SI C’EST UNE FEMME
Il y a deux sexes. Essais de féminologie, Gallimard collection Le Débat, 1995 et 2004 (édition revue et augmentée), Poche Folio n°161, 2015 (édition revue et augmentée)
Extraits d’un article paru dans le numéro 80 de la revue Informations sociales, « Regards vers le XXIe siècle », C.N.A.F., quatrième trimestre 1999.
Ce texte n’en finit pas de s’écrire. Terminé, il reste interminable. Il s’étire sans fin sur les téléscripteurs, jour après jour plus cruel. C’est le texte de l’humaine tragédie de la condition des femmes. Je l’ai écrit cent fois, et d’autres en même temps que moi. Ce n’est pas de l’écriture, tout au plus une transcription de l’enfer quotidien des femmes, de toute éternité et partout dans le monde.
Pourquoi tant de crimes, pourquoi tant de haine, pourquoi tant de souffrances ? C’est dans ces questions, aux racines de tous les racismes, que s’étend le continent noir de l’inconscience humaine, le refus de prise de conscience par l’ensemble de l’espèce du plus grand génocide de toute l’histoire des êtres parlants.
M’est venu comme titre de cet article Si c’est une femme, en référence à Si c’est un homme de Primo Levi[1] et j’ai retrouvé dans son poème liminaire les quelques lignes dédiées à leur condition à Auschwitz :
Considérez, si c’est une femme
Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux,
Et jusqu’à la force de se souvenir,
Les yeux vides et le sein froid
Comme une grenouille en hiver…
Ce 25 août 1999, dans Aujourd’hui, l’édition nationale du Parisien, on apprend l’existence de “camps de dressage” en Italie, pour faire de femmes, « de jeunes filles », des prostituées : « Importées par groupes de quinze ou vingt sous une fausse identité par des proxénètes mafieux, yougoslaves, russes ou tchèques, elles sont contraintes à plus de cent passes pas jour ! Elles en sortent cassées, dociles. Quelques-unes sont accros à l’héroïne ou à la cocaïne pour supporter. La plupart boivent… ». Je ne confonds pas, bien sûr, ce camp en Italie ni les camps bordels organisés en Bosnie avec les camps nazis. Et pourtant, dans tous ces camps, il y a une même volonté des bourreaux de déshumaniser les détenu-e-s.
Cette information n’a été reprise dans aucun autre journal. Je lis assidûment la presse quotidienne dite populaire, parce qu’elle est un peu moins misogyne que la presse considérée comme noble. Elle ne passe pas sous silence les meurtres et les viols dont sont quotidiennement victimes les femmes, bien qu’elle les cantonne à la rubrique “faits divers”, au lieu des pages politiques ou sociales auxquelles ont droit les crimes racistes.
Abattage, donc, que l’on retrouve dans les maisons closes qu’il est périodiquement question de rouvrir en France sous la pression internationale : en cette fin de millénaire, on a fait d’un artisanat du début du siècle – célébré aujourd’hui comme “charmant” aujourd’hui par des intellectuels libertins, hommes et femmes -, une industrie cotée en Bourse, et du « plus vieux métier du monde » un prétendu métier à part entière à exploitation plénière. Certains États de l’Union européenne se font les proxénètes de ce libéralisme sauvage autant que barbare en s’engageant dans la réglementation de la prostitution dite forcée – quel pléonasme ! – et tirent profit de ces maisons de torture et d’indignité que sont les eros-centers[2]. La prostitution, c’est le lieu géométrique de la vérité des rapports Ouest-Est, Nord-Sud, riches-pauvres, femmes-hommes. En Europe, on compte au moins deux millions de prostituées. Vous me direz, la prostitution ne menace pas la majorité des femmes, et je vous répondrai que cette forme la plus achevée de l’esclavage sexuel, cette marchandisation de milliards de personnes du fait de leur sexe, menace toute femme acculée à la pauvreté, à la misère.
Amartya Sen, que je cite souvent, a, dès 1991, mis en évidence que plus de cent millions de femmes manquent à l’appel au recensement de la population mondiale, quand on applique à l’ensemble du monde la sex-ratio des pays développés. Lauréat du prix Nobel d’économie en 1998, il a alors été célébré par la presse française pour son travail sur l’Indicateur de développement humain[3]. Mais rien n’a été dit sur ce que j’appelle un gynocide permanent[4]. Plus de cent millions de femmes ont disparu parce qu’elles étaient des femmes. Ce déficit démographique, dû aux fœticides d’enfants de sexe féminin, aux infanticides de petites filles, à leur malnutrition, aux soins médicaux sélectifs, aux mutilations sexuelles et aux accouchements effectués dans des conditions précaires, ne semble alarmer personne. Dès 1991, Amartya Sen considérait qu’il s’agissait là de « l’un des problèmes les plus importants et les plus méconnus auquel le monde doit faire face ». Pourtant, rien n’a changé, bien au contraire, et l’indifférence est toujours la même. Le nombre d’avortements d’embryons féminins a considérablement augmenté en Inde, en Corée du Sud et en Chine où, de plus, des milliers de petites filles, abandonnées à la naissance, dépérissent dans des mouroirs. Chaque année, plus d’un million de petites filles meurent dans le monde parce qu’elles sont nées filles[5]. Deux millions sont soumises à la torture de l’excision et de l’infibulation. En ce moment même, plus de soixante petites filles sont en train d’être mutilées quelque part en Afrique, en Asie, au Moyen Orient, et probablement en Europe[6]. S’agissant de l’inceste[7], ses effets dévastateurs sont incalculables : mutisme, anorexie, dépression, prostitution, suicide. Pourtant en France, l’inceste, comme la prostitution, est prôné par des intellectuels libertins et médiatisés. Dans les pays les plus pauvres, plus de six cent mille femmes meurent chaque année, sans soins et dans le silence, des suites d’une grossesse ou d’un accouchement[8].
“Si, pour une raison analysable, des centaines de milliers d’hommes souffraient et mouraient ainsi chaque année, si des millions d’autres étaient blessés dans leur chair, traumatisés ou rendus infirmes à vie, cela aurait été porté sur la scène publique et quelque chose aurait été fait”, s’indignait l’Unicef dans un rapport de 1996.
Dans les conflits armés qui ravagent le monde, aux horreurs de la guerre, s’ajoutent, pour les femmes, les viols massifs et les grossesses forcées. Leur dénonciation lors de la guerre en Bosnie n’a pas empêché la récidive de cette torture au Rwanda, en Turquie ou en Sierra Leone, et, cette année encore, au Kosovo. Sans compter la honte et le silence auxquels les victimes des viols sont le plus souvent condamnées par leur communauté[9]. En Afghanistan, en Algérie, en Iran, au Bangladesh ou au Soudan, les fondamentalistes religieux mettent leur pays à feu et à sang et prennent les femmes pour cibles privilégiées de leur délire misogyne. Mais la paix ne met pas fin aux violences, et le viol est partout et toujours une arme de guerre. Dans nos démocraties dites avancées, un viol est commis toutes les six minutes. En France, une femme meurt, chaque jour, parce qu’elle est une femme[10], une femme sur sept est battue. En Russie, plus de quinze mille femmes meurent chaque année des suites de violences conjugales, ce nombre équivalant à celui des pertes de l’armée durant les dix années de guerre en Afghanistan[11]. Qu’on soit femme de chanteur (NTM) ou chanteuse célèbre soi-même (comme Lio), on n’échappe pas à la violence de son amant. Pourtant, il n’existe toujours pas, en France, de loi antisexiste pour protéger la vie et la dignité des femmes. La misogynie, à la différence du racisme, est toujours considérée comme une opinion et non comme un délit.
Nulle part au monde l’Indicateur sexo-spécifique de développement humain, qui prend en compte l’espérance de vie, l’alphabétisation, la scolarisation et la part dans le revenu salarié, n’atteint le chiffre significatif de l’égalité[12]. La pauvreté atteint en priorité les femmes. Elles sont 70% du milliard sept cents millions d’êtres humains qui vivent en dessous du seuil de la pauvreté, et plus des deux tiers des huit cent quarante millions d’adultes analphabètes[13]. Les femmes qui accomplissent mondialement les deux tiers du travail humain ne reçoivent que 10% des revenus disponibles et en ne possédant que 1% des richesses. Elles ont en charge presque la totalité de la production de vivant (non marchande), l’essentiel du travail domestique et la plus grande part du secteur informel, toutes productions non prises en compte dans le PNB des États, et qui continuent de s’effectuer au noir, sans reconnaissance ni rémunération.
Même en Europe, le continent où le droit des femmes est le plus avancé et où le principe d’égalité est proclamé, la pauvreté se féminise, comme l’établissent les récents rapports du Parlement européen de 1994 à 1999. Et quand elles ont une activité professionnelle, les femmes ne gagnent, pour un même travail, que trois quarts du salaire des hommes. Malgré l’existence d’une Commission des droits de la femme active et vigilante, on a enregistré un net recul lors de la législature durant laquelle j’ai siégé. Les dernières Directives européennes[14] sont marquées par ce que j’ai appelé en 1998 une dérive libérale[15] : les instances et outils de la politique d’égalité ont été dévalués ; le quatrième programme d’action pour l’égalité des chances a vu ses crédits réduits de moitié, les actions positives, destinées à réduire l’écart entre le principe d’égalité et sa mise en œuvre, ont été délégitimées par la Cour de justice et il a été question de supprimer la Commission des droits des femmes.
En France, l’un des premiers pays d’Europe pour l’activité professionnelle des femmes, les conditions d’exercice de cette activité sont toujours, voire deviennent de plus en plus difficiles. Lorsque les femmes sont employées à temps partiel, la diminution du temps de travail ne signifie pas pour elles plus de liberté, mais une surcharge de travail à la maison. Aujourd’hui, on leur retire des emplois pour les donner aux hommes. Celles qui ont fait le choix de l’allocation parentale d’éducation n’ont bien souvent pas retrouvé leur travail après les trois années de congé. Il n’y a pas de réelle prise en charge des très jeunes enfants, et rien n’a été fait pour soulager les jeunes mères[16]. Au contraire, pour la première fois après trente ans de progression continue, leur activité professionnelle a dangereusement diminué[17]. Partout, les femmes sont pénalisées du fait qu’elles font des enfants, de ce plus qu’elles apportent à l’humanité.
Quant au pouvoir de décision, qu’il soit économique ou politique, on ne peut parler que d’un impouvoir des femmes. Dans le monde, les femmes ne sont que 10% des parlementaires[18]. La France, grâce à la politique volontariste du gouvernement – suscitée par les mouvements de femmes pour la parité -, vient d’atteindre cette moyenne mondiale, mais elle n’est encore qu’à l’avant-dernier rang de l’Union européenne. Il y a aujourd’hui neuf femmes au gouvernement mais aucune élaboration d’une politique de femmes qu’exigerait la justice sociale. Dans notre pays, le dogme aberrant qui prétend que « les femmes sont des hommes comme les autres »[19] interdit d’envisager des « actions positives », là où elles seraient absolument nécessaires et urgentes pour réduire l’écart entre l’égalité de principe et l’égalité réelle entre les hommes et les femmes. Et toujours pas de commission femmes au Parlement, ni de budget significatif.
Quand elles ne sont pas renvoyées à l’invisibilité, ou diffamées, les femmes n’apparaissent dans les media qu’adulées, comme porteuses du flambeau de la féminité, ou réduites, comme deuxième sexe, à côté, à gauche ou en contrebas d’un homme, sportif ou président… Et quand elles sont les premières dans leur activité, comme Jeannie Longo ou Nicole Fontaine qui vient d’être élue présidente du Parlement européen, elles n’ont toujours droit qu’à une deuxième place dans la presse.
Pourquoi, en permanence et partout, tant de misogynie ? Pourquoi notre siècle qui s’attache à dénoncer tous les maux qui menacent l’humanité, destruction de la terre, des mers, des animaux, des peuples, et toutes les injustices, ne se soucie toujours pas plus de la destruction et de la discrimination des femmes ?
Je ne me suis pas contentée, depuis trente ans, de recenser le catalogue du gynocide permanent qui se perpétue sur la planète. Je me suis efforcée d’en analyser les causes. Je pense qu’au fondement de cette haine envers les femmes, qui ravage l’espèce humaine, il y a l’envie primordiale, archaïque, universelle et radicalement déniée, de leur capacité procréatrice, de cette part spécifique qui, avec la gestation, leur échoit dans la production de l’espèce humaine. Cette envie, qui est la misogynie même, est la base de tout système d’exclusion de l’autre et la racine de tous les racismes, de toutes les exploitations.
Cette envie est aussi à la base de toute une série de constructions et de théorisations qui substituent le phallus à l’utérus pour mieux dénier, exploiter et s’approprier la fonction génésique des femmes. Ces constructions font du phallus, comme pénis en érection, l’arbre de vie, la source de tout désir, de toute valeur, et renvoient la capacité procréatrice des femmes et les femmes elles-mêmes à du secondaire ou même du négatif. On retrouve à tous les niveaux ce retournement qui fait des femmes « le deuxième sexe », châtré, dérivé, relatif, et qui les exclue et/ou les intègre, mais dans tous les cas les prive de leur propre libido. C’est tout le système de pensée universaliste qui s’est construit sur l’envie et le déni de la fonction génésique, et sur sa conséquence, l’impérialisme du phallus, avec sa passion de l’Un. La passion de l’un souverain, dieu, père, fils, empereur ou phallus, est au fondement de l’universalisme auquel l’homme occidental est attaché plus qu’à tout. L’existence d’un deux n’y est envisageable qu’à condition de ne pas altérer la toute-puissance narcissique du Un. L’autre sexe, en réalité le premier – tout être humain naît d’une femme – est donc exclu, ou, au mieux, toléré comme deuxième sexe, inclus comme faire valoir du sexe masculin.
On lit les effets de cet universalisme monosexué à tous les niveaux, économique, sexuel, politique, symbolique, et, en premier lieu, dans le libéralisme économique triomphant, sauvage, dont on reconnaît, aujourd’hui, qu’il est responsable d’exclusion et de pauvreté pour le plus grand nombre, en particulier des femmes qui sont le prolétariat de l’espèce humaine. Les hommes prennent une rente toujours plus élevée sur le corps et la production des femmes[20]. C’est sur elles, au premier chef, et leur exploitation sans limites qu’est prélevée la croissance mondiale. Avec la mondialisation, les femmes sont utilisées contre elles-mêmes, pour servir à la victoire et à la puissance du libéralisme, et c’est là le propre des esclaves, leur travail alimente l’esclavage. Elles n’ont d’autre choix que d’être agents de leur propre misère. Et on continue d’ignorer le mode de production du vivant, génital, dont les femmes seules ont l’expérience, pour les faire rentrer, de gré ou de force, dans le mode de production industriel. Car le libéralisme, ce n’est pas seulement une économie, c’est aussi une philosophie des libertés de l’individu, de l’individu narcissique et égocentrique, qui considère que sa liberté commence là où s’arrête celle d’autrui.
Beaucoup critiquent le libéralisme au plan économique, mais personne ne parle de la morale libertine. Elle est le chapeau symbolique, le toit ou le soubassement de l’économie libérale. Le libéralisme, comme excès du capitalisme dans l’économie, et le libertinage comme libre-échangisme sexuel se rejoignent pour prendre en tenaille tout processus de libération et amener ce surcroît d’esclavage du corps qu’est la traite des femmes. C’est pourquoi l’industrie du sexe, liée au crime organisé est en pleine explosion. Au même moment, Sade et autres libertins reviennent en force avec leurs mères éventrées et leurs filles incestées, tandis que l’on fait du transsexuel un modèle, le troisième sexe : une femme sans utérus mais avec un pénis, ce vieux rêve des hommes qui ont peur des femmes. Enfin, c’est le règne des différences secondaires, différences de langues, de cultures, de genres, celles qui, non seulement, ne dérangent pas l’ordonnancement phallique, mais le renforcent. La différence des sexes, principale, première, continue d’autant plus à être déniée.
Ce qui rend la question des femmes si difficile à penser, c’est qu’outre la misogynie traditionnelle, que tout le monde connaît, des tenants de la maternité, nous sommes confrontés à une misogynie moderne, dite progressiste, beaucoup plus difficile à repérer, qui jette le bébé avec l’eau du bain et la différence des sexes avec la discrimination. Les effets pervers de cette logique, je n’ai cessé de les faire apparaître en montrant qu’ils conduisent de l’invisibilité, de l’impouvoir des femmes à leur disparition pure et simple ; à un gynocide symbolique qui redouble le gynocide réel.
Cependant, cette logique de l’identique est encore aujourd’hui revendiquée par beaucoup de féministes indifférentialistes, qui voudraient que les femmes soient des hommes, et renvoient la procréation à la nature, alors que c’est l’expérience humaine par excellence. J’ai été, je suis encore, violemment combattue, en France, pour avoir voulu m’avancer hors de la clôture de l’unisexversalisme, et élaborer un au-delà du féminisme, en pensée et en actes. Affirmer qu’il y a deux sexes, en n’oubliant jamais que rien d’humain n’est naturel, ce n’est pas faire du « différentialisme », c’est lever la forclusion sur la génitalité des femmes.
Une société de justice ne saurait ignorer les déterminations biologiques, ni les exploiter, car ce qu’elle se refuse à penser fait symptôme. La production humaine déniée dans sa fonction indispensable et dans ses valeurs nécessaires revient comme prescription aliénante, interdit absolu ou pénalisation pour les femmes. Tant que la dissymétrie entre les sexes quant à la procréation ne sera pas reconnue et reconsidérée à tous les niveaux de la société, économique, social, juridique, politique et symbolique, elle fera obstacle à une égalité concrète.
Pourtant, les femmes sont les premières productrices de richesses et apparaissent désormais comme le cœur battant d’une triple espérance, d’une triple dynamique : démographie, développement durable et démocratisation. Depuis plus de dix ans, toutes les conférences des Nations unies ont fait apparaître que, de bénéficiaires de droits nouveaux, elles sont devenues les actrices principales du progrès. Partout dans le monde, elles rééquilibrent la démographie en pratiquant la contraception dès qu’elle ne leur est plus interdite. Elles transmettent l’éducation, dès qu’elles savent lire et écrire : « Eduquez un homme, vous éduquez un individu, éduquez une femme, vous éduquez une famille », dit l’O.N.U.
Partout, les femmes inventent des solutions pour survivre, vivre et faire vivre ; elles restaurent le lien social et les solidarités qui permettent d’intégrer les populations les plus fragiles ; elles travaillent à la sauvegarde de l’environnement. Partout où elles le peuvent, elles mettent en œuvre un mode de production génital dont elles ont le secret, un secret qu’elles sont toujours prêtes à partager : un rapport au temps, à l’espace, au don et à la vie, différents. Les exemples de leurs initiatives courageuses et collectives sont innombrables. De l’Afrique du Sud aux banlieues parisiennes, en passant par l’Inde, le Kenya, le Burkina Faso, les femmes inventent et agissent ensemble. Partout, elles se mettent en mouvement et font avancer la démocratie. Les héroïnes que nous connaissons bien, Aung San Suu Kyi, Taslima Nasreen, Leyla Zana, ne sont que la partie visible de l’iceberg, dont la partie immergée est constituée de centaines de millions de femmes en lutte pour leurs libertés, leur dignité et celles de leurs enfants, donc des générations futures.
« Tant qu’une femme est esclave, je suis esclave aussi ; ma liberté commence avec celle de l’autre », c’est ce que nous affirmions au Mouvement de libération des femmes : pour équilibrer une histoire universelle, prétendue neutre, mais en réalité hommosexuée et entièrement construite sur l’esclavage et l’apartheid des femmes, et pour affirmer notre existence, nous n’avions pas d’autre choix que de nous rassembler. La liberté des femmes, leur responsabilité, c’est d’affirmer, avec courage leur solidarité avec les autres femmes et leur compétence particulière, et non de nier le fait qu’elles sont des femmes. Égalité et différence ne sauraient aller l’une sans l’autre ou être sacrifiées l’une à l’autre. Si l’on sacrifie l’égalité à la différence, on revient aux positions réactionnaires des sociétés traditionnelles et si l’on sacrifie la différence des sexes, avec la richesse de vie dont elle est porteuse, à l’égalité, on stérilise les femmes, on appauvrit l’humanité tout entière.
Procréatrices de vivant-parlant-pensant, anthropocultrices de l’espèce, les femmes sont la source de la richesse humaine ; même si dans le monde entier, ce travail vital de renouvellement des générations et de la force de travail continue d’être exclu de toute inscription sociale, économique, professionnelle, politique et culturelle. Nous devons faire reconnaître la fonction génésique, nécessité vitale de l’espèce humaine, accéder aux responsabilités politiques, droit et devoir de toute citoyenne et symboliser la libido femelle, propre à toute femme. L’envie d’utérus pourrait se sublimer en gratitude ; le lien vital au matriciel, au maternel, renoué et levé le refoulement sur ce qui est forclos serait enfin levé.
Pensée, l’expérience de la gestation nous permet de quitter la passion du Un pour aller vers la connaissance du deux. Lieu de mémoire et moment de l’à venir, modèle de l’amour du prochain et du penser à l’autre, elle dote les femmes à la fois du génie du vivant au niveau réel, d’une personnalité démocratique et xénophile au niveau imaginaire et d’une dimension éthique au niveau symbolique.
Il y a trente ans, mon M.L.F., en particulier la pratique théorique de « Politique et Psychanalyse », s’annonçait, non sans provocation, comme un mouvement de civilisation, qui, par-delà les enjeux économiques et sociaux, proposait d’opérer une révolution inédite et radicale, une révolution du symbolique. Cette révolution est en marche. Sans cesser d’être procréatrices, mémoires du futur, de mères en filles et de générations en générations, les femmes sont créatrices à leur tour, en nombre et dans tous les domaines, économiques, sociaux, environnementaux, scientifiques, politiques et artistiques. A Pékin, en septembre 1995, à l’occasion de la Conférence mondiale des femmes, venues des cinq continents, elles ont affirmé leur existence, radieuse, diverse, colorée, et leur conception d’un monde pour le troisième millénaire, un monde ou l’égocentrisme et l’envie seront remplacés par la générosité et la gratitude, un monde qui réconcilie l’espèce humaine, hommes et femmes ensemble, avec la vie. Vivants-pensants, c’est notre avenir.
[1] Primo Levi, Si c’est un homme, Paris, Julliard, 1987.
[2] En Belgique, une organisation dite de « défense des prostituées » a mis en place pour elles un enseignement (législation sur la prostitution, comptabilité, gestion commerciale et techniques sexuelles). Aux Pays-Bas, 37 proxénètes manifestent pour faire annuler un nouveau règlement qui limite désormais les horaires d’ouverture des vitrines de prostituées et réclament des compensations à l’État pour perte de revenus (Marianne, n°127, 27 septembre 1999).
[3] L’indicateur de développement humain (I.D.H.) prend en compte l’espérance de vie, l’alphabétisation, la scolarisation et la part dans le revenu salarié.
[4] A. Sen, op. cit.
[5] Rapport de l’Unicef, 1996.
[6] Les petites filles infibulées (près de 90 % au Soudan) risquent la mort immédiate lors de l’opération, ou du fait des infections qui s’ensuivent souvent. Quant aux rescapées, elles souffrent toute leur vie des lésions irréversibles causées par ces mutilations (Rapports du F.N.U.A.P., 1995, et 1997, sur la population mondiale).
[7] Cf. « Demain, la parité, p. 249. Selon une enquête menée dans cinq pays (États-Unis, Afrique du Sud, Thaïlande, Turquie, Zambie), 58 % des femmes qui se prostituent ont été victimes d’abus sexuels durant leur enfance (Rapport sur les « Troubles post-traumatiques », in Feminism and Psychology, 1998, vol. 8/4, p. 405-426).
[8] Et 150 millions en restent gravement handicapées à vie. 300 millions de femmes qui souhaitent ne pas avoir davantage d’enfants n’ont pas accès aux contraceptifs. 70 000 meurent chaque année des suites d’un avortement.
[9] Au Kosovo et en Albanie, le Code de Leke Dukajani, en vigueur depuis le XVe dans certaines régions, voue les femmes violées au silence, à l’enfermement, voire au suicide (Gordana Igric, Institute for War and Peace, n° 48, 18 juin 1999, in Le Courrier des Balkans).
[10] Chiffres pour l’année 1990 de l’Observatoire de la misogynie.
[11] Libération, 10 avril 1999, repris du quotidien russe Vremia. Un rapport de l’Unicef, rendu public le 21 septembre 1999, souligne que la « transition » vers le capitalisme de l’ex-U.R.S.S. et des pays de l’Europe de l’Est a « accentué les inégalités existantes au lieu de les réduire » et « la violence familiale, plus fréquente qu’on ne le pensait sous le communisme, est aujourd’hui en augmentation » (A.F.P., 21 septembre 1999).
[12] L’Indicateur sexo-spécifique de développement humain (I.S.D.H.) est, au mieux, de 0,939 au Canada, et, au pire, de 0,155 en Sierra Leone.
[13] Les petites filles sont les trois quarts des enfants qui n’ont pas accès à l’école primaire, comme en témoigne le rapport annuel du Programme des Nations unies pour le développement de 1997.
[14] La Directive sur le congé parental (1996), au nom d’une prétendue « harmonisation de la vie familiale et professionnelle », charge la barque du côté familial et aboutit à une triple précarité. La seconde Directive (1997), sur le temps partiel, le prétend favorable aux femmes alors que la Commission européenne reconnaît elle-même qu’il est entièrement au service de la compétitivité des entreprises. Les « Lignes directrices pour l’emploi » adoptées en 1997 au sommet de Luxembourg – alors que sur quinze États de l’Union, treize avaient des gouvernements de gauche ou sociaux-démocrates – défendent ouvertement l’employabilité et la flexibilité dont on connaît les effets négatifs sur les droits professionnels des femmes.
[15] Cf. La Lettre de votre Députée (publiée durant mon mandat de députée au Parlement européen), n° 4, 4e trimestre 1997, et n° 5 et 6, 4e trimestre 1998.
[16] Faute d’avoir trouvé à qui confier son enfant, une hôtesse de l’air avait laissé le couffin de son nourrisson, chez elle, dans la baignoire. Elle s’effondre en apprenant que le vol qui doit la ramener est retardé. C’était en 1991… mais, depuis, il n’y a toujours pas de crèche à Roissy pour le personnel navigant dont les horaires imprévisibles rebutent les assistantes maternelles agréées. Et pourtant, les 45 000 salariés du site totalisent 5 000 enfants de moins de trois ans (Libération, 30 août 1999).
[17] Les mères de deux enfants dont le benjamin a moins de trois ans ne sont plus que 52 % à exercer une activité professionnelle en 1997, contre 63,5 % en 1994 (« Les trajectoires d’emploi des jeunes mères de famille », Françoise Battagliola, Recherches et prévisions, C.N.A.F., juin 1998).
[18] L’I.P.F. (Indicateur de participation des femmes), calculé pour quatorze pays, en fonction de la place des femmes parmi les parlementaires, dans l’encadrement supérieur et les postes de direction, et de leur part dans le revenu salarial, fait apparaître que l’égalité – soit l’indice 1 – n’existe dans aucun pays. En 1997, il n’atteignait pas 0,8 % dans le pays le plus avancé, la Norvège, et était inférieur à 0,2 en Mauritanie. Il est en moyenne de 0,4 pour les pays pris en compte.
[19] « Les femmes sont des hommes comme les autres », telle est la philosophie, décryptée par le journaliste de Libération (2 septembre 1999), du dernier rapport remis au Premier ministre par Catherine Génisson (députée P.S.). Selon la rapporteuse, il faut surtout éviter toute mesure spécifique en faveur des femmes et favoriser le recrutement… des hommes dans les secteurs où les femmes sont de fait largement majoritaires.
[20] Économiste féministe américaine, Nancy Folbre s’est intéressée à la part disproportionnée de travail non marchand que les femmes assument (Nancy Folbre, De la différence des sexes en économie politique, Paris, Éditions des femmes, 1997).