Table ronde autour du Dictionnaire des Créatrices

octobre 2014 |

François Guery

intervention aux Rendez-Vous de l’Histoire de Blois – 12 octobre 2014

 

Je voulais parler d’Antoinette elle-même parce que j’ai rarement vu une personnalité aussi créatrice. Elle-même a témoigné par toute sa vie, par toute sa façon d’être et de vivre, de ce caractère extraordinairement inventif : elle a été à la source de nouvelles institutions, d’un mouvement qui s’appelle le MLF. Et cet énorme Dictionnaire des créatrices est aussi une création, une institution.

Puisque le thème de ce débat est aussi la rébellion, cette vie, cette œuvre, montrent aussi qu’une rébellion n’est pas nécessairement quelque chose de destructeur, qu’elle peut être au contraire quelque chose de constructeur. Cette rébellion va contre une inhibition de la tendance à construire, de la tendance à créer, et elle a précisément, par cette rébellion contribué à libérer une créativité des femmes et contribué à soulever un immense obstacle – qui m’a personnellement intéressé comme philosophe – qui est la longueur, le poids, la consistance d’une énorme construction dont nous, Occidentaux, avons hérité et qui nous donne aussi notre identité, une construction qui est à la fois métaphysique, théologique, politique, et évidemment elle a beaucoup à voir aussi avec la différence des sexes. Antoinette Fouque a écrit un livre qui s’appelle Il y a deux sexes, ce qui semble peut-être enfoncer une porte ouverte quand on n’y fait pas attention mais qui est en vérité très gros d’une véritable révolution et que j’appellerais un soulèvement de ce sol qu’on croyait stable, fixe, et qui constituait un apanage du masculin. Je suis également, bien sûr, concerné en tant que représentant du sexe masculin, puisque avec Antoinette Fouque j’ai découvert des possibilités de dialogue, une issue vers une complémentarité et une harmonie que jusqu’à présent, peut-être, je n’avais pas véritablement ressenti.

Cette immense construction a à voir avec le choix du titre de ce Dictionnaire. C’est un dictionnaire, c’est un dictionnaire des femmes, mais c’est essentiellement – ce qui ressort de cette préface qui a déjà été deux fois de suite citée et analysée – un dictionnaire des femmes créatrices ; je pense que c’est sur ce terme de création, créativité, que repose cette entreprise de soulèvement d’un sol. En philosophie on parle aussi de dépassement de la métaphysique, qui est par exemple un des objectifs de Nietzsche, et qui constitue tout autant un dépassement de l’héritage de la théologie monothéiste, c’est-à-dire d’un ensemble qui est à la fois judéo, chrétien et aussi coranique, islamique, dans la mesure où les textes fondamentaux de l’islam ne sont autres que ceux que nous, nous appelons l’Ancien Testament. Le dépassement de la métaphysique est une manière de remonter aux sources de cet ensemble judéo-chrétien qui est aussi, au fond, un développement sur ce qu’est la création.

D’abord, la création du monde. Je relisais tout à l’heure la préface qu’Antoinette a donnée à ce Dictionnaire : elle dit que la femme est créatrice de monde. Elle reprend – en lui faisant dire autre chose, évidemment – l’idée d’un dieu qui crée le monde, c’est-à-dire le ciel et la terre. C’est à ce livre de la Genèse, à mon avis, qu’il faut remonter pour comprendre l’ampleur et la profondeur de cette révolution qu’elle a introduite en reprenant l’idée de la création et de la créativité et en la transposant sur ce pouvoir de procréation des femmes, qui serait le véritable prototype de la création et de la créativité. Ce que dit au fond le livre de la Genèse (je serai rapide là-dessus, n’étant nullement un spécialiste de la question) est que Dieu – on ne dit pas encore Dieu le Père puisque l’épisode de la venue du Messie sur terre et de l’incarnation est encore bien loin de se produire – est la parole : la parole crée le monde, elle crée le ciel et la terre. Au commencement était cette parole qui crée.

L’idée même d’un commencement est au fond le coup de force, pour une raison que je peux essayer d’expliquer à la suite d’Antoinette : la procréation n’est pas un commencement. La femme qui procrée a elle-même été procréée. Tous ici nous sommes nés d’une femme qui a elle-même été procréée. C’est donc un processus d’immense filiation où il n’y a pas lieu de chercher un commencement, un surgissement. Dans l’idée de la création qui a été le fait de ce grand monothéisme dont nous héritons, il y a d’abord l’idée d’une sorte de solution de continuité ou de rupture de la filiation : la création est commencement, elle fait commencer et elle fait oublier, aussi, tout ce qui aurait pu être en amont, tout ce qui aurait pu être héritage, filiation, succession des générations.

Le deuxième épisode très important est celui de l’Incarnation. Le Verbe s’est fait chair et il est venu habiter parmi nous. Cette idée que le verbe se fasse chair a été évidemment, dans l’histoire du christianisme, une révolution considérable et aussi une énigme pour la pensée : comment le verbe se ferait-il chair alors que précisément le verbe est ce commencement absolu qui rompt la continuité ? Comment concilier ensuite, et le verbe, et la chair ? Là, je crois qu’Antoinette a creusé très profond… il y a un sillon très profond, quelque chose qui, je le crois, n’avait jamais été dit ou qu’en tout cas je n’avais jamais entendu sur la chair.

Je reviens sur l’épisode de l’Incarnation. En réalité, il a fallu trois siècles pour que la chose soit réglée, c’est-à-dire qu’elle devienne un dogme de l’Eglise, c’est le dogme de la Trinité. Comme certains dissidents estimaient qu’entre Dieu, le verbe, et le Fils qui est chair, il n’y avait pas de continuité, le Concile de Nicée en 325 a posé le dogme de la Trinité ; ce dogme établit que le Fils est bien consubstantiel au Père mais par l’intervention de quelque chose, la Trinité, qui s’appelle le saint Esprit. Si bien que la création devient une affaire de l’esprit, pas simplement à cause du commencement, mais aussi à cause de la médiation qui fait de la chair quelque chose qui est engendré par l’esprit.

Donc le deuxième vol opéré sur la procréation et sur cette succession des générations dont la femme est essentiellement porteuse, est de montrer que la chair est sous la domination de l’esprit, qu’elle est, si on veut, hiérarchiquement parlant, sous l’esprit.

Et je crois que ce qu’a fait Antoinette n’est pas simplement de renverser les termes de ce conflit, ni non plus de placer le terme chair au-dessus du terme esprit. Elle a proposé quelque chose d’autre : de faire du dualisme une complémentarité et une harmonie. C’est évidemment vrai pour les deux sexes, qu’elle pose comme harmonie des complémentarités, ce qui veut dire aussi que dans la procréation il faut compter le rôle du principe masculin, l’intégrer, le faire entrer dans une harmonie. Mais même, sur les termes de ce débat entre l’esprit et la chair, elle a proposé une complémentarité et une harmonie : cette complémentarité, c’est de montrer que la chair de la femme est en même temps quelque chose qui entre dans le domaine de l’esprit. Elle a d’ailleurs écrit : « la chair pense ».

Et c’est cette étrange thèse de la chair qui pense, de la femme qui par la gestation entre dans le domaine de la création (et y compris de la création spirituelle, de la création dans toute son ampleur), qui est à mon avis une rébellion contre l’autre idée, qui est que la pensée exclut la chair, l’écrase et la réduit en esclavage.

Un dernier mot, puisqu’on ne peut pas développer tous les aspects, tous les harmoniques de cette conception : au niveau géopolitique aujourd’hui, il y a une fantastique actualité de ce problème, parce que si les femmes sont dominées, soumises, et si elles sont punies lorsqu’elles ne sont ni dominées ni dominables ni soumises, c’est à cause de ce mauvais dualisme et de cette condamnation de la chair qui remonte à trois siècles après JC puisque j’ai cité le Livre de la Genèse et le Concile de Nicée.

Toutes ces raisons font que j’estime, en tant que philosophe, que la place d’Antoinette Fouque est à reconnaître et que ce Dictionnaire des créatrices est précisément une institution, une œuvre qui nous fait entrer dans cette harmonie et cette complémentarité qui est la véritable notion du dualisme.

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