Vers une féminologie
Jean-Joseph Goux
in Penser avec Antoinette Fouque, des femmes-Antoinette Fouque 2008
Il y a près de quarante ans, qu’une conjoncture forte et pressante, a enfanté dans la tourmente des événements et dans le feu des idées, quelques grands projets qui continuent de marquer notre présent. La fin des années soixante et le début des années soixante-dix ont été un grand moment de rupture et d’innovation qui a entraîné une véritable révolution des mentalités et des mœurs dont les conséquences s’imposent (et parfois profitent) même à ceux qui s’en prétendent les critiques les plus acerbes. Ces grands projets, ces ruptures, ces innovations, ne peuvent se réduire à quelques caricatures de la « pensée 68 » ramenée à des clichés philosophiques exsangues (la mort du sujet) ou à quelques vignettes politiques et médiatiques (les pavés, la plage, l’interdit d’interdire, etc..). Dans l’après-coup où nous nous trouvons, plus de trente ans après, nous mesurons mieux l’ampleur de l’événement, sa force d’anticipation et de frayage: il n’y a guère d’attitude, de conduite, d’idées sur la vie sociale et personnelle, qui ne puissent aujourd’hui se comprendre comme la répercussion lente et souterraine, le creusement en profondeur d’une fracture dont 68 fût le moment volcanique. Une révolution anthropologique, et non pas un simple « mouvement social de contestation », voilà ce qui ressort avec le recul nécessaire.
La liste complète des aspirations, des projets, des attitudes, qui ont émergés à partir de ces temps de surchauffe culturelle, existentielle et politique, serait longue. De la prise de conscience écologique à une revendication « régionaliste », de la protestation des minorités sexuelles à «l’antipsychiatrie», c’est un large et riche éventail de nouvelles avancées et de projets radicaux, qui ont vu le jour autour de ce moment, et qui ont fructifies dans les décennies suivantes, Mais le plus insistant de ces mouvements, celui qui a modifié le plus profondément (et est appelé à la modifier encore) la culture dans laquelle nous vivons, celui qui est aussi le plus incontestable et le plus clair dans ses fins, est sans aucun doute le mouvement qui s’est donné pour but de changer la vie et le destin des femmes Et c’est aussi à partir de cette angle de vue et de cette volonté, que la spécificité, la complexité, la puissance d’innovation de cette conjoncture intellectuelle, politique, culturelle, se révèlent aujourd’hui le mieux.
Que Mai 68 et toute la nébuleuse confuse et mélangée qui s’y rattache, n’ait jamais pu facilement s’interpréter en termes sociaux et politiques simples, qu’il surgisse comme un événement de type nouveau, cela vient en parti de la place inédite, implicite ou explicite, que la sexuation y trouvait. La différence sexuée entre hommes et femmes, le système symbolique et imaginaire, qui les rattachent conflictuellement, tout autant que la réalité observable de leurs rôles et de leurs places, devenaient une question centrale, névralgique. Et à ceci s’ajoutait, — ou même paraissait nettement venir au premier plan– une autre dimension conflictuelle qui, elle aussi, a des racines biologiques irréductibles, la différence entre les plus jeunes et les plus vieux, avec le heurt des générations, les conflits d’autorité, les potentialités de rébellion que cette différence porte en elle.
Ces deux déterminations sont inhérentes à la vie dans ce qu’elle a de plus élémentaire: toutes deux renvoient à la génération des êtres humains, à la reproduction sexuée de la société, en même qu’aux structures de subordination et de hiérarchie qui s’y greffent. C’est à l’importance vitale de ces deux dimensions que cette époque de profonds changements tient sans doute sa puissance persistante de trouble, son relief anthropologique, qu’une simple sociologie empirique ne peut pas déchiffrer. La question de la parenté telle que l’ethnologie ou la psychanalyse l’abordent, apparaît beaucoup plus près de capter le secret travail de l’événement, que telle description de l’historien ou du sociologue. Ce qui se trouvait et se trouve atteint c’est le socle biologique, la donnée naturelle et physique de la différence des sexes et des âges de la vie; donnée naturelle, mais toujours investie et surinvestie de sens (depuis les rôles dans la structure de la famille jusqu’aux dogmes théologiques), et exigeant d’être ressaisie par une nouvelle trame symbolique, réinséré dans notre réel par d’autres structures que celles que l’Histoire longue nous a léguée.
La question de la hiérarchie venait au premier plan, dans le double registre d’une opposition entre rôles masculins et rôles féminins ainsi qu’entre parents et progéniture, et renvoyant au-delà de ces conflits à tout ce qui, dans la vie sociale, impliquait une domination perpétuée, reproduite, comme la relation dissymétrique fondamentale du capital et du travail.
Pour ma part, il m’apparut très vite, (non pas incité et porté par les événements eux-mêmes, mais plutôt alerté et formé, très peu avant eux, par la même conjoncture souterraine qui les a finalement déclenché) qu’un complet renversement du système hiérarchique de domination, système symbolique et conceptuel, autant que réel, pénétrant les institutions et les modes de pensée, était appelé, avec ce que cette mise en cause pouvait véhiculer, évidemment, de dérive utopique. Ce sont tous les étalons-maîtres qui règlent les relations conflictuelles et dissymétriques d’échange dans les registres économiques, linguistiques, politique, intersubjectifs, pulsionnels (l’or, le père, le phallus, le langage) qui devaient être mis en question. Le système complet de régulation symbolique par des équivalents généraux devenus pôles de domination devait être mis à jour théoriquement, et dénoncé pratiquement. La société était dominée par le medium des échanges économiques qui constituait le modèle à la fois coercitif et structural d’un pouvoir dominant d’étalonnage et de régulation, qui s’étendait à l’ensemble de notre culture, Cette structuration centralisatrice et hiérarchique se lisait d’une façon homologue dans le principe de souveraineté patricentrique, idéocentrique, et phallocentrique qui la constituait[1].
Il semblait, en ces temps fiévreux, que la rencontre féconde dans une reprise contestatrice. des outils conceptuels apportés par la psychanalyse, la sémiotique, l’anthropologie, et l’économie politique critique , sous le paradigme rassembleur et fructueux d’une nouvelle pensée du symbolique (mais aussi au-delà d’elle), apportait une vision conceptuelle et critique qui s’accordait avec ce que la rébellion étudiante, ou plus largement l’action oppositionnelle cherchait à mettre à bas et à promouvoir .
Cette opération de destitution des étalons-maîtres impliquait, entre autre, dans le champ psychanalytique, de refuser le postulat lacanien d’un stade phallique terminal et indépassable, constitutif de l’ordre symbolique, pour viser vers l’horizon (entrevu par Freud mais peu explicité) d’une génitalité qui achève le parcours du développement libidinal, chez l’homme, et différemment chez la femme, et se rattache à la procréation. Mais cet horizon, encore mal dessiné, ou même nié, n’était-il pas co-substantiel à la promesse d’une autre société, d’une autre histoire? La difficulté à le concevoir n’était-elle pas due aux limitations inhérentes aux cadres de notre culture formée et dominée par le monothéisme patriarcal et la métaphysique de l’Un? Une autre façon de comprendre la source matérielle et signifiante de la vie n’était-elle pas appelée par cette opération de destitution du dogme patriarcal et de ses correspondances institutionnelles ? Le mater du matérialisme ne devait-il pas, dans ces renversements, être pensé suivant un autre mode, un autre régime, que celui que l’idéalisme philosophique hérité lui imposait et se recomposer différemment avec le génitrix qui fait de la mère une engendreuse de vie? Autant de questions qui ouvraient sur une multitude de mises en cause, sur une grande variété d’approches critiques, à la fois philosophiques, anthropologiques, théologiques, mais aussi bien sûr directement politiques.
Or dans ces questions et ses tensions qui mettaient en cause la sexuation et la parenté, il apparaissait clairement que la contestation la plus vive et la plus cohérente d’un ordre établi depuis des millénaires ( et que la société bourgeoise traditionnelle a reconduit sans le remettre profondément en cause) ne pouvaient que se trouver du côté des femmes , du côté longtemps muet de celles qui furent le pôle le plus constamment subordonné dans la différence conflictuelle des sexes en même temps que le pôle producteur par excellence dans la génération effective, la création corporelle, des êtres humains . C’est ainsi que la révolte venue des femmes devint très vite, aux milieux d’autres rebellions, la voix la plus significative, concentrant sans doute le meilleur et le plus indubitable de ce que la grande secousse sismique de la fin des années soixante engendra.
Dans la foulée de Mai 68, le mot d’ordre de « libération des femmes » pris un sens nouveau. Il apparut bientôt (à travers les polémiques et les querelles qui font la trame vivante des mouvements collectifs en pareilles circonstances) tout à fait distinct de toutes les poussées et les pensées qui avaient marqués auparavant, depuis les révolutions démocratiques, la lutte des femmes contre la subordination qu’elles subissaient dans un ordre masculin dominant. Au-delà des projets futuristes de Condorcet, des rebellions d’Olympe de Gouges, des arithmétiques de Fourier, des appels véhéments et militants de Flora Tristan, au-delà surtout, et d’une façon décisive, de toute annexion du combat des femmes par un parti politique constitué (comme branche, force d’appoint de ce parti), un mouvement se forma, dans une conjoncture sociale, culturelle, technologique, médicale, théorique, tout à fait nouvelle qui appelaient aussi de grandes innovations dans les stratégies, les buts, les horizons de la libération des femmes.
A l’autonomisation politique par rapport aux partis constituées (qui depuis des décennies, en ce qui concerne au moins les partis de gauche, tentaient de faire prévaloir quelques mesures pour améliorer la condition des femmes) a correspondu une insistance beaucoup plus grande sur la vie intersubjective, les émotions, la sexualité, dimensions que la psychanalyse, aussi, était censée reconnaître dans son importance formatrice et ses effets.
Ce fût le mérite d’Antoinette Fouque de percevoir très tôt qu’une nouvelle ère du combat des femmes pouvait et devait s’ouvrir dans la foulée du mouvement de Mai 68. Le «féminisme» qui s’était développé dans la ligne de Simone de Beauvoir révélait ses limites: l’égalité revendiquée n’était-elle pas un leurre, une neutralisation de la différence des sexes, une façon pour les femmes de devoir s’identifier à un modèle d’être et de vie qui était issu entièrement d’un imaginaire masculin, auquel elles ne pouvaient tenter de coïncider que par une mutilation, une aliénation, un déni catastrophique de leur être réel? Le rôle irréductible des femmes dans la procréation, très particulièrement, leur rapport irréductible à la gestation, à l’enfantement, pouvaient-il être, et devait-il être simplement oublié? Est-ce «par-delà la différenciation sexuelle» comme le soutenait Simone de Beauvoir, que pouvait se conquérir la liberté? Le désir de s’en tenir , suivant les termes existentialistes, à la situation, sans faire appel à ce qui pourrait apparaître comme une mystérieuse essence ou une douteuse nature , devait-il aller jusqu’à la négation pur et simple du biologique, en un geste qui perpétuait, sous une forme moderniste, les dénégations idéalistes les plus traditionnelles?
S’affronter à la question névralgique de la procréation au lieu d’en esquiver les écueils, ce fût le courage d’Antoinette Fouque. [2]Pour comprendre la place des femmes dans la société et l’origine historique et symbolique de leur subordination c’est cette question qui est centrale. Non seulement «il y a deux sexes» (ce qui pour certains avait cessé d’être une évidence), mais la dissymétrie des rôles, des fonctions, dans la procréation des humains est la source d’une très ancienne et aussi très persistante inégalité. C’est à partir de la procréation, insiste Antoinette Fouque, qu’il faut penser la construction misogyne de la société.
Trois grands moments, dont l’un, le dernier, est encore prospectif, peuvent situer, dans le cours le Histoire, ce rapport entre procréation et condition des femmes.
La misogynie simple, traditionnelle, spécule sur les contingences de la maternité. Des restrictions à la liberté qu’exige la conception par le père légal (pour assurer la coïncidence entre pater et genitor) jusqu’au déroulement de la gestation, au travail de l’enfantement, aux tâches de l’allaitement et des premiers soins éducatifs à l’enfant nouveau-né, c’est tout un programme de «procréation esclave» qui impose son joug immémorial et scelle le destin pénalisant des femmes. Sur cette racine biologique irréductible de l’enfantement (que de modernes acquisitions scientifiques, comme la contraception, ont cependant sensiblement rendu mieux maîtrisable) que de riches constructions imaginaires, symboliques, ne viennent-elles pas se greffer! Y compris, et surtout, en marquant d’un signe négatif de réprobation métaphysique (pour contenir l’effroi, ou masquer la rivalité non-dite) cette production opaque, impensable, énigmatique, infra-symbolique, par laquelle les vivants humains sont formés comme corps intelligent et parlant, chair sensible prête à percevoir le monde! Que de mythes, de dogmes théologiques, d’arguties philosophiques, n’ont-ils pas pour but secret ou impensé de jeter un voile épais et horrifié sur cette réalité maternelle et matérielle, de la rendre immaculée, ou abstraite, de la sublimer ou de la dénier!
Et précisément, le féminisme lui-même n’a pas été exempt de cette tendance. Pour contrer les effets asservissants de la dissymétrie fatale des sexes, il était tentant, dans la perspective moderne, progressiste, d’un «universalisme égalitaire», de dénier cette différence, de la rejeter comme un préjugé préhistorique, de la traiter comme une relique superstitieuse et barbare, contraire aux postulats rationnels de nos Lumières démocratiques.
C’est ainsi que le «féminisme» tel qu’Antoinette Fouque le condamne, serait cette tendance finalement désastreuse, à la neutralisation, à la fausse symétrie, à l’affirmation monosexuée qui maintient de fait une logique masculine, filiarcale, qui oblitère et annule la spécificité irréductible du féminin. Bien sûr, cette forme-là, moderne et progressiste, n’est pas aussi grossièrement misogyne que l’asservissement déclaré, violent, qui sévit dans la forme traditionnelle (institutionnalisé par la théologie, le droit, la coutume). Mais elle maintient, plus subtilement, une logique et une éthique de l’Un, sans altérité, sans don, en un mot sans génitalité.
Un troisième moment, insiste Antoinette Fouque, est donc à concevoir et à réaliser. Dans lequel pourrait cesser «la neutralisation égalitariste», les effets pervers de la mise en symétrie abstraite, et dans lequel devienne pleinement reconnue, symbolisée, l’expérience propre aux femmes de la procréation, de la gestation, de l’enfantement. Ce troisième moment n’implique pas moins qu’une mutation civilisationnelle. C’est tout un ordre ancien, à la fois social, symbolique, éthique, qui devrait laisser place à un autre régime de vie. Que ce soit l’émergence d’un «matérialisme charnel» subvertissant les abstractions idéalistes, que ce soit une nouvelle éthique, dans la dimension du don, de l’hospitalité, que ce soit une autre politique visant un nouveau contrat entre les hommes et les femmes, etc… le paradigme de la génitalité, tel que le conçoit et le défend avec éloquence et persistance Antoinette Fouque, devient le principe formateur d’une toute nouvelle phase de la vie en société. [3]
Ce troisième moment n’implique donc pas moins qu’une conception nouvelle du monde qui puisse dépasser les cadres théologiques dominants, qui expriment d’une façon ou d’une autre «la toute-puissance narcissique mâle». Comme le souligne Antoinette Fouque, « pour les femmes, tous les monothéismes sont des intégrismes» (Il y a deux sexes, p.198). Cette mise en cause retentit plus fortement aujourd’hui que jamais, mais elle ouvre en même temps un vide vertigineux dans un univers qui, depuis des millénaires, s’est structuré suivant cette même ligne, cumulant les monocentrismes institutionnels, mentaux, symboliques.
Profonde et difficile révolution. D’autant plus que le regard rétrospectif vers les modèles culturels, mythiques, théologiques du passé, pour y puiser quelque recours, restent décevant. Notre temps, n’est –il pas d’une nouveauté si radical, si déroutante que certains se risquent à prévoir une post-humanité ou les humains, aveuglément ou sciemment, contribueraient à la création d’une descendance d’une autre espèce, dans laquelle ils ne se reconnaîtraient plus ? Version négative, dystopique, de la génitalité qui au-delà de toute question de vraisemblance historique, semble trahir une grave perturbation de notre image de la reproduction sexuée.
Je voudrais cependant esquisser quelques remarques fragmentaires et obliques sur l’image de la création du monde qui rejoignent la question centrale de l’engendrement sexué avec les enjeux considérables que cette question comporte.
Le fiat verbal de l’Éternel, créateur du monde ex nihilo, est l’exemple éminent du sublime, déjà mentionné par Longin. Mais que dissimule ou repousse, ou supplante la sublimité de ce fiat, de ce commencement du commencement, surgit d’une Altérité absolue? D’autres genèses, rapprochées de celle-là, apportent quelques pistes pour éclairer cette interrogation. Ces genèses ne sont pas moins fabuleuses, pas moins pré-scientifiques, mais elles se font l’expression et l’écho, d’une imagination différente qui mérite d’être comparée à la sublimité du fiat, à ce commandement initial par lequel le Très-Haut ordonne que commence sa Création. L’on pourrait, d’ailleurs, oublier cette très archaïque dispute des imaginaires si des courants contemporains fondamentalistes (protestants ou musulmans) comme le mouvement du « créationnisme » ne cherchaient aujourd’hui même, en prenant à la lettre le vieux poème biblique, à contester les conclusions des sciences actuelles de l’évolution, à mettre en cause leur patient travail de reconstitution des espèces vivantes disparues.
Cherchons d’autres sources, d’autres images du commencement. Que dit, par exemple, la Théogonie d’Hésiode, ce poème grec des origines, d’inspiration orphique, qui est une vaste et complexe genèse du monde, depuis le « chaos » du début des temps jusqu’aux êtres humains qui peuplent la terre?
Le Chaos, la Terre, Éros, telles sont les trois instances du commencement. « Avant tout fût Abîme (Chaos), puis Terre (Gaia) au larges flancs, assise sûre à jamais offerte à tous les vivants, et Amour (Eros), le plus beau parmi les dieux immortels»
A partir de là, c’est avec un enfantement, que peut continuer le monde. Enfanter (egeinamen), tel est le signifiant des commencements. C’est à partir d’une métaphore du travail génésique de la mère que sont imaginés, ici, les débuts du monde. Même le Ciel étoilé d’abord, puis les Montagnes, la Mer, l’Océan sont enfantés. «Terre, elle, d’abord enfanta (egeinato) un être égal à elle-même (ison eonte), capable de la couvrir tout entière, Ciel Etoilé (ouranon asteroene) qui devaient offrir aux dieux bienheureux une assise sûr à jamais». La Terre est la procréatrice initiale, et elle engendre en premier lieu le Ciel lui-même, un être qui lui est égal… Voilà ce que les neuf jeunes filles qui, sur les hauteurs de l’Hélicon, ont enseigné à Hésiode, de leurs voix à l’unisson, « ce qui est, ce qui sera et ce qui fut», ont révélé au poète. Ainsi, il y a deux appuis, deux «bases», deux réalités qui chacune est une «assise sûre à jamais» (edos asphales aiei): la Terre tout d’abord, qui enfante le reste (y compris le Ciel), puis le Ciel lui-même, «capable de la couvrir tout entière». L’une est un appui, une assise sûre à jamais, offert aux vivants, l’autre est un appui, une assise sûre à jamais, pour les dieux bienheureux. Une expression identique est employée pour l’un et pour l’autre: base solide et garantie pour toujours (edos asphales aiei.) A la fois parité et dissymétrie, prééminence de la Terre, image de l’enfantement comme production initiale à partir du Chaos, tels sont les éléments dans la Théogonie d’Hésiode.
Conception archaïque dira-t-on, imagination primitive, naïvement «matérialiste» ou «naturaliste» ; celle, beaucoup plus sublime, du verbe créateur l’a heureusement supplantée, par un progrès décisif dans la conception de l’origine du monde. Ici ce n’est pas la visibilité immédiate, le sensible, et surtout l’opération biologique et animal de l’enfantement par la mère qui sert de schème pour l’origine. Les mots de l’Éternel, tels des ordres absolus, créent à partir de rien, ex nihilo, ce que décrète sa volonté, et pourrait-on dire sa subjectivité insondable….La nature est le produit d’un verbe dictatorial, d’un décret qui la sort du néant sans délai, pour l’appeler à l’être. La nature est esclave, matière d’œuvre, effet instantanée d’une volonté qui est toute-puissance et arbitraire suprême…
«Progrès dans la spiritualité» dirait Freud. Certes. Mais imaginaire pour imaginaire, fable pour fable, fiction invraisemblable pour fiction invraisemblance, on voit le prix de ce sublime. Derrière ce saut, il y a une lutte sexuée, une bataille évidente des imaginaires sociaux de la parenté et de la procréation, dont l’enjeu apparaît d’autant mieux aujourd’hui que le créationnisme verbal a déployé ses possibilités —jusqu’ à l’horizon d’un renversement, d’une nouvelle interrelation ou rejonction, où Gaia, justement, devient pensable et à penser comme la source et l’appui sans laquelle la vie des humains retombent dans le néant. A comparer la création ex nihilo, et la cosmogonie d’Hésiode, le déplacement est clair: à une image de l’enfantement progressif des êtres du monde par une Terre incréée, inamovible, s’oppose un commandement à effet immédiat, tout-puissant, arbitraire, qui fait passer d’un seul coup du néant à l’être. La gestation, l’accouchement (qui implique un corps maternel et un temps propre de développement) n’est plus l’image initiale de la naissance, de l’origine, du commencement. C’est un Chef tout-puissant qui ordonne la venue à l’Être. S’il est vrai que Zeus, dans le poème d’Hésiode, finit par prendre le pouvoir et le trône des Immortels, il n’a pas ce pouvoir au commencement, il est lui-même le produit d’une longue histoire tumultueuse d’unions et d’enfantements successifs, dans une conception du temps cosmogénétique, qui, il faut le remarquer contre les interprétations augustiniennes qui caricaturent le concept du temps dans l’Antiquité, n’a rien de cyclique.
Il me semble que cette esquisse d’une mise en regard de deux images de l’origine du monde, peut donner à penser, dans la ligne qu’Antoinette Fouque a tracée.
Cette question du matérialisme que revigore Antoinette Fouque, n’est nullement secondaire ou anachronique. C’est aujourd’hui toute une économie qui est en jeu.
Il faut se souvenir de la philosophie de Berkeley. En même temps qu’il défend, d’une façon d’ailleurs précoce et anticipatrice l’idée d’une monnaie sans matière, qui serait seulement un nom, Berkeley est aussi le promoteur d’une position philosophique extrême, l’immatérialisme, négation pure et simple de l’existence de la matière. J’ai montré naguère (et j’y reviendrai peut-être) la corrélation à la fois étonnante et parfaitement cohérente, idéologiquement parlant, entre ces deux positions de Berkeley, l’une économique, l’autre proprement philosophique. Or, aujourd’hui, la conjoncture d’ensemble mérite d’être interrogée du même point de vue. La valeur, le plus-de-valeur, a cessé de se trouver dans le domaine de la production, il est de plus en plus (et cette tendance se précipite à une vitesse inquiétante) dans celui de la spéculation. L’hégémonie du capitalisme financier globalisé, avec la spéculation boursière déchaînée, le jeu différentiel des changes flottants, les signes monétaires devenus inconvertibles, reconduit clairement, ici ou là, plus ou moins subrepticement, sans que la connexion soit reconnue, à la tentation philosophique, ou esthétique (depuis quelques décennies déjà), ou éthique, d’un nouvel immatérialisme, même s’il se déguise, bien entendu, sous un autre nom. La référence insistante d’Antoine Fouque à la question du matérialisme (qui se rattache à celle de la production de la vie) s’insère clairement dans cette conjoncture contemporaine et devrait être entendu et éclairer à partir d’elle. Il suffit de lire Plotin pour comprendre quel rêve sexué ancestral s’exprime ou se dissimule dans tout ce qui regarde à la négation ou à l’abaissement de la matière. Nous sommes ici dans le domaine des investissements affectifs, symboliques, idéologiques, avec des effets d’inconscient, qu’aucune vision purement scientifique ou technique ne peut résorber. Travailler dans ce sens, c’est défendre aujourd’hui la possibilité démocratique, le réel d’une production et d’une coopération pour la vie, au moment où le capitalisme financier transnational, globalisé, étend à toute la planète les jeux d’une économie virtuelle, une économie de spéculations autonomes et instantanées sur des valeurs flottantes, coupées de l’« économie réelle ». Ce que peut signifier l’« économie réelle » n’est peut-être intelligible qu’en considération de ce nouveau matérialisme.
Cette perspective d’une autre économie, qui ne serait plus dominée par le profit spéculatif, rejoint la question de la génitalité, dans son sens propre, comme dans son sens métaphorique : création de vie en vue de l’autre, fécondité qui est don. Une éthique de la génitalité, telle qu’elle est au travail dans les écrits d’Antoinette Fouque, et dont je partage complètement le projet, impliquerait que se transforment les concepts que l’économie a fait sienne (comme la production, l’échange, la valeur, la dépense, etc…) vers un autre horizon, pour repenser la production et la création en vue d’autrui. Ce stade, encore inaccompli, de la génitalité métaphorique, (où la « fécondité », « la gratuité », « la reconnaissance » deviendraient des dimensions vitales) devrait supplanter, dans une perspective historique, celui du trop célèbre « individualisme possessif » que le capitalisme, abandonné à ses propres mécanismes d’appropriation fondés sur l’intérêt à court terme, encourage jusqu’à l’absurde et à la destruction de la vie.
Décembre 2007
[1] Je fais allusion ici aux textes théoriques que j’ai publié en 1968 dans la revue Tel Quel, N 35-36 «Numismatiques: l’or, le père, le phallus, le monarque, la langue», et à quelques autres ultérieurs rassemblés aussi dans Economie et symbolique, éd du Seuil, 1973 et Les iconoclastes , éd. du Seuil, 1978.
[2] La publication récente des deux volumes de Féminologie, jette une lumière sur le parcours militant et critique d’Antoinette Fouque, et montre la grande cohérence polémique et philosophique de son projet et de son action.
[3] Comparée à d’autres pays d’Europe, la situation actuelle en France, si elle ne réalise certainement pas encore cette nouvelle phase de la vie en société, semble s’orienter vers un modèle où la maternité et la vie professionnelle ne sont pas vécues comme incompatibles. Les dernières statistiques montrent que les femmes françaises sont å la fois celles qui, en Europe, ont un des taux les plus élevés d’activité professionnelle et le taux le plus élevé de natalité (à l’exception de l’Irlande pour des raisons tout autre, on le sait). Le combat politique, juridique, culturel mené par Antoinette Fouque et le MLF depuis quarante ans peut être largement crédité de cette orientation spécifique de la société française qui tranche nettement sur d’autres tendances dans d’autres pays.