LE CONTINENT MATRICIEL

Géni(t)alité. Féminologie IV, des femmes-Antoinette Fouque, 2023

Texte issu d’échanges avec le psychanalyste Claude Rabant et au cours de la soirée autour de son livre La Frénésie des pères (Hermann, 2012) à l’Espace des femmes, le 18 octobre 2012 à Paris.

 

« La sexualité féminine est rejetée dans l’ombre du continent noir de notre ignorance » écrivez-vous dans La Frénésie des pères[1]. Qui désigne ce « notre » ? Je reviens ici au fameux dark continent qui serait celui de « la féminité ». Pour les femmes, le dark continent, ce n’est pas le continent noir, c’est le continent au noir, de même que la dark lady[2], ce n’est pas la femme noire, c’est la femme dont le travail est au noir. C’est le travail de l’esclave, aussi bien la main-d’œuvre clandestine déplacée que les femmes prostituées, l’esclavage permanent sur quoi vit l’économie mondiale et surtout l’économie phallique.

À partir du moment où les Blancs sont arrivés en Afrique et qu’ils ont décidé de s’emparer des esclaves, le continent africain est devenu pour eux le continent noir. De la même manière, le continent matriciel est devenu un continent « noir » par crainte de la « puissance » de l’utérus : à la fois le corps matriciel forclos et colonisé par l’économie phallique, maintenu dans un esclavage permanent, et la libido femelle « inconnue et terrifiante », nourrissant des fantasmes – la figure du monstre matriciel, Méduse, ou « le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde », selon l’expression de Bertolt Brecht.

C’est ce cauchemar du père frénétique ou du fils, et de l’analyste, que la psychanalyse a désigné sous le nom de « continent noir », qui n’est un cauchemar que pour ceux qui ont peur des femmes. Je disais à Lacan que le Père n’existait pas, qu’il n’y avait que des fils, incapables de surmonter l’image maternelle, de l’apaiser en eux, d’éprouver de la gratitude pour qui leur a donné la vie.

L’institution psychanalytique elle-même, saisie par le MLF qui l’a pourtant « animée » ou « ranimée » – je me réfère ici à Serge Leclaire dans sa conférence de Tbilissi, en 1979[3] – est saisie d’une peur d’entendre le savoir élaboré par ce « continent ».

 

J’aimerais ajouter quelque chose à propos du concept d’envie de l’utérus, que je travaille depuis plus de quarante ans et que vous évoquez également.

Si Melanie Klein parle de l’envie de l’enfant par rapport au sein maternel (l’envie d’être nourri, comblé, entouré, protégé), je parle, pour ma part, de l’envie qu’a le fils de l’utérus créatif, et je pense que de cette envie découle l’intégralité de notre civilisation. Il est intimement lié au déni d’être né d’une femme, qui constitue la plus vieille histoire du monde : la Genèse substituée à la gestation, l’invention du monothéisme et de l’écriture pour accréditer l’appropriation par l’Homme à la fois de la procréation et de la création.

Le mouvement est double. D’abord le complexe du créateur incréé, qui mime et est habité par la femme enceinte : Jupiter, enfant de ses propres œuvres, surgit dans le chaos. Ensuite le fantasme d’être mis en danger par la procréation qui induit la peur de l’Autre et la volonté de contrôler la fécondité des femmes. On peut à ce propos relire Vue d’ensemble des névroses de transfert où Freud parle de l’interdit fait aux femmes d’enfanter à l’ère glaciaire, d’où s’originerait l’hystérie[4].

Le développement de l’envie bloque les processus d’accès à la gratitude et donc le processus de génitalisation au-delà du phallique. En l’absence de gratitude, c’est l’envie qui reste, qui fait revenir les fantasmes les plus régressifs du côté de l’inconscient, les plus agressifs, les plus réactionnaires du point de vue politique, et qui pousse à détruire la capacité créatrice d’une femme. Ainsi la technologie prend le relais de la métaphysique et de la culture avec l’utérus artificiel.

 

Je continue de me questionner sur cette affirmation de Lacan « « Il y a tout de même une chose qui échappe à la trame symbolique, c’est la procréation dans sa racine essentielle – qu’un être naisse d’un autre[5]. » Pourquoi la procréation, cette création, cette œuvre, ce travail échapperait-il au symbolique ? Lacan n’est jamais revenu sur cette question, même s’il a travaillé sur quelque chose qui pouvait avoir affaire à ce qui échappe au symbolique, c’est-à-dire le Réel (c’est dans le même Séminaire qu’il pose sa topique Réel, Imaginaire et Symbolique, qui vient s’ajouter aux topiques freudiennes).

Comme en écho, vous rapportiez le mot d’un de vos analysants, qui disait « être né de ça » ; quel dégoût de la sexualité, quelle ignorance du sexe des femmes, quel mépris de la génitalité traduit cette expression ! C’est l’horreur de voir « ça », de savoir, l’horreur de la conception, de la gestation, donc du terme, de l’avènement d’un réel qui informe et qui est équipé pour parler, pour penser, une espèce de vivant parlant pensant, qui pourrait aussi être une figure du parlêtre.

 

Quand, en 1968, avec le Mouvement de libération des femmes, les femmes ont affirmé « Notre corps nous appartient », il m’est immédiatement venu à l’esprit que c’était là la quatrième blessure infligée au narcissisme de l’humanité, après les trois énoncées par Freud qui correspondent à des révolutions anthropologiques : la copernicienne – la Terre n’est plus le centre du monde -, la darwinienne – l’homme n’est plus le roi de la création – , la sienne propre – le moi n’est plus maître en sa demeure, l’inconscient mène le jeu. Cette quatrième blessure, que j’appelle la blessure génésique, c’est de reconnaître que chacun de nous est né d’un corps de femme.

Freud dit que si on ne répond pas aux enfants quand ils posent des questions, en particulier la question de la scène primitive (d’où viennent les enfants), ils perdent leur intelligence ; j’ajoute qu’en privant les filles de la connaissance qu’elles ont, pas seulement intuitive mais vécue de leur compétence à faire les enfants, on les rend hystériques et passives par une sorte de châtrage utérin. Elles deviennent éternellement vierges de l’utérus, c’est-à-dire stériles. Or le désir d’enfant est le désir même, le cœur du désir.

Il s’agit maintenant de donner un statut symbolique à l’utérus, comme espace du désir : il faut le considérer au plan réel, imaginaire et symbolique en rapport avec la libido creandi. Il est impossible de refouler davantage la procréation de l’ordre de la pensée.

 

Grâce au travail de levée de censure sur le corps opéré par le MLF et Psychanalyse et Politique, les femmes ont pu nommer leur corps. Il nous reste à énoncer nos lois utérines, en nous appuyant sur le concept de Réel, la chair, et à éclairer ce continent matriciel qui est un sixième continent. « J’augure bien du sol où j’ai fondé ma loi » écrit Saint-John Perse[6].

Ce dévoilement est parfaitement illustré par la gestation pour autrui, question contemporaine qui déchaîne les passions. Nous pouvons répondre à la question de Freud (dont viennent en écho la recherche de Léonard de Vinci et la recherche de Proust) : « D’où viennent les enfants ? ». D’un corps de femme. Pas d’un Dieu mâle qui s’approprie l’utérus. Pas d’une femme sans homme. Pas de deux femmes et d’un spermatozoïde. Mais bien d’un spermatozoïde et d’un ovule, le temps d’une gestation. La GPA dévoile ainsi ce qui fait peur et que convoite l’obscur objet du désir : la fonction utérine, qui n’est plus un mystère d’Éleusis. Voilà qui donne un coup de réalité à notre civilisation !

Est ainsi mis en lumière ce que j’avais toujours pressenti : il vient du vivant entre deux femmes. La femme gestatrice vient là où il n’y a pas d’utérus, par alliance, par solidarité : c’est là l’éthique même, le don comme interprétation du monde. Je le dis depuis longtemps, la gestation est le paradigme de l’éthique.

Freud attribue l’origine de la morale à l’attention et la miséricorde maternelle. À mon sens, l’origine de l’éthique, c’est la ressource altruiste de la femme : en s’ouvrant au corps étranger, elle offre l’hospitalité charnelle – en 1992, lors de la conférence de Rio de Janeiro (dite Sommet de la Terre), j’avais rappelé que le premier environnement de l’être humain, c’est le corps d’une femme[7]. Le reconnaître, c’est permettre à l’enfant de penser, de se souvenir de sa propre gestation, et d’avoir une attitude de gratitude envers qui a donné la vie pour donner la vie.

 

La connaissance et la libération du désir peuvent-elles mettre fin à la colonisation et la mise en esclavage de l’utérus, faire basculer l’envie d’utérus du côté de la gratitude ? À quel moment va-t-on renverser cette économie et transformer le vecteur exploitation / pouvoir / pulsion de mort, en don / pulsion de vie / enrichir son prochain ?

Le stade qui domine aujourd’hui l’ordre occidental est un stade prégénital non mature. Je dirais que les femmes fonctionnent selon l’amour génital et les hommes selon l’amour phallique. Et si on ne le voit pas, il n’y aura peut-être jamais, en effet, de rapport sexuel, comme le dit Lacan, en tout cas, symboliquement parlant. Devenir femme, ce sera devenir l’objet de l’homme, et devenir homme, ce sera devenir l’homme de Platon. Ma position est post œdipienne, post phallique. Le rapport sexuel, s’il est réellement génital, devient un rapport humain et crée une anthropoculture, invente toutes les nuances de l’éthique : l’hospitalité charnelle, l’amour charnel, le penser à l’autre, pour l’autre, avec l’autre, ce qui se symbolisera comme le propre de l’humain, à la différence de l’animal.

Ce que les mouvements de femmes apportent à l’humanité, que les conservateurs ne veulent pas entendre, c’est cette dimension génésique, gestatrice, ce tournant éthique, dirait Heidegger.

Il est temps qu’advienne ce qu’annonçait le MLF, l’ère de la géni(t)alité, de la reconnaissance que nous sommes tous nés d’une femme. Il faut définitivement renoncer à la gestion du temps, au temps anal du capitalisme, et entrer dans l’ère de la création et de la procréation, dans le temps de la gestation, temps génératif, générateur, génésique : temps autre, celui de l’Autre.

 

[1] Claude Rabant, La Frénésie des pères, Hermann, 2012.

[2] Brenda Maddox, Rosalind Franklin : La Dark Lady de l’ADN, op. cit.

[3] Serge Leclaire, Rompre les charmes, Inter Editions, 1981 / Antoinette Fouque, « Pas de deux », Gravidanza, Féminologie II, op. cit. « Depuis dix ans environ, c’est d’un autre type de mouvement que la psychanalyse, sans le savoir encore, s’anime ou se ranime : un mouvement politique […] je parle du mouvement des femmes, nommément : le groupe « Psychanalyse et Politique », animé par Antoinette Fouque. »

[4] Sigmund Freud, Vue d’ensemble des névroses de transfert, op. cit.

[5] Jacques Lacan, Le Séminaire livre III, Les psychoses, Le Seuil, 1981.

[6] Saint-John Perse, Éloges, Gallimard, 1967.

[7] Antoinette Fouque, « Le génie des femmes et la démocratie », Gravidanza, Féminologie II, op. cit.

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