse, présentée par quelque outrecuidant comme une libération de la grossesse !
A.F. — Il y a deux sexes, ils ne sont pas réductibles l’un à l’autre, et c’est là la fécondité de notre espèce parlante et pensante. C’est là, dans ce tournant éthique de l’invention de l’autre pour chacun et de la conjugaison des deux – ce que j’appelle la géni(t)alité, ce que Kant appelle la « majorité », dans son texte Qu’est-ce que les Lumières ? –, que se fait un pas démocratique et conceptuel qu’on peut appeler la parité. La parité est à la fois partage et bond au-dehors du tout marchandise, fin de la modernité amorcée au tournant du seizième siècle, nouvelle alliance avec les richesses du monde et les richesses des deux sexes.
Que des orages mortifères, comme vous dites, s’annoncent et programment une « libération » par l’ectogenèse, c’est le plus vieux projet du monde. Les Grecs rêvaient de se passer de « la race des femmes » (Euripide, Médée) pour leur faire des enfants – Gide aussi, d’ailleurs. C’est un vieux rêve, au fondement même de la métaphysique, si la métaphysique consiste à penser le multiple à partir de l’Un, la différence à partir du même. Il est évident que ce Un, c’est le Dieu des monothéistes. Quand Levinas dit : « L’Europe, c’est la Grèce plus la Bible », nous y voilà. Dans la complicité entre constructivisme et créationnisme. Et ce rêve pourrait se réaliser avec l’utérus artificiel puisque, pour certains, c’est la procréation qui ferait obstacle à l’égalité. Mais il s’agit d’une égalité par le manque, d’une égalité par le bas : les femmes seraient ainsi ramenées à la position qui a toujours été celle de l’Un, de l’identique, de l’homme, par rapport à la procréation, c’est-à-dire à une procréation de fabrique, en dehors du corps. Alors que l’expérience de la gestation est une expérience des plus intimes que les hommes depuis la nuit des temps envient parce qu’elle est en rapport avec la chair même, la chair qui pense. Je dis souvent : le sexe joue, le corps travaille et la chair pense. Le sexe joue, dissocié de la procréation, de l’érotisme à la pornographie la plus déchaînée dans le système économique actuel ; le corps travaille, et la force de travail se vend ; la chair pense, car il y a bien un lieu de l’intimité qui est du réel, biologique et psychique, puisque chez l’humain tout est culture.
Le propre de l’humain, c’est la pensée charnelle. L’éthique de la sexualité passe par la symbolisation de la procréation. Il faut penser la procréation comme une économie du don. Création et pas fabrication. Traiter la différence des sexes non par l’égalité, c’est-à-dire la disparition des femmes, la confusion des genres, la neutralité, mais par la parité, c’est-à-dire la symbolisation de cette différence, la génitalité, l’accomplissement de chaque sexe. Si la procréation fait « obstacle » à l’égalité, une fois intégrée, elle met en évidence la parité. Il n’y a plus une seule libido, un seul sexe pour représenter l’humanité, mais deux. C’est ce partage à tous les niveaux qui permet d’aller vers une société hétérosexuée, mixte.
Il faut une libération des femmes pour l’ensemble de l’humanité, pour une humanisation accrue des hommes et des femmes.
N.M. — Vous aimez les peintures de Geneviève Asse, le travail d’Aurélie Nemours et de Catherine Lopes-Curval. Que voudriez-vous me dire sur ces artistes ?
A.F. — En 2002, j’ai proposé de faire entrer leurs œuvres à Beaubourg, de faire ainsi entrer, contemporaines, trois artistes, dans ce musée pour le XXIe siècle. Trois générations de peintres femmes qui ont choisi la géométrie simple, la surface parfaite, la stabilité dynamique du carré. Œuvre d’art, œuvre d’être. Aurélie Nemours est née au début du siècle. Avec force, je dirais presque avec acharnement, elle a travaillé la matière élémentaire, le réel du spectre, pour hausser jusqu’au noir la couleur absolue. Geneviève Asse est à la fois une femme d’action et une ascète. Après avoir participé à la libération de l’Europe avec les armées alliées à la fin de la Seconde Guerre mondiale, elle a inventé ce bleu unique, qui porte son nom et sublime le plus banal des supports. Catherine Lopes-Curval est née dans la seconde moitié du XXe siècle. La Mise aux carreaux I, c’est une course aux trésors des signifiants, c’est une balade dans la mémoire planétaire de l’artiste, et, même geste, cent arrêts sur images aux écrans de nos rêves. Explosion fixe de la beauté.[4]
Ce qui m’intéresse dans la peinture des femmes, figurative ou non, c’est ce que j’ai appelé à propos de Françoise Gilot, lors de son exposition Anamorphoses, en 1986, à la Galerie Des femmes, « la prégnance du regard »[5], le regard matriciel, qui déplace et abolit la représentation, l’énergie intime, la lenteur, la vibration, l’effusion, la violence rythmique de la délivrance.
[1] « Manifeste des 343 femmes » et non pas « salopes », comme certain-e-s se plaisent à le dire aujourd’hui.
[2] Voir Pas de deux, p.37.
[3] Blandine Grosjean, dans un article de Libération (29 avril 2003), «Liberté, activité, maternité », a relevé que ce modèle spécifique français d’indépendance pour les femmes était mon orientation pour le MLF, et qu’il était « envié » par les femmes européennes.
[4] La Culture pour vivre, éditions du Centre Pompidou, Paris, septembre 2002.
[5] Cf. « Françoise Gilot… ou la prégnance du regard », p. 133.